4 MARS – 16 MARS 2025

Horaires
Mardi, vendredi 20h • Mercredi, jeudi, samedi 19h • Dimanche 17h
Relâche lundi
Durée : 1h40
Adaptation et jeu, Felipe Castro. Accompagnement, José Lillo
Scénographie, Natacha Jaquerod. Lumière, Rinaldo Del Boca. Son, Jean Faravel
© Anouk Schneider
EN DEUX MOTS…
Bien plus qu’une simple critique de la guerre, dans ce premier roman paru en 1932, c’est à l’égard de l’humanité entière que Céline exprime sa perplexité et son mépris : braves ou lâches, colonisateurs ou colonisés, Blancs ou Noirs, Américains ou Européens, pauvres ou riches. Si l’oeuvre fit scandale à sa sortie, Voyage au bout de la nuit reste peut-être le plus grand roman de la littérature française.
Production Les Amis – Le Chariot
LA GUERRE
Felipe Castro, décembre 2024
La guerre, « ça venait des profondeurs et c’était arrivé » (Voyage au bout de la nuit).
Submergé par les comptes rendus des guerres en cours, par les chiffres des « pertes humaines », des
« déplacés », des « frappes », il y a bientôt un an, j’ai écouté presque par hasard une série documentaire radiophonique à propos de Louis Ferdinand Céline (France Culture, les grandes traversées, 2019).
J’y ai entendu des passages du Voyage au bout de la nuit.
Et ces mots m’ont bouleversé, d’avantage encore qu’à la première lecture, il y a vingt ans.
Ils rendaient, ces mots, leur humanité, leur violence, leur horreur… et leur vie à des récits de guerre vidés de leur sens par leur répétition quotidienne. Par l’habitude.
«Il est difficile de traduire l’horreur de la guerre en mots», disait le directeur général du CICR, Pierre Krähenbühl, à Genève, au printemps dernier.
Céline l’a fait. Et il l’a fait comme personne.
Chercher à faire résonner aujourd’hui ces mots, cette langue, celle de Céline, celle du Voyage,
celle de sa guerre, de son pacifisme acharné. Le faire maintenant.
C’est ce qui m’a semblé nécessaire. Evident.
Partager la fascination qu’exerce sur moi, comme chez beaucoup de ses lecteurs, cette langue unique, puissante, charnelle.
Le faire avec le Voyage au bout de la nuit, en y mêlant des extraits d’autres textes de Céline sur la guerre, profitant notamment de la publication récente de Guerre, parmi d’autres textes inédits.
Ce qui guide ma démarche, ce qui en est au cœur, c’est le Céline d’avant 1936.
C’est son humanisme, son antimilitarisme.
C’est la dénonciation des horreurs dont sont capables les hommes. A hauteur d’homme, justement. A hauteur de tripes.
C’est la beauté de la langue. L’extraordinaire usage qu’en fait Céline pour être au plus près des hommes, de leur souffrance, de leur complexité.
C’est la tendresse.
[…] le sexe n’empêche pas l’amour, et l’amour n’empêche pas le sexe… enfin ça peut paraître paradoxal.
Je ne sais pas bien où mettre ce mot, moi, chez Céline. J’en préfère un autre, qui a l’air tout petit, mais qui est immense, qui est « tendresse ». Et, au fond, ces deux livres là, c’est ça, ce sont des trous noirs où ça se travaille, ça travaille, ça travaille au corps. L’amour, la mort, la tendresse, la solitude… deux ou trois petites choses essentielles au delà desquelles on ne peut pas tellement aller, qui nous collent à la peau quand on commence d’être et quand on finit. Et entre les deux, on s’arrange avec ça.
Ces deux livres-là, à mon sens, sont vraiment des lieux où ça se passe. C’est ça, le Voyage, c’est le seul voyage.
Et c’est sans surprise. « Le reste c’est du remplissage en attendant la sortie », c’est lui qui l’a dit, ça.
Extrait d’un entretien avec Marie-Hélène Lafon, dans Louis Ferdinand Céline, au fond de la nuit, une émission de France Culture, 2019
LA PRESSE
DÉLICAT ET PRÉCIS, FELIPE CASTRO ÉCLAIRE À CAROUGE L’HUMANITÉ DU VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT
Marie-Pierre Genecand, Le Temps
7 mars 2025
Parce qu’il échappe aux pièges du fiel et de l’auto-apitoiement, le comédien Felipe Castro cisèle les faces les plus lumineuses du roman de Louis-Ferdinand Céline. Son «Voyage au bout de la nuit» est à voir sans tarder aux Amis, à Carouge, près de Genève
Quelle langue! Quelle lucidité sur la condition humaine! Et quelle capacité aussi à nommer les absurdités de la guerre avec une folle faconde! Bien sûr, les exégètes n’ont pas attendu Felipe Castro pour s’enthousiasmer à la lecture de Voyage au bout de la nuit, roman phare paru en 1932 qui a changé le rapport à l’écriture par ses flots d’oralité travaillée.
Mais si on applaudit avec tant d’enthousiasme la performance du comédien genevois aux Amis, à Carouge, c’est qu’il trouve le parfait endroit pour relayer les mots de Louis-Ferdinand Céline. Empathique, mais sans pathos. Sensible, mais sans sanglots. «J’ai veillé à rester du côté de la vie et chaque fois que je me renfermais dans un soliloque désenchanté, José Lillo, mon œil extérieur, me ramenait vers la lumière.» Résultat: le public est scotché de bout en bout devant ce comédien dont la délicatesse cisèle les intentions de l’auteur-médecin avec précision.
« Mentir, baiser, mourir »
«J’ai en moi mille pages de cauchemar en réserve.» «Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands.» «Les mères, tantôt infirmières, tantôt martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres.» «C’était une gentille fille, Lola, seulement, il y avait la guerre entre nous, cette foutue énorme rage qui poussait la moitié des humains, aimants ou non, à envoyer l’autre moitié vers l’abattoir.» «Je ne connaissais que des pauvres, c’est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne.» «Mentir, baiser, mourir. On mentait avec rage au-delà de l’imaginaire, bien au-delà du ridicule et de l’absurde, dans les journaux, sur les affiches, à pied, à cheval, en voiture. […] Bientôt, il n’y eut plus de vérité dans la ville.»
On pourrait continuer longtemps à citer des fulgurances de ce roman inspiré par l’expérience au front de Louis-Ferdinand Céline, en 1914, alors qu’il n’a pas 20 ans. Une expérience courte, de quatre mois, avant que sa blessure ne le renvoie à Paris, mais qui a permis au visionnaire qu’il est de capter l’horreur dans toute son ampleur.
Le sang et ses glouglous
Il faut encore le citer d’ailleurs lorsque, troufion au front, Céline-Bardamu échappe de peu à un obus qui, en revanche, ne manque pas deux soldats à ses côtés. «Ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours. Mais le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert. Il en faisait une drôle de grimace.» L’horreur, oui, dans toute sa crudité.
Le spectacle résonne très fortement aujourd’hui que les fronts se durcissent et se rapprochent de l’Europe. Voilà pourquoi, même si Felipe Castro relaie aussi des passages du Voyage qui reflètent l’activité du médecin Céline avec ce terrible épisode sur «l’avortée», l’essentiel du spectacle parle de la boucherie de «feu et de bruit» et des disparités sociales qu’elle exacerbe. «La guerre, comme le feu, c’est pas la même chose si on est devant ou si on est dedans.»
Un ange pour parler de l’enfer
Avec son visage d’ange et sa douce crinière grise, Felipe Castro, la quarantaine effacée, se situe aux antipodes de l’invective prêtée à Céline. C’est justement ce contraste qui permet au public d’entendre la langue dans toutes ses nuances. Castro ne vend pas Céline avant de l’avoir goûté. Sa manière délicate de raconter le pire, mais aussi le plus humain, offre un perchoir sur lequel chaque spectateur peut se poser.
Il y a bien des pointes d’intensité, le moment du discours debout sur une chaise, par exemple, lorsque l’auteur a été décoré. Ou l’excellente diatribe de Princhard, un codétenu s’en prenant aux philosophes qui font avaler le pire au peuple zélé. Mais la colère n’étouffe jamais le propos. Debout, assis proche de nous (lorsqu’il parle de la mère de C.) ou arpentant la scène, le comédien n’a jamais le geste parasite. Son phrasé impeccable, sa prosodie tout en harmonie ouvre un boulevard de finesse au Céline jeune, et non le Céline antisémite des années brunes, qu’on découvre plus humain et plus pertinent que jamais.
L’HORREUR DE LA GUERRE DANS TOUTE SA SPLENDEUR
Fabien Imhof, La Pépinière
7 mars 2025
Aux Amis musiquethéâtre, les mots du Voyage au bout de la nuit de Céline raisonnent sur le planches. Adapté et porté par l’impressionnant Felipe Castro, accompagné à la création par José Lillo, ce qui est considéré comme l’un des plus grands romans du XXe siècle prend tout sens, dans un constat perplexe des paradoxes de l’humanité.
« J’ai en moi mille pages de cauchemars en réserve, celui de la guerre tient naturellement la tête. Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde, et cette connerie des hommes. »
Voilà un bref extrait de l’une des premières répliques prononcées par Felipe Castro, qui plante rapidement le décor: il sera question de l’horreur de la guerre, dans tout ce qu’elle a de plus sanglant et de violent. Mais aussi, et surtout, il sera question de la « connerie des hommes ». Dans son œuvre magistrale, Louis-Ferdinand Céline dénonce, avec perplexité et mépris, les dérives des hommes – à comprendre au sens d’êtres humains – et le dégoût qui l’envahit quand il pense à leur comportement en temps de guerre. Agrémenté d’extraits de quelques autres œuvres de l’auteur, le texte du spectacle emmène le public dans la réflexion antimilitariste et profondément humaniste du Céline d’avant 36. Dans une langue crue, qui claque et raisonne, sans filtre, sans artifice, il raconte les horreurs qu’il a vues et vécues, les attitudes auxquelles il a été confronté, dans un constat totalement implacable sur l’humanité.
« Ils n’éprouvaient aucune gêne, aucune honte à foncer dépecer leur frère à 100 000 contre un ! Cela, des hommes ? Quel troupeau ! Soldats ? Vous voulez rire ! Nation ? Justiciers ? Chacals ! Hyènes ! Pas même ! Singes ! Contre-singes ! Sous-singes et insectes à la fois – quelque chose d’innombrable, d’immonde et innombrable, du cancrelats énorme »
Dans l’adaptation de Felipe Castro, nous nous tenons loin des controverses entourant le personnage de Céline, pour se concentrer uniquement sur sa vision antimilitariste, dans un texte qui résonne de manière étonnamment humaniste. Ce qui frappe, c’est sa réflexion sur la différence entre l’humain en temps de paix et celui en temps de guerre. Le premier n’en a que faire des autres, de ses voisins, il vit sa petite vie tranquille et ne demande rien à personne. Quant au second, sait-on s’il est pris d’une pulsion incontrôlable, enrôlé dans un évènement qui le dépasse, ou encore s’il croit fermement aux discours propagandistes des leaders qui le mènent à la guerre, devient une bête enragée, capable d’aller tuer sans vergogne ce voisin à qui il empruntait du sel la veille. Une réflexion est particulièrement marquante à cet égard : « Si on pouvait arriver à poil aux Allemands, c’est ça qui vaudrait encore mieux… Comme un cheval ! Alors ils pourraient pas savoir de quelle armée qu’on est ? » Avec sa langue crue, directe, Céline nous ramène à notre condition d’êtres humains, au fait qu’au départ nous sommes tous pareils, et que la guerre, les convictions politiques, les délires d’expansion de certains, les nationalismes, c’est tout cela qui transforme un homme en une bête sanguinaire.
Bien sûr, tout cela, Céline le dit bien mieux que moi, et il faut aller voir le spectacle aux Amis musiquethéâtre pour le comprendre complètement. Toutefois, la réflexion apportée par ce propos résonne étrangement aujourd’hui, et encore plus avec l’actualité de ces derniers jours. Les guerres sont incessantes dans plusieurs régions du monde, les cessez-le-feu pas respectés, les solutions envisagées sont tout sauf pacifiques. Et tout cela pour quoi ? Pour la mégalomanie de certains dirigeants, pour la gloire, pour… on ne sait même pas d’ailleurs. Mais cela fait réfléchir. Pour conclure la première partie de cette critique, on citera encore une fois Céline, qui dit tout de la manière la plus juste qui soit, pour décrire la guerre : « Bête ne dévorant que du cauchemar et ne produisant que de la haine. »
« La médecine, c’est ingrat. Quand on se fait honorer par les riches, on a l’air d’un larbin ; par les pauvres, on a tout du voleur. »
D’horreur et de nature humaine contradictoire, il n’en est pas question qu’à la guerre. Dans la dernière partie du spectacle, est évoquée la question de la médecine, un métier exercé par Céline, qui fut choqué du terme d’ « honoraires ». Il n’ y a rien d’honorable là-dedans, dit-il, à soutirer de l’argent à une personne qui est en grande souffrance. Bref, nul besoin d’en dire plus pour comprendre la pensée humaniste de ce spectacle. Dans cette adaptation, on apprécie le choix de Felipe Castro de mettre cette réflexion-là au centre du propos, sans polémiquer sur le reste. Sans occulter non plus la face plus que sombre du personnage, ce sont ses mots qu’il veut faire résonner avant tout, ceux d’avant les pamphlets qu’on ne peut cautionner.
Pour cela, on ne peut que s’incliner devant l’immense performance de Felipe Castro. L’ovation qui lui est réservée est plus que méritée, et les applaudissements peinent à s’arrêter à la fin de la représentation. C’est que l’acteur nous livre tout simplement une performance éblouissante. Avec une économie de décor – une chaise, qu’il déplace à plusieurs reprises, un peu de terre au sol, et un rideau doré en fond de scène – il place au centre du spectacle le texte. Ce dernier pourrait presque se suffire à lui-même, tant il est fort. Mais c’est sans compter sur la manière dont Felipe Castro l’incarne, avec une simplicité et une sincérité déconcertantes. Sans jamais trop en faire, il semble toujours trouver le ton juste. La douceur qui s’en dégage est même étonnante, et la voix ne monte presque jamais, même lorsqu’il doit exprimer une forme de colère. On la sent plutôt monter des tripes, reflétée dans le regard, dans les gestes avec ce corps qui semble se contracter, se tendre. On soulignera aussi la manière dont il interprète les personnages rencontrés par Bardamu, le narrateur de ce Voyage au bout de la nuit : Léon Robinson, Lola, et tous les autres, ces soldats, ces estropiés, ceux qui veulent se battre pour la patrie ou ceux qui partagent les opinions de Bardamu. Felipe Castro parvient à les différencier avec une grande finesse, en modifiant légèrement le ton de sa voix, la manière de prononcer les mots, sans jamais tomber dans une exagération qui aurait desservi le propos. Il y a une dimension de vérité, de réalisme dans son jeu, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la performance de José Lillo – qui l’accompagne justement dans ce projet – dans Troisième nuit de Walpurgis. La thématique n’en était d’ailleurs pas très éloignée, puisqu’il s’agissait de montrer comment l’horreur de la pensée nazie s’insinuait dans les esprits allemands. De là à faire un parallèle avec l’auteur du Voyage au bout de la nuit…
Au final, et malgré ce que l’on pourrait penser à la lecture de cette critique, cette adaptation du Voyage au bout de la nuitn’est pas un spectacle déprimant. Soulignant le constat implacable de Céline sur la nature humaine, avec des propos qui résonnent encore tristement aujourd’hui, il ne se limite pas à cela. Difficile de retranscrire avec des mots le ressenti à la sortie du spectacle. On a le sentiment que quelque chose de plus profond s’est passé en nous, comme une graine plantée pour une réflexion bien plus vaste, un mélange de sentiments et d’émotions indescriptibles. Ce que l’on peut dire, en tout cas, c’est que ce Voyage au bout de la nuit ne peut laisser indifférent, et qu’il montre à quel point un tel propos, et le théâtre, surtout, sont nécessaires.
VOYAGE AU BOUT DE L’ABSURDITÉ DE LA GUERRE
Pierre Siméon, Le Programme.ch
27 février 2025
Au Théâtre des Amis, du 4 au 16 mars, Felipe Castro relève un défi de taille avec Voyage au bout de la nuit, interprétant son adaptation scénique du chef-d’œuvre de Louis-Ferdinand Céline. Seul en scène et avec l’aide artistique de José Lillo, le comédien plonge dans une langue incandescente, brute, où chaque phrase résonne comme une gifle à l’illusion du progrès humain.
La boucherie de la Grande Guerre 14-18 – plus de 9 millions de morts et quelque 21 millions de blessés – ,
la misère, le cynisme et l’errance se déploient sous sa voix et son corps, ravivant l’inquiétante modernité d’un texte. Un récit près d’un siècle après sa parution, continue de heurter et d’interroger et de se révéler d’une brulante acuité à l’heure où la guerre qui ravage l’Ukraine entre dans sa troisième année.
Cette mise en voix du roman promet une expérience immersive prompte à harponner l’attention dans un maelström de visions hallucinées, douleurs, désillusion nocturne et rage.
Les mots de Céline, le rythme syncopé de sa langue, sa crudité viscérale trouvent ici une résonance singulière. Ces mots réveillent en nous la conscience des abîmes, ceux de la guerre passée comme ceux de notre présent saturé de conflits et d’indifférence. Felipe Castro porte cette parole à vif, incarnant l’humanité déchirée de Bardamu, le double célinien éternellement en fuite. Entre lumière et ténèbres, entre effroi et tendresse, ce moment de théâtre promet de ne laisser personne indemne.
Entretien.
Qu’apporte le style émotif et le témoignage des tranchées de 14-18 de Céline, où 900 jeunes Français mouraient par jour, dans un monde toujours si marqué par les conflits?
Felipe Castro: L’adaptation met en avant les épisodes guerriers du roman. Ce qui frappe immédiatement dans la langue célinienne, c’est sa puissance à dire la guerre, à montrer ce qu’elle inflige au corps et à l’esprit, à révéler comment elle détruit l’humanité. Si le récit semble ancré dans la mort, il est avant tout une tentative de dire la vie, souvent avec tendresse, Céline y exprime une compassion d’abord pour lui-même, puis pour ceux qui subissent les ravages de la guerre. Son expérience du front a marqué sa manière d’écrire autant que son regard sur le monde.
C’était votre point de départ?
J’ai d’abord découvert les Cahiers de prison, ce journal tenu par Céline lors de son incarcération au Danemark en 1946 *. L’idée initiale était d’utiliser l’espace carcéral comme point de départ, un lieu où émergent ses réflexions sur la vie, l’écriture, et où la violence de la prison fait écho à celle de la guerre. Mais en travaillant avec José Lillo, nous avons recentré l’adaptation sur la Première Guerre mondiale et ses années immédiates d’après-guerre, retrouvant Céline à Paris, installé comme médecin **.
Un récit autobiographique romancé, mais aussi un regard critique sur son époque?
Assurément. Même si les épisodes en Afrique et aux États-Unis du Voyage au bout de la nuit ne sont pas évoqués ici, la dimension picaresque reste essentielle. C’est un roman d’initiation. Le défi était de préserver et de passer la force de sa langue, ce rythme si particulier qui condense son expérience de la guerre et en restitue la brutalité. Céline capte avec une acuité rare les effets physiques et psychologiques du conflit sur lui-même et sur ceux qui l’ont vécu.
Quel soldat aujourd’hui ne pourrait possiblement dire, comme Bardamu découvrant la guerre pour la première fois: «On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté»?
Oui. Tout l’enjeu, lors des répétitions, est de trouver le niveau d’incarnation le plus juste. De fait, je n’ai pas l’ambition de rivaliser avec l’horreur décrite par Céline à travers ses souvenirs intimes. Mon travail d’acteur est d’en suivre les pas, sans chercher à juger moralement l’époque et le monde qu’il décrit. L’essentiel est d’atteindre un degré de vérité, de porter la parole de l’écrivain dans toute son ampleur.
Sur votre présence de comédien au plateau?
L’approche repose sur une gestuelle minimale, évitant les mouvements trop préconçus. Juste assez pour que le jeu reste vivant et évocateur.
Céline écrit : «C’est effrayant ce qu’on en a des choses et des gens qui ne bougent plus dans son passé. Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu’une même ombre les confond déjà». Comment résonne ce dialogue entre les vivants et les morts?
Ces mots surgissent à la fin du spectacle. Ils traduisent l’obsession de Céline pour la mort, hanté par ses proches disparus, par la guerre, mais aussi par son impuissance à sauver ceux qu’il aime.
La mort est bien omniprésente.
Bardamu est un double possible du cuirassier Destouches (Céline), salué de la médaille militaire. Pour l’imaginaire de l’écrivain, le parcours de Bardamu pourrait se voir comme une mort lente: «Cette espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on dit…», lit-on dans Voyage… Et plus loin: «La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi.» Il me tenait à cœur d’amener aussi cette dimension mortifère du côté vital, d’une force de fuite, voire de résistance face à la douleur physique décrite et la monstruosité de 14-18 qui a fauché toute une jeunesse.
Comment cela se traduit-il ailleurs dans cette adaptation?
Les deux épisodes choisis pour évoquer Céline médecin d’avant-guerre sont bouleversants. Il y a cette femme, victime de trois avortements, qui cette fois ne survivra pas. Et Léon, son compagnon de guerre, rencontré sur le front. Ces moments témoignent moins d’une impuissance à sauver que d’une incapacité à supporter la mort d’autrui. Pour Céline, elle est une réalité «énorme», un adjectif qu’il emploie partout.
Votre adaptation intègre des extraits de Guerre, récit posthume publié en 2022 et suite directe du Voyage au bout de la nuit.
Pour certains céliniens, Guerre n’est pas un roman, mais un texte fragmentaire, inachevé, reconstitué à partir de feuillets épars. Céline ne l’aurait sans doute jamais publié tel quel. Dans sa première partie, il revient sur sa blessure et ses semaines de convalescence. Ces pages n’existent pas dans Voyage au bout de la nuit, mais permettent de plonger au plus près du retour du soldat blessé à Paris, épisode que nous abordons dans l’adaptation.
Certains critiques ont vu dans Voyage au bout de la nuit une contestation violente du roman bourgeois et du succès de Proust. Céline parle d’une «symphonie littéraire, émotive, plutôt que d’une véritable roman». Quelle est votre perception de cette musique célinienne?
Sa langue a une apparence extrêmement populaire, avec ce ton cru, sans fard. Mais en réalité, elle est hautement travaillée. Elle se révèle compacte et d’une grande puissance. Elle bouscule. Céline transforme la parole en une forme de chant, une musique qui révolutionne l’écriture de son temps. Ses phrases sont bâties comme des partitions, chaque mot étant une note qui porte l’émotion. Pour un comédien, cette langue favorise une expression directe et immédiate, qui va droit au public pour le toucher en plein cœur.
Sur la question de la fuite et du rapport à la guerre de Bardamu, cet anti-héros issu de la petite bourgeoisie des faubourgs.
Ce sont des thèmes omniprésents dans l’adaptation. Bardamu est prisonnier de la guerre, et pourtant il n’a qu’une obsession: fuir. Dès la fin du premier chapitre, il le dit: «J’allais m’en aller. Mais trop tard! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.» Face à l’horreur absolue, la seule issue est la fuite. Mais ce qui rend ce roman si puissant, c’est l’impossibilité de s’échapper. Ce dilemme – vouloir fuir tout en étant enfermé dans l’absurde et la barbarie – est au cœur du spectacle.
VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT
Laurence Tièche-Chavier, Scènes Magazine
3 mars 2025
Voyage au bout de la nuit, adapté par Felipe Castro d’après Louis-Ferdinand Céline, avec l’accompagnement artistique de José Lillo
Il y a un an, Françoise Courvoisier, la directrice du Théâtre Les Amis à Carouge, que l’on sait fidèle à sa famille artistique dont font partie Felipe Castro et José Lillo, demande au premier s’il aurait un spectacle à lui proposer. Après avoir entendu par hasard une lecture des Cahiers de prison écrits en 1945, relu Voyage au bout de la nuit (1932), Guerre (2022) et quelques autres écrits, l’évidence s’impose, amplifiée par la situation internationale : Felipe Castro adaptera Voyage au bout de la nuit. Cette œuvre majeure du XXe siècle n’est entachée d’aucune des réserves que l’on a pu émettre postérieurement sur les prises de position de son auteur, elle dresse dans une langue superbe un tableau de la guerre (ici celle de 14-18) dans toute son horreur, vécue à hauteur de tranchée, de souffrance, de massacres quotidiens, loin de toute romantisation et de tout héroïsme. La guerre est sale, abjecte, dégradante et Céline, devenu un pacifiste acharné mais qui a « attrapé la guerre dans sa tête » (Guerre), a mis des mots sur celle qu’il a vécue dans sa chair, des mots crus pour décrire une réalité qui ne trouve aucune justification, pour en dénoncer toutes les sauvageries absurdes.
Felipe Castro s’attelle dès lors à créer un monologue constitué de passages du Voyage, de Guerre et de quelques autres extraits inédits sur la guerre.
Entretien croisé avec les deux comédiens Felipe Castro et José Lillo