LA PÉPINIÈRE
UNE FABLE À PARTAGER ENTRE TOUS·TES

Pyjama de la Justice

Pyjama de la justice aborde, à grands coups de pinceaux, l’impérissable question du pouvoir : qui le représente… ou plutôt : qui le détient vraiment ? Est-ce si facile de maintenir une ligne de conduite, envers et contre tout ? Larikson, le roi, se questionne, dans la petite salle familiale des Amis Musiquethéâtre, du 18 au 30 juin

La pièce du jeune Dominique Gay se déploie sous nos yeux comme une toile simple à déchiffrer (en apparence !) et à apprécier – pensons par exemple aux grandes toiles sylvestres d’Henri Rousseau, touffues et riches en couleurs, mais si simples dans ce qu’elles représentent. Un petit nombre de personnages gravite autour de ce roi fatigué de l’être : sa bouffone et confidente, sa première Ministre Sac de Noeuds, son doux amour et son général, éminent conseiller.

Le roi est dépassé, il ne sait plus vraiment comment avancer et cherche des appuis. Iels traversent d’ailleurs le plateau comme s’iels étaient des entités : l’amour (la princesse), l’obstacle (Mme Sac de Noeuds), le conseil (le général), l’écoute (la bouffonne), la nostalgie et les joies à venir, présentes et passées (l’accordéon ?) … On décrypte assez rapidement que la pièce n’est pas tournée vers des réflexions pesantes et qu’elle s’attèle davantage à nous apporter un tendre mais sage divertissement pour la fin de journée. D’une durée d’une heure, elle remplit sa mission à merveille et éveille en nous des pensées tout aussi essentielles : Larikson semble avoir perdu le contrôle de son royaume et s’enfonce dans ses pérégrinations. Il est heureusement entouré de sa bouffonne, une figure agile à tout-va, accordéoniste, fleuriste, lanceuse de ricochets hors pair qui le retient d’être absorbé tout cru par ses voraces interrogations. N’est-il pas merveilleux d’être ainsi maintenu la tête hors de l’eau lorsque notre monde intérieur nous pousse parfois à la noyade ? Ah, ces liens qui traversent toute épreuve et qui nous hissent bien loin des catastrophes !

L’entourage du roi ne cesse de nous attendrir : par leur écoute attentive et/ou leurs remarques si pertinentes, iels nous montrent que le pouvoir d’un royaume, qui pourrait tout à fait rappeler le fil rouge de notre vie, se trouve à plusieurs et dans le partage avec d’autres. Ainsi, nous voyons tout à coup qu’acteurices et public, dans leur présence intergénérationnelle, se font écho : cheveux bruns, bouclés et/ou tout blanc, portés en brushing, se retrouvent liés. Que serait-on sans les autres qui ont déjà vécu ce que l’on s’apprête à vivre… ou qui, justement, ne s’en rappellent plus vraiment et le revivront avec les plus jeunes ? Le côté éminemment social et familial de la pièce balaye rapidement le rythme de temps à autre trop lent de celle-ci. Finalement, le roi qui ne quitte que rarement son pyjama, nous invite peut-être à apprécier aussi ce et ceux qui avance(nt) plus lentement à nos côtés.

 

 

LA TRIBUNE DE GENÈVE
L’EXTRAORDINAIRE SUPERCHERIE D’UN POÈTE CHILIEN

Tous les poètes habitent Valparaíso

Avec «Tous les poètes habitent Valparaiso», Dorian Rossel signe un spectacle vertigineux qui passe par Carouge. Critique.

L’épopée d’un poème d’un continent à l’autre. Une enquête borgésienne. Un article publié dans le quotidien «Le Temps», étincelle d’un spectacle… Assemblés façon dada, ces tessons composent «Tous les poètes habitent Valparaiso», création magistrale signée Dorian Rossel à La Grange, à Dorigny, avant Saint-Gervais à Genève, le Casino Théâtre de Rolle et aujourd’hui aux Amis musiquethéâtre à Carouge.

Sous la plume de Carine Corajoud, la pièce déplie les destins de trois personnages que rien ne reliait. Une actrice en errance, un humanitaire retraité et un artiste militant s’entrecroisent dans ce texte fragmenté où la fiction théâtrale et la création poétique entrent en résonance avec les souvenirs âpres de la dictature chilienne. Vertigineux.

Si rocambolesque soit-elle, la fable repose sur des faits bien réels. Une mystification littéraire. Un tour de passe-passe extraordinaire imaginé par un certain Juan Luis Martinez (1942-1993). Ce poète chilien de «néo-avant-garde» jouait volontiers avec la figure de l’auteur, interrogeant son rôle, lui qui aimait griffonner son nom avant de le barrer. Sa quête esthétique, tissée autour de l’effacement de l’écrivain derrière son œuvre, se réalisait dans des collages de textes et d’images, des emprunts – du plagiat, diraient certains.

Mises en abyme
L’histoire est ancrée dans le Chili de Pinochet. En 1988, Juan Luis Martinez publie deux poèmes, odes à la liberté scandées dans les rues de Valparaíso au moment où éclate le référendum contre le dictateur, entraînant sa chute. Ces deux textes sont réunis en 2003 dans un recueil posthume, «Les poèmes de l’autre», dix ans après la mort de l’écrivain. Qui est cet «autre»? Un double de l’auteur? Mystère.

Une autre décennie s’écoule. En 2013 paraît «Le poème anonyme», livre testament de Juan Luis Martinez. C’est dans cet ouvrage qu’un opiniâtre chercheur américain en littérature hispanique, Scott Weintraub, débusque l’incroyable supercherie: le recueil «Les poèmes de l’autre» est une traduction du «Silence et sa brisure», un ouvrage écrit en français par… Juan Luis Martinez.

Un homonyme, Catalan établi à Genève, qui a publié des poèmes de jeunesse, «travail d’un jeune homme épris d’absolu», avant de vivre mille autres vies: journaliste, scénariste de BD, délégué au CICR et enfin retraité dans son chalet valaisan. Scott Weintraub le rencontre et lui conte le voyage transatlantique de ses vers. Sa réaction? «Apprendre que ces poèmes ont eu une vie autonome, c’était merveilleux», relaie un article paru dans «Le Temps» en 2014… et point de départ du spectacle.

Dans une mise en scène subtile, déployant un faisceau de récits enchâssés et de mises en abyme, Dorian Rossel raconte cette histoire à la façon du poète chilien. Le spectacle avance par bribes, dévoilant peu à peu les pièces d’un puzzle assemblé par Aurélia Thierrée, Fabien Coquil et Karim Kadjar, triade d’interprètes au firmament évoluant dans une scénographie à la fois chamarrée et aérienne.

Épilogue à cette épopée poétique, Juan Luis Martinez – l’auteur du «Silence et sa brisure» – viendra écouter ses vers, dits sur scène près d’un demi-siècle après avoir été composés. Pour lui, confiait-il dans «Le Temps», «la poésie n’est pas un genre littéraire mais une façon d’être au monde». La maxime s’applique aussi au théâtre.
Natacha Rossel 15 mai 2024

 

 

LA PÉPINIÈRE
DE CARROUGE À CAROUGE

Roud-Jaccottet

De la correspondance au poème, du livre à la scène, Les Amis musiquethéâtre accueille Roud-Jaccottet, une lecture-spectacle à savourer du 1er au 5 mai. L’itinéraire amical, intellectuel mais surtout poétique de deux écrivains qui ont marqué la littérature suisse et francophone : Gustave Roud (1897-1976) et Philippe Jaccottet (1925-2021).

Une scène avec, côte à côte, deux tables. Derrière chacune, une chaise. Et, posés sur chaque plateau, comme en attente, un verre d’eau – une liasse de feuilles. Une sobriété qui serait austère… sans l’image, en arrière-fond, qui élève vers le ciel : la photographique couleur d’un arbre gigantesque, frondaison de dentelle verte traversée de lumière. Parfait décor pour une rencontre. Une amitié. Une correspondance.

Les poètes ne sont jamais seuls
En 1941, le poète Gustave Roud fait paraître son quatrième ouvrage : Pour un moissonneur, pour lequel il reçoit le prix Eugène-Rambert – soit le plus ancien prix littéraire romand. De vingt-huit ans son cadet, Philippe Jaccottet s’ennuie au gymnase ; la lecture du Moissonneur est pour lui une révélation. Poussé par la fougue audacieuse de la jeunesse, il surmonte ses craintes et prend la plume : le voilà qui trace les premiers mots d’une correspondance qui s’étalera sur plus de trois décennies.

Des premiers contacts hésitants, où l’on se donne du « Monsieur » entre deux formules de politesse (de cette déférence première, seul restera le vouvoiement), c’est une amitié intime qui se noue peu à peu. Une amitié qui ne s’embarrasse pas de faux-semblants – de celles qui permettent de toucher véritablement aux choses essentielles, née d’une expérience partagée (une promenade côte à côte à travers la campagne, le souvenir d’une forêt nocturne) que les mots parviennent à conserver. Ensemble, ils évoquent la nature, le lent écoulement des saisons (l’hiver qui endort le jardin, les premiers frémissements du printemps), l’activité éditoriale et la traduction (en témoigne leur passion commune pour Friedrich Hölderlin, le poète allemand)… sans oublier l’écriture, comme activité qui laisse une trace matérielle, non seulement sur la page mais aussi dans le corps.

Si, dans les premiers temps, la fougue de Jaccottet trouve un écho dans l’expérience de Roud (l’un partageant ses multiples projets, l’autre sa maturité toute en ténuité), le rapport n’est jamais figé, jamais hiérarchique. Ainsi, quand Jaccottet quitte la Suisse pour Paris, Roud suit son itinéraire de loin en loin, évoquant avec l’absent ses propres doutes – l’âge s’avançant, les maux du corps et les maux de plume. De Grignan, dans la Drôme, Jaccottet écrit à celui qui est resté à Carrouge, dans le Haut-Jorat. Il secoue les peurs de Roud, dont il juge l’autocritique bien trop sévère. Vos plus belles pages, écrit-il, sont encore devant vous.

Il lui rappelle, jusqu’à l’achèvement de leur correspondance en 1976 (année de la mort de Roud), que les poètes ne sont jamais seuls.

Pour la brève scintillation des mots…
Comment donner voix à un échange, quand les voix de ceux qui ont tracé les mots se sont à présent tues ? Pour incarner ces deux poètes essentiels de la littérature romande, il fallait des acteurs à la mesure de leur œuvre poétique : c’est chose faite, en la personne de Maurice Aufair (Gustave Roud) et Claude Vuillemin (Philippe Jaccottet). À ces textes tirés de la correspondance réunie par José-Flore Tappy et publiée chez Gallimard en 2002, Aufair et Vuillemin apportent la granularité particulière de leur timbre respectif – l’enthousiasme teinté d’humour, presque sensuel, du jeune Jaccottet qui fait feu de tout bois… même lorsqu’il décrit de nécessaires moments d’incertitude et de repli social ; la mélancolie lasse et parfois amère de Roud, qui voit avancer en lui la patiente offensive de la senescence.

Tandis que la lecture avance dans le temps, les voix changent, deviennent plus rauques, plus fatiguées. Voilà qui fait entrer dans le temps long de cette correspondance, car comme les voix au fil d’une lecture-spectacle de près d’une heure et quart, les lettres évoluent au cours d’une vie d’échanges. Et les mots rendus douloureux par une gorge trop sèche, une petite toux qui s’attarde, prennent alors une signification nouvelle, à mesure qu’Aufair et Vuillemin cheminent aux côtés des poètes. Les derniers mots de Roud à Jaccottet, dans la pénombre bleu-gris d’un arbre dépourvu de feuilles, n’en résonnent que de façon plus poignante.

Se perdre dans les hautes herbes
Assis, chacun à sa table, Aufair et Vuillemin tournent l’une après l’autre les pages de ces lettres que d’autres se sont écrites, ont reçues, lues – aimées. Le synchronisme est parfait, la lecture se dédouble : quand Jaccottet écrit à Roud, il lit à haute voix les mots qu’il lui adresse… tandis que Roud, auditeur et destinataire, écoute et parcourt des yeux les phrases imprimées devant lui. L’échange, ainsi reconstruit, ne saurait être plus parfait.

On en vient à rêver, dans la diaphanéité de ce soir de mai qui s’étend sur Carouge, cette suspension d’instant où seules les hirondelles s’égaient, au sortir du théâtre – on en vient à rêver que ça ne finisse pas. À se dire, comme Jaccottet à Roud : Notre époque nous tue, et souvent je voudrais me perdre dans les hautes herbes. C’est affreux d’être pressé.
Magali Bossi 05 mai 2024

 

 

SCÈNES MAGAZINE
LETTRES À OLGA

Lettres à Olga

En 1899, Tchekhov fait la connaissance au Théâtre d’Art de Moscou d’Olga Knipper, qui en est alors l’actrice vedette. Au-delà de cette rencontre et de la collaboration qui va faire d’Olga l’interprète de tous ses grands rôles commence une correspondance qui durera six ans, de la naissance de leur amitié à leur mariage en 1901, jusqu’à la mort de Tchekhov en 1904.

Atteinte de tuberculose, l’écrivain vit à Yalta, tandis qu’Olga lui donne des nouvelles de la vie du théâtre à Moscou, des répétitions, des écrivains qui comptent, comme Gorki ou Tolstoï…

Soucieuse de sa liberté, elle veut à la fois se consacrer à sa carrière, mais rêve aussi d’une vie partagée. Ces lettres échangées entre Tchekhov et Olga sont un témoignage inédit et unique sur la vie intime des plus grands auteurs russes.

Réflexions
Grâce à cette correspondance on peut assister à l’évolution de leur relation mais aussi entrer dans leurs réflexions, et observer leur passion commune pour le théâtre. Ici, leurs discussions autour de la naissance des célèbres pièces de Tchekhov dont Olga est l’actrice principale, là les portraits d’artistes devenus légendaires a posteriori, là encore des questionnements sur le devoir moral de l’artiste face à son œuvre, ou encore sur Stanislavski, dont La Formation de l’acteur, ou La Construction du personnage, sont devenus les bibles du théâtre et du jeu dramatique dans le monde entier.

C’est souvent Tchekhov qui donne le ton. Il invente pour la femme qu’il aime toutes sortes de petits mots amusants, tels que « mon petit cheval », « mon Hongrois » ou même « mon chien » et signe ses missives de noms aussi pittoresques que « le vieil Anton », « l’académicien Toto » …

Les lettres d’Olga nous font découvrir l’univers d’une actrice qui semble interroger celui qu’elle appelle mon « homme de l’Avenir ». Elle attend de lui des réponses définitives sur tout, que ce soit sur leur vie, son travail de comédienne dans tel ou tel rôle, voire sur des questions existentielles qui l’habitent, tournant autour de la finalité de la vie humaine par exemple. Mais elle n’obtient que des réactions simples : « Tu me demande ce qu’est la vie. C’est la même chose que de demander ce qu’est une carotte. La carotte est une carotte, un point c’est tout. »

À ne pas manquer, d’autant plus qu’elle marque le grand retour à Genève du comédien Jean-Pierre Malo, que l’on n’avait plus vu depuis une dizaine d’années sur les planches suisses.
Rosine Schautz n° 364, mai 2024

 

 

SCÈNES MAGAZINE
TOUS LES POÈTES HABITENT VALPARAÍSO

Tous les poètes habitent Valparaíso

C’est l’histoire (vraie ou non), donc genre Il était une fois, d’un journaliste genevois, Jean-Louis Martinez, qui voit ses poèmes de jeunesse se retrouver, à son insu, dans un journal chilien, au moment du grand plébiscite démocratique de 1988. Ils sont signés par un homonyme, voire un hétéronyme, Juan Luis Martinez.

On rembobine : 88, c’est la date du ‘no’. Après 15 ans de dictature, Pinochet dit urbi et orbi qu’il n’est pas un dictateur et annonce qu’il va faire un référendum (plutôt que d’organiser des élections…) pour savoir si l’on veut ou non encore de lui à la tête de l’état. Ruse de Sioux, car il est sûr de rester au pouvoir. Beaucoup d’exilés rentrent au pays, ils y sont dorénavant autorisés, et finalement c’est le ‘no’ qui gagne. Pinochet doit reconnaître sa défaite, et démissionner à 2 heures du matin, malgré l’hostilité de la majorité des membres du gouvernement. Mais il restera un peu from behind (en sous-groupe), aux manettes transparentes, jusqu’à être incité à plaider plus tard « sénilité » pour ne pas être traduit en justice.

Imaginez maintenant que ce livre d’un auteur suisse, travailleur humanitaire, ex-CICR note de bas de page, devienne sur le « point de colle » – symbole de la chute d’un dictateur… C’est là où le spectacle du vivant intervient, mettant en vue les hasards de la vie, les histoires parallèles, les croisements imprévisibles, ceux qui apportent de la poésie à la crue réalité factuelle, documentée, froide. Avec trois personnages…Le titre : Tous les poètes habitent Valparaiso pourquoi ?  Pour Pablo Neruda, Nicanor Parra et Gabriela Mistral peut-être, et pour cette ville férue de poésie, dont les murs sont graphés de poèmes, dans des calligraphies élégantes, esthétiques et durables.
Re-pourquoi ? Parce que la poésie est une militance douce et était leur compagne.
Rosine Schautz n° 364, mai 2024

 

 

SCÈNES MAGAZINE
ROUD / JACCOTTET

Roud-Jaccottet

Pour Jaccottet, Roud n’est pas seulement un poète qui le bouleverse, ni un maître qui sait et qui professe, mais un poète qui doute et qui écoute et qui cherche, infatigable marcheur sur des routes infinies. J.-F. Tappy

Gustave Roud (1897-1976), un des auteurs majeurs de Suisse romande, est surtout connu pour ses proses poétiques. Après la mort de C.-F. Ramuz, il a été considéré comme un maître par toute une génération de jeunes poètes suisses.

Ses longues correspondances (avec M. Chappaz, G. Borgeaud, J. Chessex et Ph. Jaccottet), son journal et sa critique témoignent également de riches réflexions sur la littérature et les arts. Par ailleurs il est aussi reconnu comme l’un des grands écrivains-photographes européens de l’entre-deux-guerres.

En avril 1941, paraît son fameux Pour un moissonneur. Cet ouvrage lui vaut le prix Rambert, qui lui est remis le 27 juin. Philippe Jaccottet, venu écouter le discours de Ramuz lors de cette cérémonie, y fait la découverte et la rencontre de Gustave Roud

Le 27 février 1942, Jaccottet écrit pour la première fois à Roud, lui demandant une dédicace sur son exemplaire de Pour un moissonneur. Ainsi commencera leur fidèle correspondance. Correspondance aux deux sens du terme : relation épistolière, mais aussi concordance. Ils auront en commun durant trente ans ces silences en écho, dans lesquels on entend le murmure de choses infimes, la non-urgence du quotidien qui passe, ces bribes de paysages qu’ils se dépeignent entre Grignan et Carrouge (Canton de Vaud), cette vie lente et pauvre en événements spectaculaires. Au fil des lettres, on perçoit une photographie du temps qui s’égrène dans tous ses détails aussi petits soient-ils. « Je crois que c’est le merle qui m’a fait penser à vous, et reproché mon silence. », avoue Philippe Jaccottet (1925-2021) lors d’un de leurs premiers échanges.
Rosine Schautz n° 364, mai 2024

 

 

LA PÉPINIÈRE
DÉCLAMER ET RACONTER BAUDELAIRE

Fleurs du Mal

Baudelaire en rythme, en poésie et en faits, voilà ce qui est présenté dans Fleurs du mal, du 17 au 21 avril chez Les Amis musiquethéâtre.  

Si vous deviez choisir une quinzaine, voire même seulement une douzaine de poèmes de Charles Baudelaire, lesquels prendriez-vous ? Pour Françoise Courvoisier, deux thèmes s’imposent et s’opposent, le neurasthénie et l’amour, une « infinie noirceur traversée par de brefs éclairs de bonheur et d’extase ».

J’avoue avoir eu peur quand, après la première déclamation sombre, l’extase est venue sous forme d’une danse sur de la percussion que j’ai, à titre tout à fait personnel, trouvée très gênante. Heureusement, la suite n’a consisté que d’une heure de déclamation en rythme dans une ambiance méditative qui m’a transportée et ramenée à ma propre découverte de Baudelaire il y a un peu plus d’une quinzaine d’années.

La grande réussite de ce spectacle est la maîtrise de l’équilibre entre les différents éléments. Le plus marquant est celui entre la musique et la poésie. La force ou douceur de l’accompagnement musical de Béatrice Graf est si adapté aux poèmes et à la déclamation de ces derniers que les auditeurs et auditrices plongent dans les émotions de l’auteur et de la comédienne sans autre compagnon de voyage que le son. Les faits biographiques viennent agir en respiration, permettant d’apaiser la force des émotions sans nous sortir du chemin sur lequel la pièce nous emmène.

Un voyage au cœur de Baudelaire sans fil rouge autre que l’alternance, entre rêve sombre et lumineux, entre songe et réalité, entre spleen et idéal. Un non-manque de suivi qui permet d’éviter la recherche absolue de sens pour se concentrer dans l’émotion du moment présent, ou chacun·e retient son souffle au rythme choisi par l’auteur, soutenu par la voix de la comédienne.

Pourquoi auditeur et auditrice et non spectateur et spectatrice me demanderez-vous ? Après-tout une pièce de théâtre, même musicale, ça se regarde autant que ça s’écoute. Normalement oui, mais là non.

Bien que l’utilisation de l’espace scénique permette de séparer les différents moments et poèmes, la lumière aurait gagné à être moins en adéquation avec le rythme et les mots. Car si du spleen à l’idéal il n’y a qu’un « et » dans le chapitre de Baudelaire, en termes de luminosité, passer de l’intimité à la puissance, c’est peu agréable pour ceux dont les yeux sont fragiles. Heureusement pour les spectateurs et spectatrices dans ce cas, être auditeur ou auditrice est amplement suffisant pour apprécier la grandeur de Baudelaire via la déclamation de Françoise Courvoisier et la rythmique de Béatrice Graf. Jusqu’à l’explosion finale permettant non seulement d’exprimer la force des émotions positives de Baudelaire mais également de nous sortir de cet état de transe pour nous conduire sur le chemin du retour à la réalité.

Je conclurai simplement en encourageant, celle et ceux qui souhaiteraient déclamer du Baudelaire en musique à le faire, sans entraves ni hésitations. Le concept a été fait et refait, que ce soit par des figures emblématiques comme Mylène Farmer (l’horloge, 1988) ou des artistes genevois moins connus comme Guillaume Pidancet et Michael Pellegrini (Projet XVII : Baudelaire, 2017). C’est maintenant au tour de Françoise Courvoisier et Béatrice Graf (Fleur du Mal, 2023), et ensuite ? Le champ des possibles reste large et le concept intemporel, alors lancez-vous si le cœur vous en dit et je me ferai une joie de venir vous écouter.
Lisa Rigotti 21.04.24

 

 

LE PROGRAMME.CH
ENTRE BEAUTÉ ET CHAROGNE, L’INCONTOURNABLE BAUDELAIRE

Fleurs du Mal

Les Fleurs du Mal, le chef-d’œuvre poétique de Charles Baudelaire est une collection de poèmes qui a révolutionné la poésie française et a profondément influencé la littérature moderne. Françoise Courvoisier en choisit les plus saillants à son goût. Pour les délier dans le rythme tour à tour syncopé et atmosphérique de l’artiste batteuse Béatrice Graf, Prix suisse de la musique 2019. Ces instants poétiques hyperréalistes et sensoriels sont à cueillir du 17 au 21 avril au Théâtre des Amis.

La femme de théâtre parcourt dès l’adolescence Les Fleurs du Mal, dont le choc des contrastes la magnétise. Baudelaire n’hésite pas à vouloir transmuer par son alchimie poétique la boue en or. En témoigne Une Charogne, où le poète excelle à versifier l’amour surgissant d’un cadavre en décomposition. En mêlant le crépuscule à des lueurs épiphaniques et vitales, ce sommet de la poésie lyrique allie richesse métaphorique et précision du détail. Baudelaire recourt à un langage riche et innovant.

L’œuvre explore des thèmes variés: l’amour, la mort et l’au-delà, la révolte et l’ennui, la beauté, la corruption tout en sondant les profondeurs de l’âme et les contradictions de la condition humaine. L’œuvre reste pertinente tant elle embrasse avec une grande liberté de ton la solitude et l’intranquillité existentielle qu’accompagne la quête du sens dans un monde en constante mutation. Sentiment de solitude, mélancolie, introspection, amour flou et déçu, viscéral et idéal, tout cela fait écho à notre aujourd’hui. Une belle redécouverte que ces Fleurs qui fouettent aux sens, brûlent à l’âme, font vivre un moment suspendu.
Et nous sentir plus que vivant.e. Jusque dans la tombe. Rencontre avec Françoise Courvoisier.

Qu’avez-vous retenu des Fleurs du mal dans le choix des textes?
Françoise Courvoisier: À mes yeux, il s’agit d’une œuvre foisonnante et asexuée. Souhaitant que le spectacle ne dépasse pas les 1h15, j’ai choisi deux thèmes principaux. Le premier est baudelairien en diable, c’est le Spleen. Il conjugue des états d’âme et moments où la vie se révèle si lourde et sombre.
Puis, en contrepartie, surgissent ces éclats de lumière et d’amour de la vie si chers au poète. Cette infinie noirceur – aujourd’hui on dirait neurasthénie ou dépression – traversée par de brefs éclairs de bonheur et d’extase, m’enchantait. Et m’enchante encore. Seule la tiédeur semble à bannir dans cette œuvre où se côtoient Spleen et Idéal.
Pour la présence des figures féminines j’ai choisi certains poèmes amoureux car Baudelaire laisse une large place aux souvenirs. Les souvenirs des amours défuntes en l’occurrence. Prenez, le fameux poème intitulé Le Balcon. On y lit: «Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,/Oh , tous mes plaisirs! ô toi, tous mes devoirs!/Tu te rappelleras la beauté des caresses…»

L’une de vos premières impressions?
Je retiens précisément d’abord ce poème Le Balcon, sulfureux et sensuel. C’est ainsi la sensualité des sonorités de la langue du poète qui m’a attirée. Baudelaire parle de la faculté du poète à infuser du miel et des odeurs dans la langue. Il y a également Au lecteur.
Il s’agit du premier poème introductif des Fleurs du mal, d’une prodigieuse virtuosité, très agressif et provocateur, qui décrit l’immensité de la bassesse humaine et son vice le plus dangereux : l’Ennui (avec un grand E) avec cette adresse finale : «Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère!»

Sur la vie amoureuse du poète…
J’ai lu de nombreux ouvrages biographiques sur Baudelaire. Il se trouve que dans ses relations amoureuses, il se révèle aussi victime. Le poète était un amoureux fou. L’un de ses premiers amours était une prostituée à laquelle il donne tout.
Il s’éprend ensuite de Jeanne Duval, une jeune femme mulâtresse qu’il aima avec une grande générosité alors que cette femme n’était avec lui que par intérêt. Cette relation dura vingt ans jusqu’au décès de Jeanne minée par l’alcoolisme. Baudelaire a donc cette excessive adoration-haine pour le féminin. Si l’adoration est aussi forte et prégnante que la détestation, ces sentiments viennent d’un être bousculé, manipulé et trahi par ses relations féminines. On relève son idéalisation de la femme dans Le Balconet au gré de sublimes poèmes comme La Chevelure ou L’Invitation au voyage, Baudelaire est une figure complexe, «atrabilaire» comme il se qualifie lui-même. On ne peut absolument pas le réduire à certains de ses propos provocateurs et tranchants sur les femmes. Baudelaire en veut bien plutôt ici à des êtres qui l’ont fait souffrir – femmes ou hommes. D’où parfois cette amertume, de la haine même.

Comment voyez-vous ce balancement entre extase et tristesse abyssale chez Baudelaire?
S’immerger dans l’univers des Fleurs du mal revient à explorer un abîme de sensations contradictoires, oscillant entre l’extase et la mélancolie, parfois teinté de scepticisme. Les vibrations sombres du poète sont, fort heureusement, contrebalancées par des aspirations vers la lumière, la beauté et la pureté.
Ainsi dans Elévation, je relis ces lignes qui résument bien la position de leur auteur: « Derrière les ennuis et les vastes chagrins/ Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse/Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse/S’élancer vers les cieux lumineux et sereins.»

À en croire Baudelaire dans l’un de ses projets de préface, la poésie «touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l’indique aucune théorie classique…»
Pour cette aventure poétique, j’ai fait appel à Béatrice Graf, une percussionniste renommée pour son dynamisme, son originalité et sa faculté à naviguer entre force et tendresse dans ses performances.
Baudelaire s’y révèle dans son rythme et ses images comme un poète moderne, dans le sens où il invente de nouvelles formes. On assiste par exemple à des rythmes syncopés au gré de son poème, Une Charogne, qui paradoxalement n’est autre qu’une déclaration d’amour masquée.
Que l’on songe à ces vers: «Alors ô ma beauté, dites à la vermine/qui vous mangera de baisers/Que j’ai gardé la forme et l’essence divine/De mes amours décomposées.» Il est beau de voir que de ce passage quasi-immoral et d’une grande noirceur, jaillit une déclaration d’amour, une forme de foi dans le souvenir et que toujours quelque chose subsiste.

Il vous étonne?
Oui. Le poète est aussi audacieux et tout le temps surprenant dans le choix de ses images, comparant une poitrine à une armoire. Il a une crudité, une liberté de ton si originale qu’il ne tombe jamais dans le cliché littéraire. Cette dimension participe aussi de la difficulté parfois à mémoriser certains passages des Fleurs du mal.
J’ai aussi gardé son magnifique Épilogue: «Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir/Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte./Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,/Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.»
Propos recueillis par Bertrand Tappolet 15.04.2024

 

 

RTS

12h45, La Première, 09 mars 2024

Il jouait du piano debout

 

 

LE TEMPS
MICHEL BERGER REVIT AUX AMIS ET LE COEUR DE TOUTES LES GROUPIES BONDIT

Il jouait du piano debout

Comédien et pianiste de talent, Antoine Courvoisier ressuscite à Carouge le compositeur aux 400 titres trépidants. Véronique Sanson et France Gall prennent les traits énergiques de Jenny Lorant

Une heure et demie de frissons. Il jouait du piano debout, évocation de la carrière fulgurante de Michel Berger, relève du trip identitaire pour qui a grandi avec les tubes de ce génie populaire. Encore fallait-il que l’hommage mis en scène par Françoise Courvoisier aux Amis, parvienne à rendre l’énergie et la poésie des tubes que le compositeur a généreusement écrits pour Véronique Sanson, Françoise Hardy, France Gall, Daniel Balavoine ou Johnny.

Pari réussi. A la tête d’une bande de quatre musiciens pêchus, Antoine Courvoisier ressuscite le piano endiablé de cette comète qui a filé à 44 ans, mais aussi les zones d’ombre de celui qui a tant perdu.

L’élan nommé Antoine
On a tous quelque chose en nous de Michel Berger. Pas Françoise Courvoisier, en fait, qui, à l’heure où l’on tombait dans les bras musclés de Starmania, écoutait plutôt Brel et Barbara. Ça n’a pas empêché la directrice des Amis de reconnaître le talent, lorsqu’un soir d’après spectacle, Antoine Courvoisier s’est mis au piano et a enchaîné les tubes du musicien français.

C’est là qu’a germé l’idée d’un spectacle qui, à peine annoncé, a affiché complet. Un enthousiasme que partage désormais la metteuse en scène. «En écoutant les chansons de Michel Berger, j’ai été touchée par ses textes minimalistes, mais toujours évocateurs, sensibles et, bien sûr, ses mélodies et ses harmonies qui les habillent avec une formidable efficacité», confie la directrice, qui a donc choisi une formation rock pour restituer le groove du pianiste et a préféré les titres chantés au texte parlé, uniquement présent en guise de transitions. Ainsi, en une soirée on entend pas moins de 30 chansons, pas toutes intégralement, évidemment, et ce flot musical est de fait la meilleure manière de rendre justice à Michel Berger.

Car, plus encore que France Gall, son amour fusion ou Véronique Sanson, son amour passion, voire même Daniel Balavoine, son ami pour la vie, le compositeur a eu un seul et unique objet de vénération: la musique et les chansons. D’ailleurs, Michel Berger, discret sinon secret, avait pour habitude de dire qu’il ne parlait pas de sa vie privée, car ses titres le faisaient pour lui.

La passion Sanson
Les titres, justement. Impossible de citer les 30 occurrences du spectacle, quoiqu’on adorerait, car elles ont toutes leur histoire. A commencer par le combo de Véronique Sanson, Besoin de personne ou Amoureuse, qui ouvre la soirée avec une Jenny Lorant trouvant la nuance délicieusement nasale de son modèle.
Déjà l’émotion, déjà les frissons. Mais c’est évidemment avec les tubes de France Gall qu’on décolle réellement puisque Véronique Sanson a subitement quitté Michel Berger en mars 1972, laissant le musicien en lambeaux. Rappeler aussi que le père de Michel, un grand professeur, était déjà parti sans laisser d’adresse quand le musicien était petit…

France Gall, la fusion
France Gall alors. Celle des débuts, Comment lui dire, Viens, je t’emmène, Musique ou Si maman, si. Et re-frissons dans une salle qui boit les moindres inflexions de Jenny Lorant. Cette fois en blonde, la chanteuse romande qu’on a applaudie dans Mistinguett a plus de coffre que l’égérie, mais elle parvient à trouver l’acidulé de celle qui a immortalisé le titre Monopoly.
Un titre qu’on n’entend pas quand vient le moment ébouriffant de Starmania, comédie musicale de 1979 qui marque un nouveau tournant dans la carrière de Michel Berger. Aux Amis, c’est Sacha Maffli qui éblouit dans le rôle de Johny Rockfort, tenu à la création par Daniel Balavoine. Son interprétation de S.O.S d’un terrien en détresse, tube quasi impossible à chanter à cause de ses aigus de folie, restitue parfaitement le déchirement du personnage. Le Monde est stone est entonné par tous autour du piano-île de Michel Berger, mais c’est bien sûr Quand on arrive en ville qui claque le plus fort aux oreilles du public qui doit faire un effort pour ne pas se lever.

Cette impulsion, on l’a souvent dans la soirée. C’est que la batterie de Béatrice Graf et les guitares de Sacha Maffli et de Bastien Blanchard viennent plus que soutenir le piano déferlant d’Antoine Courvoisier.

Et Johnny aussi
Bastien Blanchard. On n’a pas encore cité ce comédien-musicien, mais il mérite lui aussi une palme. Car le drôle est non seulement hilarant en rocker qui descend sur la ville, mais l’est à nouveau lorsqu’il arrive en Elton John, dans sa combi à chevrons et chapeau de cow-boy. L’occasion de chanter avec France-Jenny un Donner pour donner tout à fait groovy, sachant qu’on a déjà bien remué, avant, sur La Groupie du pianiste chantée par Antoine Courvoisier…

Et puis, en 1984, arrive Johnny. Tout les différenciait, Michel Berger et lui, comme avec le remuant Balavoine d’ailleurs, mais la musique et les blessures les ont rapprochés. Berger a éclairé la part intime du rocker qui venait de tout déchirer, à commencer par lui-même, au Zénith. Aux Amis, Sacha Maffli chante On a tous quelque chose de Tennessee et la salle retient son souffle. Encore une fois.
On l’aura compris, la groupie que je suis a frémi. Mais le spectacle parle plus largement à tous ceux qui aiment quand «ça balance pas mal aux Amis, ça balance aussi».
Marie-Pierre Genecand 05.03.24

 

LÉMAN BLEU

Les yeux dans les yeux

Il jouait du piano debout

Pascal Décaillet reçoit Françoise Courvoisier
Léman Bleu
04.03.2024

 

LA TRIBUNE DE GENÈVE

MICHEL BERGER REVISITÉ SUR LES PLANCHES À GENÈVE

Il jouait du piano debout

À Carouge, un spectacle musical reprend quantité de tubes du chanteur disparu. Notre sélection de pièces à ne pas manquer.

Quelques notes introductives, un titre emblématique: certains artistes n’ont pas besoin de davantage d’apparat pour qu’on les identifie immédiatement. Michel Berger fait partie du nombre. Du 1er au 15 mars, Les Amis musiquethéâtre rendent hommage à l’auteur-compositeur-interprète disparu à 44 ans en 1992. À l’image d’«Il jouait du piano debout» repris en frontispice du spectacle, 35 morceaux emblématiques ou moins connus entrelardés de textes de liaison succincts racontent l’histoire d’une star discrète, qui disait volontiers: «Je refuse de parler de ma vie privée, tout est dans mes chansons.» 

Pour Françoise Courvoisier qui signe la mise en scène, tout est parti d’un after informel organisé dans une alcôve de la petite salle qu’elle dirige, place du Temple à Carouge. Au piano, le jeune comédien et musicien genevois Antoine Courvoisier (pas de lien de parenté) se met à jouer plusieurs titres de Michel Berger. «J’apprends qu’il l’adore et je remarque à quel point il lui ressemble. Et pas seulement physiquement: grande force de travail, timidité attachante, pudeur dissimulant une immense sensibilité.»

À partir de ce déclic, la patronne des Amis musiquethéâtre dévore les biographies et les interviews de Berger tout en réécoutant ses chansons, elle qui initialement préférait les Stones, Brel ou Barbara. «J’ai été touchée par ses mélodies et par ses textes minimalistes, mais toujours très évocateurs. Peu d’artistes se sont dévoilés à ce point dans leur œuvre.»

Une voix à péter les vitres
Restait à monter un casting composé d’acteurs et d’actrices sachant chanter. Antoine Courvoisier s’imposait en Michel Berger. À ses côtés, on retrouve Jenny Lorant (France Gall, Véronique Sanson), Bastien Blanchard interprétant notamment Elton John, ainsi que Sacha Maffli («une voix à péter les vitres») pour incarner les fantômes de Daniel Balavoine et de Johnny Hallyday. Béatrice Graf à la batterie et Vanesa Dacuña Rodríguez aux chœurs complètent la distribution.

Qu’entend-on? Parmi d’autres, «Message personnel», «Ça balance pas mal à Paris», «La déclaration», «Viens je t’emmène», «Les uns contre les autres», «La groupie du pianiste», «Quelque chose de Tennessee», «Le paradis blanc»… Une heure vingt de bonheur musical.
Philippe Muri 22.02.24

 

LA PÉPINIÈRE

UN COUPLE, DE L’ALCOOL ET DU RACISME POUR UNE PIÈCE AU VITRIOL 

Occident

Difficile d’envisager le nom d’un lieu moins en résonance avec le propos d’une pièce. Aux Amis, dans Occident, Nicolas Rossier interprète un alcoolique raciste, tandis qu’Anne-Catherine Savoy est son épouse qui fait tout pour le faire sortir de ses gonds. Il faut dire que les deux semblent se détester cordialement…

Tous les soirs, c’est la même chose : lui rentre ivre d’un bar ; elle l’attend, buvant seule dans la cuisine. Il menace de la tuer, d’une manière toujours différente ; elle joue là-dessus et le provoque. Lui est un raciste à géométrie variable : un soir il boit avec son ami Mohamed, le lendemain il sympathise avec des fachos, avant de s’allier avec les Yougoslaves qui ont envoyé Mohamed à l’hôpital. C’est qu’il a toujours une raison de détester un étranger, quel qu’il soit. Alors, pour ne rien arranger, elle s’invente des amants issus de diverses contrées, qui viennent s’occuper d’elle dès qu’il s’absente. Tout cela pour le mettre en rogne et le faire craquer. Les « connard » répondent aux « salope », les « pute » aux « enculé ». Et pourtant, malgré cette attitude et vocabulaire chatoyant, une certaine complicité se dégage.

Du microcosme du couple au macrocosme sociétal
Le texte de Rémi De Vos est, vous l’aurez compris, d’une violence inouïe. Si bien qu’il faut un peu de temps pour entrer dedans et en comprendre toute la complexité. La première insulte qui fuse fait rire, tant on imagine l’homme ivre rentrer, se cogner partout, et ne plus réfléchir à ce qu’il dit. On imagine une comédie de boulevard légère. Bien vite, on prend conscience qu’on est loin du compte. Pourtant, on continue à rire, mais de ce rire qui n’est plus sincère, mais jaune. La situation paraît tellement caricaturale et hors de la réalité qu’on s’esclaffe malgré nous. Et pourtant… Le franc-parler, ce texte écrit de manière si orale et en l’absence de toute forme de filtre décrit la réalité d’une misère sociale, celle que l’on dirait de la « France profonde ». Les personnages n’ont pas de nom, en dehors de ceux d’oiseau qu’ils se balancent à la figure. Où se passe la pièce ? On n’en sait rien non plus, si ce n’est qu’on se trouve quelque part en France, élément que l’on comprend à la mention du Front national – bien qu’il ait depuis changé de nom. C’est à ce sens du détail qu’on reconnaît toute la verve de la plume de Rémi De Vos, capable d’amener, à travers un couple de personnages, une forme d’universalisme. Car il et elle pourraient être n’importe qui ! Et si le trait est sans doute forcé, nombreux et nombreuses seront celles et ceux qui se reconnaîtront dans l’un ou l’autre élément…

Car si le propos est centré sur ce couple, à l’intérieur de leur appartement, il dit beaucoup de choses sur l’ambiance générale en France et ailleurs, où l’extrême droite prend de plus en plus de pouvoir. Occident en dit ainsi très long sur la peur, souvent irrationnelle, qui s’empare de tant de monde. Dans le discours de l’homme, on retrouve tout ce qui fait le discours des racistes : des généralisations, sans justification, mais surtout une bonne dose de conviction. S’il peine parfois à mettre des mots sur ce qu’il sous-entend, ses idées semblent bien précises. Et alors qu’elle essaie de l’amener à verbaliser, il n’en est rien. Ses provocations ne l’amènent qu’à craquer et nous, de notre œil extérieur, à se rendre compte de l’absurdité de ce à quoi on est en train d’assister et de la pensée de cet homme raciste, symbole d’un nombre bien plus important.

Une relation ambiguë
Là où le texte excelle, c’est qu’il parvient à raconter ces dimensions universelles, tout en en disant énormément sur l’intimité de ce couple. De prime abord, il et elle ont l’air de se détester : ils ne semblent d’accord sur rien, ne font que s’insulter, se menacer… mais alors, que partagent-iels ? Se pose alors la question de ces scènes d’après dispute, alors que la lumière se tamise et que des chansons – souvent d’amour – résonnent. S’agit-il d’un fantasme ? D’un écho du passé ? D’un rêve ? D’une simple transition ? Entrevoit-on ce qu’il et elle n’osent pas se dire, se cachant derrière cette haine apparente ?

Quelle que soit la réponse qu’on y apporte – car elle ne nous sera absolument pas donnée – ces passages en disent long sur ce couple. Iels semblent partager une forme de solitude, et restent ensemble pour avoir quelqu’un à qui parler, auprès de qui se décharger et se défouler. On peut voir, à travers la jalousie de l’homme et la volonté de tout savoir de la femme, une sorte de complicité. Une complicité que partagent d’ailleurs Anne-Catherine Savoy et Nicolas Rossier – qui signe également la mise en scène du spectacle – et qui leur permet sans doute de tenir face à l’atrocité des propos de leur personnage.
Fabien Imhof 19.01.24

 

 

RTS – VERTIGO

PHILIPPE CADERT REÇOIT FRANÇOISE COURVOISIER

Tiempo Justo


14.12.23

 

 

LE TEMPS

À GENÈVE, UNE FEMME, DEUX HOMMES ET LA FORMIDABLE GUITARE DE NARCISO SAÚL

Tiempo justo

Lara est partagée entre Nessim et Nathan. Mais ce qui frappe surtout dans «Tiempo justo», à la petite salle carougeoise des Amis, c’est le jeu fougueux du guitariste argentin

Françoise Courvoisier a eu trois vies professionnelles. La direction du Théâtre de la Grenade, de 1997 à 2003, dans le quartier genevois de Plainpalais, où l’on a notamment eu le plaisir de découvrir la première version de N’Dongo revient, de Dominique Ziegler.
La direction du Théâtre Le Poche, les douze années qui ont suivi, où la prostituée, poétesse et militante Grisélidis Réal a souvent été mise en majesté. Et enfin, depuis 2018, Les Amis, à Carouge, où Françoise Courvoisier poursuit dans cette voie généreuse du coup de cœur artistique et de l’amitié.

Le tango physique
Tiempo justo, à voir jusqu’au 31 décembre, est justement le fruit d’une rencontre au long cours. «J’ai été submergée par le tango en 1998, alors que je tenais les rênes du Théâtre La Grenade, raconte la directrice. Un collègue valaisan me parle d’un trio argentin de passage en Suisse, qui ferait bien une escale à Genève, après Sion et Lausanne. Il s’agissait du fameux trio de Buenos Aires Siglotreinta, formé par le pianiste Osvaldo Belmonte, le clarinettiste saxophoniste Nestor Tomassini et le guitariste compositeur Narciso Saul. La chose s’organise rapidement, et les voici pour cinq concerts exceptionnels à La Grenade.»

«Et là, c’est comme une vague qui emporte toutes les personnes présentes. Dans l’ancienne SIP de Plainpalais, les gens font la queue pour découvrir ces phénomènes du tango. Un événement. Cette musique, on la connaissait, mais pas comme ça. Pas avec cette fougue, cette liberté. Les musiciens de chez nous ont tendance à «édulcorer » le tango. Eux le jouent avec tout leur corps, ça vibre, ça explose.»

Ah, l’amour!
Depuis, le groupe Siglotreinta a mené une vaste carrière forte de vingt ans de tournées avant de se séparer. Osvaldo Belmonte et Nestor Tomassini vivent à Buenos Aires, tandis que Narciso Saul s’est établi en Suisse où il a rencontré «la musicienne de ses rêves», souligne Françoise Courvoisier qui adore les histoires d’amour.
Voilà pourquoi, dans Tiempo justo, elle a associé une intrigue qui mêle élans du cœur et du corps au retour sur scène du génial guitariste accompagné de Lee Maddeford au piano et de Raphael Daniel à la clarinette basse et au saxo. Ou comment la jeune Lara (Marie Wyler) aime deux hommes en même temps, le tonique promoteur immobilier Nessim (Djamel Bel Ghazi) et le fantomatique écrivain Nathan (Felipe Castro). «Je voulais trouver une situation qui reflète l’intensité du tango», explique la directrice, qui signe le texte et la mise en scène.

L’opacité de l’autre
Est-ce réussi? Oui et non. Il y a bien quelques passages poignants dans la narration. Ce moment où, poussée dans ses retranchements par Nelson, le barman qui réprouve l’infidélité de la jeune femme (Nelson Duborgel, une découverte), Lara estime qu’on doit d’abord être fidèle à soi-même. Ou ce passage magnifique dans lequel Felipe Castro chante Los Mareados sur la guitare de Narciso Saul. Sans oublier ce monologue touchant de Nessim qui, défait à la fin, constate que même en étant très amoureux, on ne sait jamais ce que l’autre pense vraiment.

Et puis, il y a la danse, des tangos plus ou moins racés qui traversent en diagonale ce café que tient Narciso Saul, dans le rôle du père de Lara. A ce titre, le tango des deux comédiens masculins est spécialement saisissant. Mais, peut-être en raison de la fraîcheur de Marie Wyler, il manque une dimension fatale au trio amoureux. Un piment, une dangerosité qui expliqueraient l’accablement des deux hommes lorsqu’ils sont quittés. Tout est un peu soft dans le jeu théâtral alors que le feu explose sous les doigts des musiciens, à commencer par ce tango furioso entrepris par le guitariste et le pianiste après que Nathan a invité Lara à se faire enfin confiance.

Le corps guitare
Ce qui frappe dans le jeu de Narciso Saul? La beauté des mélodies, bien sûr. Cette mélancolie qui fait chavirer l’âme. Mais aussi, plus prosaïquement, le mélange de cordes subtilement pincées ou grattées avec ces coups percussifs sur le corps de la guitare qui rythment les envolées. Comme si, subitement, l’instrument parlait et montrait avec force que le feu intérieur n’a pas de loi, qu’il ne saurait répondre à aucun commandement. On trouve là la subversion et la dangerosité qui manquent au jeu de scène. Mais le fuego peut encore gagner le trio amoureux de la soirée.
Marie-Pierre Genecand 19.12.23

 

 

SCÈNES MAGAZINE

Tiempo Justo

Tiempo justo

Tous les sept ans environ, la comédienne, metteure en scène et directrice du petit théâtre de Carouge se lance dans une écriture personnelle, somme d’instants volés pris sur le temps consacré à la direction d’un théâtre.

Cette fois-ci elle était portée par le désir d’écrire une histoire d’amour et de travailler avec le guitariste et compositeur Narciso Saùl qu’elle connaît depuis les années où elle dirigeait le théâtre de la Grenade. La rencontre entre le Trio de Buenos Aires et la comédienne avait été une découverte et un choc. Cinq concerts exceptionnels avaient alors été organisés au pied levé et avaient remporté un succès foudroyant, faisant découvrir au public genevois un tango à la fois populaire et raffiné. Le Trio s’est séparé plus tard et Narciso Saùl s’est établi à Genève. S’en est suivie une collaboration théâtralo-musicale entre le guitariste et la metteure en scène (Le Blues de la bourgeoise, Misogynie à part).

Tiempo Justo est une création de Françoise Courvoisier sur la musique composée pour la circonstance par le guitariste. La polysémie du titre – le bon moment et le juste tempo – fait allusion à la nécessité de savoir prendre des décisions en temps voulu et au rythme du tango. C’est également le titre d’une des compositions de Narciso Saùl. Le tango est à l’origine une marche dansante, tanguante, un équilibre à trouver.

Cette fois, pas de bandoneon comme on pourrait s’y attendre mais une clarinette basse et un sax (Raphaël Daniel) pour accompagner la guitare et le piano de Lee Maddeford, bien connu du public romand et qui a accompagné Yvette Théraulaz.

L’intrigue ?
Une histoire d’amour triangulaire : une jeune femme divisée, écartelée entre trois hommes – quatre si l’on inclut Narciso, le père guitariste – déchirée par ses propres désirs, et qui revient sans cesse dans le bistro où son père joue du tango. Très jeune, Lara a épousé Nessim qui lui apporte stabilité et tendresse. Mais elle brûle d’une passion sensuelle pour l’écrivain Nathan et flirte avec Nelson, le jeune serveur qui fait souffler sur elle un vent de liberté et de jeunesse. À la fois femme-enfant et femme fatale, absolue et sincère, Lara veut tout, mais ce tout est inconciliable…

Les belles histoire d’amour sont un peu tristes, selon Françoise Courvoisier et celle-ci ne déroge pas à la règle. Elle est déchirante, tous les personnages souffrent mais leur souffrance est lumineuse.

Le comédien et chanteur Felipe Castro, lié à Françoise Courvoisier par une longue collaboration de créations sera Nathan, l’écrivain qui exerce une attirance aussi violente que sensuelle sur la jeune Lara.
Djamel Bel Ghazi, venu sur le tard au théâtre, interprète Nessim, l’homme mur et protecteur avec autorité et élégance et Nelson Duborgel, vu dans Un Fil à la patte mis en scène par Julien George joue le jeune serveur fou amoureux de Lara comme tous les autres.
Lara enfin, est interprétée par Marie Wyler, une jeune comédienne genevoise talentueuse vue récemment dans Contractions mis en scène par Elidon Arzoni.

Françoise Courvoisier a voulu créer une atmosphère fusionnelle et fluide : les trois musiciens sont des personnages à part entière et les trois principaux comédiens dansent. Il peut en résulter des maladresses de part et d’autre, ce que revendique Françoise Courvoisier car elle cherche à suggérer le désir, qui passe par le toucher et les corps à corps. À cette fin, elle a fait appel à la chorégraphe Tania Herr qui a initié  les comédiens au tango dans le foyer même du théâtre, en partie recouvert d’un parquet et transformé en salle de bal.

Un beau spectacle de fin d’année à ne pas manquer, à l’atmosphère dépaysante et au propos universel.
Laurence Tièche-Chavier 01.12.2023

 

 

LÉMAN BLEU

Les yeux dans les yeux

Tiempo Justo

Pascal Décaillet reçoit Marie Wyler
Léman Bleu
08.12.2023

 

 

LA PÉPINIÈRE

Une performance de haut vol pour un texte percutant et poignant

Mémoire de fille

Mémoire de fille, publié en 2016 est un texte tardif mais sans doute clé dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Elle y dévoile quelque chose d’à la fois traumatisant mais aussi de décisif tant dans la forme que prend le récit que dans la délivrance d’une parole libérée. Mémoire de fille d’Annie Ernaux, c’est aux Amis musiquethéâtre du 15 au 29 novembre et il faut y courir.

Caroline Gasser, dont la performance est exceptionnelle de délicatesse, de pudeur mais aussi de ferveur par brefs instants, fait preuve de l’humilité des grand·e·s comédien·ne·s face à ce texte audacieux et troublant.

Comme une valeureuse guerrière, Annie Ernaux replonge dans l’été de sa première nuit avec un homme. Elle convoque cette jeune fille de 18 ans qu’elle fut en 58 et dont elle avait soigneusement gommé la forme et le souvenir. Si loin d’elle aujourd’hui, elle explique (dans le corps même du texte), avoir choisi la troisième personne en tant que narratrice. Peut-être une ultime volonté de se distancier d’un malaise, d’une gêne, d’une honte (peut-être) longuement contenue.

Et pourtant ! Cette jeune fille qui tente de se libérer d’une éducation catholique mais qui ne connaît rien des codes – pas ceux de la bourgeoisie, non, des codes sociaux tout court – cette jeune fille est universelle et bien des femmes se reconnaîtront dans l’âpreté de ce récit.

Lorsque la comédienne entre en scène, elle tourne le dos au public regardant vers un lointain crépusculaire. Hésite-t-elle encore à délivrer ce texte, cette confession, cette mise à nu des premiers émois, du premier désir, de cette volonté de s’affranchir de ce corps dont elle sent obscurément qu’il est destiné à d’autres fins, à d’autres soifs ?

Puis la scène s’éclaire, le contre-jour disparaît, elle se retourne et avec sérénité, elle dit les mots, le texte prend forme, l’histoire commence.

Mais est-ce vraiment une histoire à proprement parler ?  N’est-ce pas plus tôt le témoignage d’un rite initiatique que l’autrice se serait auto-infligé ? Celui d’une jeune fille dix-huit ans, à qui un instinct un peu vague mais déterminé dicte une conduite, dont par la suite elle aura honte et qu’elle laissera sombrer en elle, comme une épave au fond de la mer. Cette honte, dont on sait qu’elle peut avoir une corrélation avec des pathologies comportementales (boulimie, anorexie), ce dont elle parle avec clarté en relatant ses insatiables fringales plus tard dans sa vie.

Manquant de tous les repères, elle sent confusément qu’elle doit entrer dans le monde adulte sans la moindre idée de comment se protéger de la brutalité des hommes, de la rouerie féminine et de la violence des sentiments.  Ce qui est certain, c’est qu’elle veut et décide ce qui lui arrive. Et c’est précisément d’où vient le malaise. Elle seule s’engouffre dans le jeu de la séduction sans en connaître les règles. Elle ne sait pas encore que blesser l’ego d’un homme peut se révéler dangereux et le retour de manivelle cinglant.

Il lui faudra ressentir une humiliation mordante pour réaliser qu’elle s’est jetée à l’eau sans savoir nager. Le texte de Annie Ernaux n’a rien d’une revendication féministe et c’est ce qui le rend si disruptif à l’époque des #metoo et autres #balancetonporc, qui certes, ont pour vocation d’être des moyens de remise à l’ordre bienvenus et nécessaires d’une certaine gent masculine mais qui sont aussi le lieu de tous les abus, dénonciations et injonctions à la vindicte à l’encontre du sexe dit « fort ». Tout cela parfois avec une absence cruelle de perspective.

Le pari d’Annie Ernaux c’est de dire, à travers une expérience intime durement vécue, la complexité de l’éveil du corps au désir, à la « Connaissance » au sens biblique du terme. Cette jeune fille obéit à une forme de déterminisme social, historique, psychologique. Quelque chose qui émane d’un inconscient collectif féminin ancestral. La peur et le désir de cette chose qui ne viendra non pas la remplir ou combler sa féminité, mais unir le féminin au masculin comme les pièce d’un puzzle, dans un acte dont le but ultime n’est pas l’orgasme mais la complétude des corps, l’accomplissement archaïque d’une union quasi parfaite dans laquelle, pour l’un comme pour l’autre, Thanatos n’a plus d’espace.

Naturellement, la jeune fille qui se donne en offrande à l’homme qu’en une soirée elle a désigné comme l’Idole, n’a pas conscience de cela.  Elle suit le chemin tracé, étincelante et aveugle. Elle va jusqu’au bout, maladroite, ignorante mais vaillante, prête à subir le mépris de ses collègues pour achever sa métamorphose, celle d’une jeune fille en une femme qu’elle croit accomplie.

Mémoire de fille c’est l’histoire de tant de jeunes filles qui ont vécu le mirage de l’amour. Peu importe l’époque, peu importe les modes, peu importe les modalités, c’est toujours la même histoire, parce que le Mystère de « l’accouplement » n’est discuté qu’en termes scientifiques – terme utilisé en biologie pour désigner le rapprochement de deux individus sexuellement complémentaires aboutissant à une reproduction sexuée – ou évalué en termes de jouissance sur l’échelle sismique de l’orgasme. Il y a pourtant une troisième approche, celle d’un acte sacré, non pas au nom et aux yeux de Dieu, mais à l’égard de l’humain.

On ne dit ni aux filles ni aux garçons, la magie ontologique de cet instant où les êtres communiquent de façon intense et totale. De là, l’incommensurable malentendu du pénétré et du pénétrant, du pouvoir et de la soumission.

Par ce texte, Annie Ernaux dissout en quelques sorte la honte enfouie de toutes les femmes pour qui le sexe a mal commencé et peut-être, instaure le début d’une rédemption pour tous les hommes qui les ont malmenées par ignorance, négligence ou goujaterie.
Katia Baltera 19.11.2023

 

 

LÉMAN BLEU

Genève à chaud

Mémoire de fille

Pascal Décaillet reçoit José Lillo (17’08)
Léman Bleu 12.11.2023

 

 

LE PROGRAMME.CH

Enquête sur soi avec Annie Ernaux

Mémoire de fille

Annie Ernaux explore un moment particulier de sa vie dans Mémoire de fille. C’est l’été 1958 marqué par ses premières expériences en dehors de la férule maternelle, les premiers émois amoureux, et les premières humiliations.

Dans ce récit adapté avec la comédienne Caroline Gasser et monté par José Lillo, à voir au Théâtre Les Amis (Carouge) du 14 au 26 novembre, le Prix Nobel de littérature 2022 raconte ce qu’elle n’a jamais osé révéler auparavant. Elle créée ainsi le “texte manquant” qui brise le silence de la honte. Avec une véracité parfois âpre, l’écrivaine interroge surtout les conséquences de cet été où, jeune monitrice d’une colonie, elle rencontre H qui ressemble à Marlon Brando.

Ne sachant que faire avec les garçons et tout au bouillonnement de ses désirs, l’adolescente se laisse subjuguer par un homme médiocre. Ce moniteur-chef la réduit à un objet de son plaisir avant de la rejeter. Entreprise par d’autres collègues, elle préserve sa virginité tout en étant qualifiée de putain sur les bords, «l’expression en usage intensif cet été 58», précise non sans ironie l’auteure. Sans parler de viol, consentement, emprise ou soumission volontaire, Annie Ernaux atteste de la puissance de l’écriture pour briser le silence de la honte: «Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne. Je ne l’envie pas, c’est moi qui écris.»

Comme l’auteure française le confie, son œuvre est «quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire» (L’Ecriture au couteau). Son récit, à travers une écriture cinématographique, se nourrit d’images, souvenirs, photos, citations et lettres pour évoquer la mémoire d’Annie Ernaux. Il transcende l’intime pour aborder des questions collectives, exposant la domination masculine rémanente. Mémoire de fille décrit de manière saisissante comment un événement, qui n’est pas un dépucelage pour l’écrivaine, peut travailler et dévaster le corps et l’esprit d’une jeune fille, tout en permettant un chemin vers l’émancipation et la renaissance. Entretien avec un amoureux de textes, José Lillo.

L’auteure convoque le “elle” pour la jeune fille de 1958 alors que le “je” désigne la femme de 75 ans qu’elle est à l’écriture.
José Lillo: Il s’agit de deux versions d’une même personne, dont Annie Duchesne à dix-huit ans qui n’est pas encore l’écrivaine Annie Ernaux de 2014. Cette approche permet un récit selon plusieurs perspectives et angles de vues au plan temporel et mémoriel. L’auteure doute d’elle-même de ce elle de 1958 qu’elle a ressuscité, un être avec lequel elle peut se montrer tour à tour interrogative, compréhensive et tranchante. «Cette fille n’est pas moi mais elle est réelle en moi. Une sorte de présence réelle», écrit-elle. Elle parle aussi d’une «ombre fantomatique au sein de soi, quelque chose d’étranger et d’intime à la fois.»

Il s’agit pour l’écrivaine d’un exercice de déconstruction mais aussi d’un sincère aveu d’échec partiel à refigurer celle que sa mémoire tente de retrouver tout en doutant de sa manifestation même. Ainsi elle écrit: «Au fur et à mesure que j’avance, la sorte de simplicité antérieure du récit déposé dans ma mémoire disparaît. Allez jusqu’au bout de 1958, c’est accepter la pulvérisation des interprétations accumulées au cours des années. Ne rien lisser. Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été.»

Pouvez-vous nous parler ce qui rend Annie Ernaux si unique?
Elle est reconnue pour son approche littéraire novatrice. Son travail est imprégné d’une démarche sociologique, proche du sociologue français Pierre Bourdieu, qui vise à retrouver la mémoire collective dans une mémoire individuelle. L’écrivaine ne se considère pas comme un être singulier, mais plutôt comme une somme d’expériences nourries de références collectives. Ce qui distingue son œuvre, c’est son exploration des mécanismes sociaux qui influencent nos vies et sa capacité à relier l’intime au social.

Mémoire de fille est un ouvrage clé dans l’œuvre d’Annie Ernaux dont l’adaptation pour la scène débute par une chanson.
Au plateau, la pièce tirée de ce récit poignant qui explore les complexités de l’entrée en sexualité et les premières expériences amoureuses d’Annie Ernaux s’ouvre avec une chanson de Dalida cité par l’auteure. On y entend: «C’est l’histoire d’un amour/Qui apporte chaque jour tout le bien, tout le mal/Avec l’heure où l’on s’enlace/Celle où l’on se dit adieu/Avec les soirées d’angoisse/Et les matins merveilleux» (Mon histoire, c’est l’histoire d’un amour).

Il fallait ouvrir sur le souvenir des surprises parties quotidiennes à la colonie de vacances pour enfants. Il n’y a pas que l’oppression sociale, la conformité aux modèles dominants et contraignants dans les rapports femmes-hommes et la sexualité, la honte et le sang menstruel. Elle y découvre comme monitrice, son premier travail rémunéré, la fête, la danse, l’alcool, la musique pop, une forme de sensualité, d’éveil des sens et d’émancipation. Elle est humiliée mais veut toujours faire partie du groupe. Et ce n’est pas si paradoxal que cela tant nombre d’ados partagent encore la même ambivalence.
Ce récit à strates multiples est parfois drôle aussi.

Mais encore?
Nous sommes dix ans avant Mai 1968 dans une société petite-bourgeoise corsetée à haute densité morale. Parmi ses collègues moniteurs.trices, elle est la seule à être issue d’un milieu modeste profondément catholique sans avoir aucune connaissance du monde laïc. Elle est fille d’ouvriers normands devenus petits commerçants propriétaires d’une épicerie-café à Yvetot.

Annie Ernaux a souvent été dépeinte comme une transfuge de classe cherchant à rendre compte de la culture du monde dominé dont elle est issue. Cela marque aussi Mémoire de fille. Le livre décrit le voyage d’Ernaux dans la vie adulte face au récit d’une première rencontre participant d’un sentiment amoureux fantasmé avec un moniteur-chef de quatre ans plus âgé qu’elle. Cette expérience troublante et déceptive laisse une empreinte indélébile sur la narratrice. Le roman fait quelque 150 pages dont notamment la partie en Angleterre a été retranchée.

Qu’est-ce qui rend cette histoire si mémorable?
Ce qui rend Mémoire de fille si spécial, c’est l’authenticité avec laquelle Annie Ernaux partage son expérience personnelle, sans masquer les moments difficiles et les émotions contradictoires. Elle décrit une rencontre sexuelle rapide et brutale, suivie de l’humiliation publique causée par les rumeurs et la cruauté des autres adolescents.

Le récit évoque le choc initial, le mélange de honte, de fierté et de remords, et l’évolution de la jeune fille en une femme plus sereine. L’auteure parvient à exprimer cette expérience personnelle de manière à ce qu’elle résonne universellement.

Et les défis pour cette adaptation?
L’adaptation de Mémoire de fille pour la scène n’a pas été une tâche aisée, car il a fallu séparer les éléments littéraires de ceux qui relèvent de l’oralité. La littérature et la scène ne suivent pas la même temporalité, et il a fallu conserver la dimension orale tout en laissant de côté des aspects moins pertinents pour la scène.

L’adaptation s’est faite en concertation avec la comédienne Caroline Gasser qui passe ce texte. Ensemble, nous avons réussi à condenser le cœur de l’œuvre tout en maintenant son intégrité.

Cette création a-t-elle été bien accueillie par les enseignants.es et les adolescents.es?
«Annie Ernaux devrait figurer dans le cursus des lectures obligatoires de tous les collèges français», assure l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston*. Nous avons donc donné une cinquantaine de représentations en milieu scolaire. Sous une forme épurée et raccourcie, sans éclairages ni costume, la pièce est jouée pour un public adolescent en classe par Caroline Gasser.

Les représentations sont suivies d’une discussion-médiation autour de plusieurs thèmes: littérature, genre, consentement, domination masculine, patriarcat, liberté sexuelle. Pour le public adolescent, ce texte reste parfaitement en prise avec leur vécu et leur ressenti d’aujourd’hui. Il favorise un élément émancipateur de la parole et de la pensée.

Comment décririez-vous le pouvoir du théâtre dans l’expression artistique?
Le théâtre a le pouvoir unique d’exprimer le langage de manière vivante, en faisant appel au corps, à la voix et à la présence des acteurs.trices. Il peut transcender les mots écrits et donner vie à des émotions et à des sensations signifiantes.

Le langage théâtral ne se conforme pas aux logiques de texte, et il est bien plus qu’une simple série d’informations. C’est une expérience artistique profonde qui permet aux interprètes de devenir les passeurs.seuses de sensations. Le théâtre, c’est la poésie incarnée.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet 06.11.2023

 

LA PÉPINIÈRE

Découvrir Satie par les mots, aussi

À propos de Satie

Les Amis musiquethéâtre porte parfaitement son nom en ce moment : du 1er au 5 novembre, il accueille François Marthouret et Christiane Gugger pour Satie, un spectacle où musique et mots se mêlent pour narrer la vie et l’œuvre de ce musicien si marquant.

Erik Satie (1866-1925) est avant tout connu pour sa musique. Véritable précurseur en la matière, notamment sur la musique minimaliste et répétitive, il est parmi les compositeurs les plus écoutés. Avec ses Gymnopédies et autres Gnossiennes, il a marqué son époque. Ce qu’on connaît moins de lui, en revanche, c’est sa plume, poétique et pleine de verve. Ce spectacle sobrement éponyme permet de découvrir les deux pendants de son œuvre, subtilement entremêlés.

Quand la plume…
Difficile de classe les écrits de Satie dans un genre précis, tant son style varie et paraît unique. Plusieurs textes sont ainsi convoqués dans la pièce, à commencer par une forme d’autobiographie aux allures d’essai… ou sont-ce plutôt des mémoires ? Quoiqu’il en soit, il s’y présente humblement, sans trop parler de son enfance dont il ne se souvient plus vraiment. Il partage avec nous sa vision du monde, son rapport à la France – qu’il aime mais a été obligé de détester, comme tout le monde – mais aussi ses pensées sur la guerre ou la nourriture, son quotidien particulièrement rythmé et précis… On dit souvent de lui qu’il n’aime pas le monde, pourtant voici ce qu’il en dit :

« – Non pas que je haïsse le monde. Non, j’aime ce monde. Le grand monde… Même le demi-monde, étant moi-même une sorte de demi-mondain ! »
À travers cet écrit et ceux qu’il adresse à d’autres artistes, comme Debussy, et qui sont cités dans Satie, on retrouve cette capacité à jouer avec les mots de la langue, avec une forme d’humour particulièrement fine. On évoquera son allusion aux talents d’architecte du lapin et à ses terriers, « comme le fox du même nom ». Ces mots, François Marthouret les prend en charge en les lisant, assis à sa table ou adossé au piano. Sa présence et sa voix nous donnent envie de l’écouter, des heures durant, comme un conteur qui narrerait pour nous de de fabuleuses histoires. Celle de Satie, dans le cas présent.

… se met au service de la musique
Car Erik Satie est un véritable raconteur d’histoires. Ses compositions, brillamment interprétées par Christiane Gugger, émaillent l’entièreté du spectacle, de l’introduction aux interludes mélodiques… Mais la musique raconte parfois mieux que les mots ! Pour nous le faire comprendre, François Marthouret accompagne toute une série de pièces courtes de Satie avec les textes que ce dernier y a rapporté. Voilà qu’il nous narre ces brèves mélodies sur la chasse, le tennis, la pêche et toutes sortes de thématiques du quotidien. Car Satie est un être à part : non content de composer sa musique, il semble la vivre, comme si elle rythmait son quotidien, cherchant la musicalité de toutes choses. Pour preuve cette anecdote sur les hydrographes qui ont découvert que toute chute d’eau, peu importe son importance et son débit, joue un fa parfait. Légende ou réalité ? Qu’importe : cela en dit long sur l’homme et son rapport au monde qui l’entoure. Ses réflexions sur les animaux qui, s’ils n’ont pas d’artistes peintres ou sculpteurs – encore que –, sont les rois du chant pour certains, montrent à quel point son oreille était attentive au moindre détail. Et c’est à travers sa musique qu’il nous le prouve, pressant notre imaginaire de visualiser ce qui nous est narré.
Dès lors, le seul reproche qu’on aurait à faire à Satie est sa durée : les 50 minutes nous semblent bien trop courtes, et l’on aurait souhaité que cela ne s’arrête jamais…
Fabien Imhof 05.11.2023

 

 

SCÈNES MAGAZINE

Satie

À propos de Satie

Une lecture – spectacle, qui mêle les mots de Satie à ses compositions, et rend hommage à son œuvre atypique. Interview de François Marthouret.

Quels sont les auteurs de théâtre qu’au cours de votre carrière vous avez spécialement aimé jouer ?
François Marthouret. J’ai eu beaucoup de chance d’interpréter des auteurs, beaucoup d’auteurs, dans des aventures théâtrales toujours passionnantes. La liste de ces auteurs est phénoménale: Shakespeare, Tchekhov, Duras, Pinter, Pessoa, Molière, Strindberg, Miller, Grumberg, Le Clézio, Tourgueniev, Brecht…
Cette chance-là, de parcourir tous ces univers – et évidemment celle d’avoir travaillé avec Peter Brook – m’a rendu très proche, sinon très familier, et en tout cas très inspiré par Shakespeare, que j’ai joué beaucoup de fois. Et puis Pessoa et Strindberg, et les autres…

Avec quels metteurs en scène aimeriez-vous travailler ou retravailler ? Et pourquoi ?
Beaucoup de mes metteurs en scène favoris sont morts hélas, mais j’aimerais effectivement pouvoir travailler avec ceux avec lesquels je ne l’ai pas encore fait, comme Alain Françon, Joël Pommerat, Alexander Zeldin, Peter Stein, Stéphane Braunschweig. Pourquoi ? Parce que j’ai l’impression que ce sont des gens attentifs à une certaine élaboration théâtrale, à la fois dirigée et collective, et qu’ils savent mettre en scène avec talent des oeuvres de manière passionnante.

Faire des lectures vous permet-il d’aller à la rencontre d’un public différent, ou cela reste-t-il pour vous du théâtre : un texte que l’on joue, mais que l’on incarne autrement ?
Faire des lectures… Effectivement les lectures sont des exercices très simples qui donnent une sorte de liberté formidable à l’auditoire. Donc cet exercice, évidemment, je l’aime beaucoup. Il permet de donner, avec mes moyens, de la vie à un texte et de le partager librement. Il permet aussi de donner de la vie à des textes souvent destinés à la solitude du lecteur, de la lectrice.
Souvent aussi ça me donne de l’imagination, d’incarner un texte à la première personne, comme si j’étais moi-même l’écrivain. Cela apporte une pensée, des émotions, des images qui semblent s’inventer, se raconter, et encore une fois se partagent avec le public.
C’est un plaisir pour moi, en-dehors de celui de découvrir et faire découvrir de nombreux écrivains. Ecrivains dont certains sont devenus des amis.
Propos recueillis par Rosine Schautz novembre 2023

Extrait
L’artiste n’a pas le droit de disposer inutilement du temps de son auditoire. L’artiste est certainement respectable, mais l’auditeur l’est encore plus. Le public vénère l’ennui. Pour lui, l’ennui est mystérieux, et profond. Chose curieuse, contre l’ennui l’auditeur est sans défense.
L’ennui le dompte…

Bio François Marthouret: comédien, metteur en scène et réalisateur
Scènes Magazine, novembre 2023

Né en 1943 à Paris, il se forme au théâtre à l’école d’art dramatique du TNP et au cours Charles Dullin. Il devient l’assistant de Raymond Rouleau à Paris, puis d’Alain Rais à Martigues jusqu’en 1966. En 1970 il rejoint Peter Brook et le Centre International de Recherches Théâtrales, installé au Théâtre des Bouffes du Nord. Brook le mettra en scène dans Timon d’Athènes, Ubu, et Mesure pour Mesure.
Il travaillera sous la direction d’Antoine Vitez – Le Précepteur (Lenz), et La Mouette (Tchekhov) – et sous celles de Stuart Seide à Chaillot dans un Shakespeare, Georges Lavaudant (Brecht), Bernard Murat (Tourgueniev notamment), Robert Hossein (Sartre).

Au cinéma il tient son premier rôle dans L’Aveu de Costa-Gavras (il joue un policier) et poursuit sa carrière cinématographique avec Alain Tanner, Michel Deville, Jean Becker, François Ozon.
Comédien éclectique, François Marthouret joue également dans de nombreux téléfilms: Julie Lescaut, Navarro, Les Cordier, Juge et flic, La bicyclette bleue. Il en a réalisé lui-même trois : Mémoires en fuite (qui a obtenu en 2000 le prix du meilleur film au Festival de la fiction TV de Saint-Tropez), et Le Grand Georges.

François Marthouret est également le metteur en scène de Des jours et des nuits de Harold Pinter (1982), Hamlet de William Shakespeare (1985), Le Livre des fuites de Jean-Marie Le Clezio (1992), Gertrud de Hjalmar Soderberg (1996) et Père d’August Strindberg.
Enfin, il a aussi doublé de nombreux acteurs, dont John Malkovich et John Hurt.
Depuis quelques années, il se consacre à la lecture de textes : Dubillard, Topor, Ribes, Bataille, et… Satie.

 

 

RTS – Drôle d’époque

Françoise Courvoisier, directrice du théâtre des Amis

Entretien

 

J-MAG

Master Class de Terrence McNally aux Amis musiquethéâtre : Callas, tragédienne à la scène comme à la ville 

À propos de Master Class

Le théâtre carougeois trouve avec cette œuvre une belle occasion d’allier ses deux axes artistiques, le théâtre et la musique. En effet, quoi de plus évocateur que de convoquer la Callas, surnommée « La Bible de l’opéra » par Leonard Bernstein, pour questionner la nature du travail artistique, ses zones troubles où le travail, l’apprentissage, les facilités fusionnent avec la personnalité de l’artiste, ses failles, ses forces. Y a-t-il des limites au don de soi à son art ? Tout le monde peut-il prétendre au génie ? Comment développer une présence reconnaissable entre mille ? Ce sont toutes les questions, et quelques-unes encore, que la pièce, créée à New York en 1995 avec Zoe Caldwell dans le rôle de la diva, pose de manière impérieuse.

Master Class, succès à l’international depuis sa création, a été traduite en français par Pierre Laville pour une mise en scène de Roman Polanski avec Fanny Ardant dans le rôle-titre. La version suisse est mise en scène par Michel Favre avec Maria Mettral qui endosse avec force et brio le rôle de la cantatrice légendaire qui précisément ne chante plus, car elle a perdu sa voix de manière prématurée, et s’est retirée de la scène au mitan des années soixante. Terrence McNally s’est basé sur des notes prises lors d’une série de masterclasses données par Maria Callas à la Julliard School of Music de New-York en 1971. L’auteur étasunien met ainsi en lumière l’immense exigence de la cantatrice envers ses élèves, à l’image de l’exigence qu’elle a eu vis-à-vis d’elle-même toute sa vie. Les dialogues, inspirés de cette expérience réelle de ces cours magistraux, sont tout à la fois cruels et teintés de désir de transmission, remplis d’humour caustique mais aussi d’introspection poignante.

Sur scène, Maria Mettral, impériale, au port altier, transporte la passion tragique qui habite Maria Callas face à ses élèves, mais aussi face aux souvenirs qui remontent à la surface lors de ces instants où elle cesse d’interrompre les jeunes interprètes dans leur élan et se replonge dans sa propre interprétation d’antan des airs d’opéra. L’ardente tragédienne sur scène rencontre ici la vie tragique de la femme, Maria Anna Sophia Cecilia Kalogeropoulos, qui a commencé sa formation musicale très jeune – « je n’ai jamais été jeune, je ne pouvais pas m’offrir ce luxe si je voulais y arriver » lui fait dire Terrence McNally –, a vécu l’occupation nazie en Grèce pendant laquelle elle a souffert de grande pauvreté et a dû chanter pour les occupants, expérience amère qui pourtant lui a donné une impulsion pour le reste de sa vie, à travers un mot, der Mut, qui exprime le courage teinté d’audace, a dû faire face aux réflexions sur son physique au début de sa carrière et sur sa voix vers la fin, sans compter ses amours tumultueuses et dramatiques qui ont jalonné sa vie.

La Callas semble ici avoir plusieurs points de fixations (le look, ou plutôt l’absence de look, des jeunes gens, le mépris généralisé du détail, l’incapacité à écouter et à entendre, la présence sur scène comme dans la vie), l’un des plus intéressants que donne à entendre l’auteur est celui du pouvoir. La diva n’a de cesse d’expliquer qu’interpréter, c’est combattre et sublimer : « Ne manquez jamais une occasion de théâtraliser », dit-elle. « Une représentation, c’est un combat, une prise de pouvoir, vous devez gagner », poursuit-elle. C’est ici que le volontarisme de Maria Callas se cristallise, c’est elle contre tous et toutes s’il est nécessaire, car il faut avoir de l’estime pour l’art mais aussi du respect pour soi.

La figure de la Callas assène des aphorismes aux deux soprani (Lorianne Cherpillod et Sarah Pagin ) et au ténor (Erwan Fosset) de Master Class, provoquant dans un premier temps l’incompréhension, la peur, la paralysie, mais la transmission opère lorsque les trois jeunes artistes cessent de résister et laissent couler leur voix dans le flot intransigeant de l’essence des personnages joués. La mise en scène et les dialogues provoquent en creux la mise à nu de la cantatrice, mais c’est dans ces moments où les jeunes interprètes plongent dans leur aria que la Callas, La Divina, La Prima Donna Assoluta, se dévoile dans sa fragilité toute humaine : le chant des jeunes s’estompent, la scène devient noire, la lumière se concentre sur la cantatrice qui se remémore, sur fond d’extraits originaux de ses prestations, l’une ou l’autre des représentations, les applaudissements, les ovations, les fastes de la célébrité, et toute cette nourriture immatérielle qui emplissait sa vie.

Empoignant !
Malik Berkati 28.09.2023

 

 

LE TEMPS

Aux Amis, Maria Mettral incarne la Callas ,et c’est le grand frisson

À propos de Master Class

Dans «Master Class», la comédienne genevoise ressuscite la diva face à trois élèves chanteurs. Entre les airs d’opéra et le coaching musclé, la soirée étourdit d’intensité

«Je n’ai jamais eu autant d’émotions au théâtre.» La confession de cette spectatrice de 84 ans, grande amatrice d’opéras et de spectacles, vaut son pesant de référence. Et c’est vrai. Lorsque Maria Mettral, alias la Callas, évoque le regard en feu ce tournant de 1954 où la diva a remporté un immense succès à la Scala de Milan en chantant La Somnambule de Bellini, le public des Amis est sous le charme. Et sous le choc, car il y a de la rage dans celle qui conclut ce triomphe par: «J’ai encore gagné.»

Mais l’émotion est aussi légère et heureuse dans Master Class, pièce de 1995 de l’Américain Terrence McNally, en première suisse à Carouge, après avoir été créée à Paris avec Fanny Ardant. Face à Lorianne Cherpillod, Sarah Pagin et Erwan Fosset, jouant les élèves chanteurs qui mûrissent dans la douleur au fil des conseils de la star, le public frémit d’une émotion particulière, celle que procurent la transmission et l’accomplissement de soi. Sans oublier, bien sûr, les airs d’opéra, ces perles brillantes tirées de La Somnambule, Macbeth et Tosca et chantées avec élan sur le piano virevoltant de Nicolas Le Roy. Trois fois, la joie.

Maria Mettral, impériale
Si ce spectacle est si intense, c’est que, sous la direction de Michel Favre, Maria Mettral est impériale. La comédienne genevoise se révèle à la fois profonde, voire abyssale, quand elle plonge en elle-même pour dresser le bilan des années glorieuses de la diva. Et à la fois clinquante, voire clashante, quand elle assène ses recommandations à ses élèves tétanisés.

On a déjà souvent relevé le métier de la fringante Madame Météo à la RTS, notamment dans des textes de Dario Fo, mais ici, Maria Mettral impressionne par son intensité, ce feu dévorant qui a été nécessaire à la Callas pour remporter le morceau.

Inspirée de la réalité
La pièce, inspirée d’une vraie leçon donnée par la diva à la Juilliard School of Music de New York, raconte la détermination de celle qui a révolutionné l’art lyrique en amenant du sentiment et de l’étoffe aux personnages d’opéra. La Callas n’a jamais reculé devant l’effort ni le travail pour atteindre ce graal : bouleverser l’audience et obtenir jusqu’à 37 rappels. Adolescente, elle venait 6 jours sur 7 au Conservatoire de musique d’Athènes, où la famille avait déménagé après une première tranche de vie agitée aux Etats-Unis. Et se retrouvait parfois les pieds en sang faute d’être bien chaussée, raconte-t-elle aux apprentis chanteurs.
Sa recette tient en trois mots: technique, discipline et courage. «Mute», traduit-elle en allemand, se souvenant d’y avoir recouru, lorsque, pendant l’Occupation, elle a dû chanter devant l’armée honnie. Mais le courage ne suffit pas. La connaissance des partitions et du personnage est indispensable pour vivre le rôle, ajoute celle qui hait le mot «jouer».

L’actors singing studio
Ainsi, à la soprano Sharon Graham (Sarah Pagin), qui s’apprête à livrer l’air de la lettre de Lady Macbeth dans l’opéra de Verdi, la Callas demande si elle connaît son Shakespeare, si elle l’a seulement lu. Et si elle mesure l’enjeu de la situation pour cette femme dévorée d’ambition.

De la même manière, quand le ténor Anthony Candolino (Erwan Fosset) se lance dans l’air du portrait de Tosca, sait-il dans quelle église il se trouve et a-t-il à l’esprit la nuit torride qu’il vient de passer avec son amante, teste la diva. Devant l’air paumé du chanteur, la Callas martèle son mantra: tout est dans le détail et tout est dans la musique. Ressentez la musique et respirez la situation avant de vous lancer. Le bel canto a vécu, vive l’actors singing studio!

Et le look alors?
La diva est aussi intraitable sur le look. Plusieurs fois, elle invite l’audience de cette master class, c’est-à-dire le public du Théâtre des Amis, à faire la différence en matière d’apparence. Elle sait de quoi elle parle: Evangelia, sa maman qui était aussi son premier agent, s’est toujours vantée d’avoir transformé son vilain petit canard de fille en un cygne stupéfiant. Maria Mettral, parfaite des pieds à la tête, n’a pas besoin d’artifices, mais elle excelle dans l’expression sourcils levés face aux fautes de goût ou de maintien de ses protégés.

La soirée file ainsi entre coaching sévère, retour sur un passé poignant – la Callas a cassé sa voix en dix ans – et puissantes envolées. Et c’est étourdie, de sons et de frissons, que l’audience a applaudi, mardi, soir de première, la comédienne-diva de la rentrée.
Marie-Pierre Genecand 28.09.2023

 

 

LE TEMPS

La Bâtie, ce festival où le Liban brille

À propos de Hashem Hashem

Hashem Hashem. Le jeune poète a ouvert les feux du volet libanais lundi soir, aux Amis, petite salle carougeoise connue pour son attention aux mots. Parfait écrin, donc, pour cet artiste raffiné qui, dans Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, évoque sa transition entamée il y a trois ans, en l’associant à l’explosion qui a ravagé Beyrouth le 4 août 2020. L’idée derrière ce rapprochement? La notion de seconde chance et de reconstruction. Dans un arabe très dense et mélodieux, Hashem Hashem déroule sa trajectoire en notant qu’«on est tous multiples». D’ailleurs, sourit-il, une personne sur huit commence sa vie utérine avec un jumeau qu’elle absorbe au fil de la grossesse… Combien d’individus vivent donc en nous?, questionne le jeune poète au regard doux, qui joue encore jusqu’à jeudi. Hashem Hashem est le premier des artistes libanais invités dans cette 47e édition de La Bâtie.
Marie-Pierre Genecand 06.09.2023

 

 

PÉPINIÈRE

Aux Amis, on questionne la nature du travail artistique

À propos de la demi-saison septembre 2023 > janvier 2024

Les Amis musiquethéâtre a dévoilé sa première partie de saison 23-24. Si le côté éclectique de la programmation est parfaitement assumé, la trame de cette demi-saison s’intéressera à la nature du travail artistique, nous dit Françoise Courvoisier, directrice des lieux.

Comme il est de coutume désormais, la saison débutera en collaboration avec La Bâtie – Festival de Genève. Stéphane Michaud vous en parlait récemment, le jeune comédien libanais Hashem Hashem présentera son spectacle éponyme du 4 au 7 septembre prochains. Dans un contexte compliqué, il perçoit l’art comme une manière de survivre. À travers cette autofiction en arabe, surtitrée en français, il racontera sa vision de la création, entre écriture et jeu.

Du 26 septembre au 15 octobre, place à Master Class, une leçon de chant donnée par Maria Callas. Dans la première suisse de ce spectacle au succès international, Maria Mettral endossera le rôle de la cantatrice grecque dans cette classe de chant aux dialogues particulièrement efficaces. Une manière de questionner le travail artistique de manière didactique, à travers une grande figure de l’opéra.

Musique toujours du 1er au 5 novembre, avec Satie, un spectacle centré autour du pianiste et compositeur du même nom. Surréalisme, musique répétitive, minimalisme : nombreux sont les mouvements explorés par Erik Satie. Ce qu’on sait moins, en revanche, c’est que sa plume aussi était pleine de verve ! Entre mots et compositions, laissez-vous porter par ce moment hors du temps, que partageront le comédien François Marthouret et la pianiste Christiane Gugger.

La transition est toute trouvée, avec d’autres mots qui résonneront toujours au mois de novembre, ceux d’Annie Ernaux. Caroline Gasser, seule en scène, y reprendra le texte de la prix Nobel de littérature 2022, pour questionner les perturbations de la vie, le décalage temporel entre le moment vécu et le temps de l’écriture. Une véritable mise en abîme du métier d’artiste, ici d’autrice, qui poursuivra la thématique de cette demi-saison.

Rendez-vous ensuite au mois de décembre, du 12 au 31 plus précisément, avec Tiempo Justo, une histoire d’amour sur fond de tango. Après les sons et les mots, c’est le corps en scène qui sera mis en avant cette fois, dans sa manière de bouger, d’interpréter, de vivre et retranscrire le moment et l’émotion. La distribution est encore en cours, mais le spectacle promet déjà !

L’année 2024 débutera en poésie, avec un monument du théâtre genevois, le doyen des acteurs et actrices : Maurice Aufair. Accompagné de Claude Vuillemin, il explorera la correspondance entre Gustave Roud et Philippe Jaccottet, deux écrivains suisses qui ont marqué leur époque.

Enfin, cette demi-saison se clôturera du 16 au 28 janvier avec Occident, une pièce signée Rémi de Vos qui, comme souvent, interrogera le couple. Cette fois-ci, il sera question d’un nid d’amour devenu invivable, où les deux amoureux se détestent. Le tout sur un fond de racisme !

En parallèle des spectacles, les Amis musiquethéâtre continueront de proposer des matinées classiques, lors desquelles on peut entendre des musicien·ne·s en duo, trio ou quatuor autour d’un compositeur classique. N’oublions pas non plus les nocturnes, certains jeudis après les représentations, où on aura l’occasion de découvrir avec des autrices-compositrices et interprètes telles que Prune, Véronique Pestel ou encore Sophie Solo. La programmation pour la demi-saison n’est pas encore complète, alors restez à l’affût !
Fabien Imhof 30.07.2023

 

 

RTS / VERTIGO

Louise

À propos de Louise

Au Théâtre des Amis, à Carouge, jusqu’au 25 juin, Charlotte Filou incarne Louise Michel, égérie de la Commune de Paris et grande figure des luttes sociales. Un personnage XXL restitué avec énergie et engagement. La comédienne se confie au micro de Thierry Sartoretti.
Entretien à écouter ici
Thierry Sartoretti 15.06.23

 

 

QUATRIÈME MUR

Dans le souffle de Louise, les cris de la foule de demain 

À propos de Louise

C’est dans l’intimité d’un petit théâtre Carougeois, dans une salle sombre, que je prends place ce jeudi soir pour faire la rencontre d’une certaine Louise Michel. Avec moi, l’impression que je viens assister à une conférence secrète et illégale sur un plan très concret de révolution aux échos du 19ème siècle, venant faire résonner les pavés d’aujourd’hui.

Sur une scène recouverte d’un immense drap blanc taché d’inscriptions et d’écritures que l’on distingue vaguement, apparaît, sous un rayon de lumière, Louise Michel en habit d’époque, interprétée par Charlotte Filou. Celle-ci redonne chair, voix et souffle à cette femme à la soif de justice sociale dans la seconde moitié du 19ème siècle.

Entre passé et présent, comme si elle revenait pour un énième discours, Louise Michel retrace son histoire de vie aux milles rebondissements, d’instructrice à révolutionnaire, et son combat d’exception sur tous les fronts contre l’injustice. Entre passé et présent, Charlotte Filou joue aussi à briser le quatrième mur lorsqu’un homme s’exprime soudainement depuis le public puis la rejoint sur scène. Vêtu comme un quidam du 21ème siècle, le comédien José Lillo relie l’histoire du passé à celle du présent, et interprète à la fois un conteur d’aujourd’hui qui précise les faits historiques, un soldat, un juge de procès ou encore Victor Hugo, avec qui Louise Michel entretint une correspondance.

On est emporté dans le récit fougueux de cette figure courageuse qui œuvra toute sa vie, sans se soucier de la mort pour dénoncer et agir contre la répression de tous.tes, des femmes, des ouvriers, des marginaux, des animaux. Charlotte Filou me raconte « C’est ce qui m’a fascinée chez cette femme, sa trajectoire, ce refus de compromission toute sa vie durant ». Rencontrée d’abord lors de son adolescence, à l’école, en étudiant la Commune, Louise Michel revient à l’esprit de Charlotte il y a quelques mois et une grande recherche historique commence pour tisser le récit de ce spectacle.

En effet, cette création est faite de matière très composite, me décrit Charlotte Filou. Basée sur les mémoires de Louise Michel, elle est complétée d’éléments sur les différents moments historiques évoqués, notamment celui de la Commune de Paris (1871). « Il y a aussi d’autres parties comme le poème de Victor Hugo qu’on entend (adressé à Louise Michel), les petites citations des uns et des autres qui composent le tout.

Je dirais qu’il y a à peu près 80% de Louise Michel, son texte à elle, et après d’autres types de matières, les reprises de procès aussi et des choses que moi j’ai écrites. En tout cas, il y a eu besoin d’un peu d’exégèse, un peu de travail sur pas mal d’ouvrages pour avoir une vision globale et arriver à réduire ça en 1h20 » complète Charlotte Filou.

L’artiste qui écrit, joue et met en scène est saisie par l’envie de créer une pièce traitant de sujets politiques et d’une figure qu’elle adore, tout comme les idées que celle-ci porte que Charlotte Filou trouvait important de pouvoir faire réentendre. Et ceci, au travers du théâtre et la force singulière qu’a cet art de partager avec le public l’émotion de l’instant. La vibration de la voix, le souffle de la respiration, le regard intense sont perceptibles et échangés dans ces éclats de vie unique à chaque représentation. Selon Charlotte Filou, « C’est à travers l’émotion, la sensorialité, ce que les gens ressentent, ce avec quoi ils ressortent, qui permet d’envisager peut-être les choses d’une autre manière, mais pas directement intellectuelle ». Elle ajoute que c’est ainsi que l’on peut « charrier plein de choses sans faire la morale, sans dire je suis de tel camp ou d’un autre ». C’est aussi sa grande force à Louise Michel, elle est assez universaliste et ce sont plus les actes qu’elle a posés qui nous émeuvent que vraiment ce qu’elle a dit à tel moment.

L’élan révolutionnaire de la pièce et de Louise Michel et le fait que celle-ci soit considérée comme une pionnière du féminisme amènent assez naturellement ma pensée sur ce mois de juin, coloré des revendications féministes à l’approche du 14. Lorsque je mentionne cela à Charlotte Filou, elle me révèle que le drap qui recouvre la scène, « a été conçu à plusieurs mains, avec plusieurs de mes copines, parce que j’avais envie que ce soit plein d’écrits, plein de paroles de femmes qui soient sous mes pieds. C’était un peu pour le symbole perso, et puis j’avais envie d’être proche des copines et de ce que les femmes avaient envie de dire sur ce drap, symboliquement. Ça a été un super moment aussi, de se retrouver toutes avec les marqueurs, comme si on allait en manif ».

On retrouve à plusieurs niveaux dans ce projet le plaisir d’être en groupe, d’avancer à plusieurs dans une direction, de partager collectivement des émotions. Que ce soit dans le récit de Louise Michel à propos de la force de la foule lors de la mise en place de la Commune, le fait de se rassembler pour créer le décor ou encore de se sentir ensemble dans l’instant du spectacle en tant que public et comédien.ne.s.

Sous ses pieds, tel un tremplin, les mots engagés de ses amis et sortant de sa bouche, dans ses paroles le récit de l’intrépide et déterminée Louise Michel. Ajoutez à cela, une scène proche du public, une mise en scène dynamique, un jeu de lumière et la musique venant avec justesse souligner et soutenir le récit et vous voilà prêt.e.s à vous lever de votre chaise pour aller, vous aussi rejoindre la foule dans la rue.
Axelle Kaeser 10.06.2023

 

 

LA PÉPINIÈRE

Ce n’est pas une révolte, c’est une révolution

À propos de Louise

Sur la scène des Amis musiquethéâtre, Charlotte Filou redonne vie à Louise Michel, impressionnante figure révolutionnaire, qui force respect et admiration. Entre mémoire et histoire, cette figure de la Commune s’adresse au public pour raconter son histoire, dans un récit plus vrai que nature.

La scène est couverte d’un immense drap blanc sur lequel sont inscrits des slogans révolutionnaires et autres paroles fortes de Louise Michel. Trois blocs, qui serviront de sièges, d’estrade ou de pupitre, se trouvent également sous ce drap. Sur l’un deux est assise une femme, toute de noir vêtue. Il s’agit de Louise Michel (Charlotte Filou), institutrice ayant pris part activement à la Commune de Paris. Pendant plus d’une heure, elle racontera au public son parcours : son enfance au sein d’une famille bourgeoise qui l’a élevée, alors que les circonstances de sa naissance étaient floues ; son métier d’institutrice ; ses élans révolutionnaires ; jusqu’à sa déportation en Nouvelle-Calédonie… Rien ne nous est épargné, et l’on se prend à écouter religieusement les propos de celle qui a toujours cru en ses idéaux.

Entre mémoire et histoire
Louise est un spectacle admirablement bien construit. Louise Michel y raconte ses souvenirs, dans un texte évidemment adapté pour la scène. Charlotte Filou a choisi d’y parler à la première personne, pour incarner et redonner vie à Louise Michel, dans un langage qui s’adresse à tou·te·s. Pari réussi, tant le spectacle reflète parfaitement la vision du monde de cette femme engagée, qui s’insurge contre tout ce qui ne lui convient pas : peine de mort, droit des femmes, condition ouvrière, chômage… On se demande comment un seul être a eu l’énergie de lutter contre tout cela à la fois. Eh bien, Louise Michel l’a fait ! Plus fort encore, son discours habite tellement Charlotte Filou, et les conférences qu’elle a menées à la fin de sa vie, même malade, si pleines d’enthousiasme et de conviction, qu’on aurait envie de se lever et de la suivre, bien que l’époque soit révolue. Voilà qui en dit long.

Il ne faudrait pas oublier alors le second acteur de ce spectacle : José Lillo prend le rôle de l’historien, qui se tient en retrait, discret. D’abord spectateur, il ponctue certaines interventions de Louise Michel de quelques précisions plus factuelles. Laissant la vedette à Louise – elle n’aurait sans doute pas accepté qu’un homme parle en son nom – il amène une touche d’objectivité nécessaire à rendre le propos encore plus puissant. On pourrait s’attendre à ce qu’ils soient atténués, nuancés, par cette approche plus neutre : il n’en est rien, bien au contraire ! Il les renforce, soulignant tout l’engagement et la détermination de Louise Michel, en les appuyant même par des vers de Victor Hugo adressés à la révolutionnaire, endossant aussi le rôle du procureur lors des extraits de procès rejoués sur la scène des Amis. Même en étant objectif·ve, on ne peut qu’être admiratif·ve de la volonté et de l’engagement de Louise Michel.

Se battre pour la dignité des faibles
Les derniers mots prononcés par José Lillo résonneront encore longtemps dans ma tête. Il raconte que même dans la pauvreté et la misère, Louise Michel a toujours trouvé quelqu’un de plus faible, de plus en difficulté, qu’elle a pu aider et défendre. Droite dans ses bottes, elle n’a jamais failli. Cela, Charlotte Filou l’incarne parfaitement. Elle trouve les bonnes attitudes, sans jamais passer en force. Le militantisme n’est jamais exagéré, et résonne toujours juste. La lumière, les sons, la fumée qui enveloppe la scène telle la brume amènent ce qu’il faut pour ne jamais tomber dans un pathos ou une idéalisation qui casserait la force du spectacle. Au contraire, la gestuelle est parfaitement travaillée, la voix bien posée, pour que rien ne soit superflu. Tous ces éléments contribuent à donner à Louise un effet de vérité, de sincérité. Charlotte Filou ne joue pas Louise Michel, on ne peut même pas dire qu’elle l’incarne : Charlotte Filou EST Louise Michel, sur la scène des Amis.

Et l’on ne peut que tirer un grand coup de chapeau à la comédienne et à son équipe, pour avoir su redonner vie, le temps de quelques soirées, à cette grande figure qui force le respect et l’admiration.
Fabien Imhof 12.06.2023

 

LE TEMPS

Charlotte Filou ressuscite Louise Michel et enflamme Les Amis

À propos de Louise

Sur la scène carougeoise, la comédienne rappelle la totale détermination de la féministe française qui a toujours défendu les plus faibles et ne jurait que par la révolution sociale

Difficile d’imaginer spectacle plus fervent, plus vivant! Aux Amis, Charlotte Filou ne se contente pas d’évoquer Louise Michel d’après les Mémoires que l’écrivaine a laissées. S’exprimant au «je», elle incarne avec force la révolutionnaire qui s’est battue comme une lionne lors de la Commune de Paris et que la mort a plusieurs fois frôlée.

A ses côtés, José Lillo compose les «hommes de sa vie», tantôt partisans, tantôt opposants. Appartenant à la première catégorie, Victor Hugo a livré un vibrant poème-portrait de l’héroïne en 1871, au moment où elle était jugée pour insurrection. Mardi, soir de première, ce plaidoyer, comme le spectacle intitulé sobrement Louise, a bouleversé le public.

Les mots d’Hugo
«Ceux qui savent tes vers mystérieux et doux/Tes jours, tes nuits, tes soins, tes pleurs, donnés à tous/Ta parole semblable aux flammes des apôtres/Ton oubli de toi-même à secourir les autres/Ta bonté, ta fierté de femme populaire/L’âpre attendrissement qui dort sous ta colère/Ceux-là, (…) Malgré ta voix fatale et haute qui t’accuse/Voyaient resplendir l’ange à travers la méduse.»

Victor Hugo a l’art des mots qui éveillent le sens et les sens. Louise Michel (1830-1905) n’était que combat acharné? Hugo lui redonne douceur et sensibilité. Il le fallait car, dès son arrivée à Paris, Louise a lancé son corps dans la bataille et cette âpreté de combat, Charlotte Filou la rend bien sur la scène des Amis. Altière, dans son long manteau de soldat, le regard en feu et le geste sûr, la comédienne traduit la détermination de cette icône assoiffée d’actions et de résultats. «Oui, barbare que je suis, j’aime le canon, l’odeur de la poudre, la mitraille dans l’air mais je suis surtout éprise de la Révolution», clame-t-elle le regard porté vers l’horizon.

La fièvre de la Commune
La féministe, qu’on surnommait la «Vierge rouge» et qui dirigeait des comités de citoyennes, le rappelle dans ses Mémoires: la Commune de Paris est une fulgurance de l’histoire où le petit peuple a bien cru prendre le pouvoir. Un soulèvement massif de 72 jours, maté au final par un président, Adolphe Thiers, qui requiert les forces prussiennes, donc ennemies, pour dompter ses propres citoyens. Honte et souffrance déchirent le cœur de la militante face aux 20 000 victimes de ce massacre intestin.

Même révolte ensuite, lorsque avec 43 000 autres compagnons, Louise est prisonnière au camp de détention dans la plaine de Satory, près de Versailles et voit les détenus, souvent des femmes et des enfants, mourir de malnutrition et de maladie. Et révolte enfin quand, déportée en Nouvelle-Calédonie en 1873, la justicière apprend aux autochtones à se battre pour leur indépendance et devient anarchiste. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser aux papayers locaux et aux cyclones qu’elle admire en frémissant.

Education érudite
C’est que, née des amours clandestines entre sa mère, servante, et les maîtres (père et fils) du château de Vroncourt, en Haute-Marne, Louise Michel a d’abord eu une enfance faite d’études et d’observations. Passionné par Rousseau, son «grand-père» l’instruit de manière à la fois rigoureuse et libertaire.

Un bagage qui lui permet de devenir institutrice dans les quartiers défavorisés de Paris en 1853 avant d’incendier la ville de sa flamme révolutionnaire. «Je divise mon existence en deux parties distinctes. La première, toute de songe et d’étude; la seconde, d’évènements. Comme si les aspirations de la période de calme avaient pris vie dans la période de lutte», confie Louise Michel.

Le talent de Charlotte
Grâce à Charlotte Filou qui cumule avec talent le montage des textes issus de ces Mémoires, la mise en scène et le jeu, on s’immerge totalement dans ce récit de vie. Tout devient palpable, proche, passionnant dans le parcours tumultueux de la pasionaria.

Le spectacle est d’ailleurs tellement saisissant que lorsque le noir se fait sur une dernière interpellation – «Toi qui ne possèdes rien, tu n’as que deux routes à choisir, être dupe ou fripon, rien entre les deux, rien au-delà, pas plus qu’avant – rien que la révolte» –, le public applaudit avec une fièvre rare qui traduit son émotion. Grâce à cette création, Louise Michel n’est plus seulement un nom, mais une femme d’exception dont on découvre les tréfonds et dont on comprend les motivations.
Marie-Pierre Genecand 08.06.2023

 

 

J:MAG

Avec Louise de Charlotte Filou, le Théâtre Les Amis clôt sa saison de manière spectaculaire

À propos de Louise

Une femme, de dos, habillée de noir strict souligné par un chignon,  la scène est dépouillée, quelques cubes recouverts comme le sol d’un grand drap-manifeste sur lequel on devine des bribes de slogans, de mots d’ordre, de cris de ralliement. Nul besoin de signifier au public que la représentation commence, l’attention est immédiatement happée par cette mise en place qui préfigure, dans cette puissante simplicité, l’intensité de ce personnage et de ce qu’elle a à nous dire.

Figure de proue de la Commune de Paris en mai 1871, Louise Michel est devenue une icône révolutionnaire dont (presque) tout le monde connaît le nom, mais dont, en réalité, on ne sait pas grand-chose. Charlotte Filou sort la militante anarchiste féministe de l’imaginaire collectif, la remet sur le devant de la scène, à la première personne, dans une auto-réflexion lucide de la complexité de sa vie avec, pour commentateur, un homme (José Lillo) qui contextualise les fragments biographiques, fait des incises historiques, entre parfois dans le récit en portant la voix des accusateurs ou lit des écrits de personnalités publiques de l’époque, dont les vers de Victor Hugo adressés à la femme condamnée au bagne. Dans un effet miroir, il laisse également filer de manière ironique un parallèle avec la situation contemporaine, politique et sociale française qui ne saurait déplaire à la cinéaste Justine Triet qui a profité de sa Palme d’or au dernier festival de Cannes pour dénoncer les mêmes maux.

Louise Michel naît le 29 mai 1830 en Haute-Marne. C’est un enfant « illégitime » : sa mère est la servante du châtelain de Vroncourt et son père probablement le fils du châtelain. Elle grandit dans cette famille, portant même son patronyme, Demahis, jusqu’à ce que sa mère et elle soient chassées du domaine à la mort de ses grands-parents. Elle a 20 ans et grâce à la solide éducation libérale qu’elle a reçue, elle devient institutrice, puis fonde une école libre où elle enseigne selon des principes républicains. En 1853, elle ouvre une école privée à Paris puis enseigne dans une institution à partir de 1856. Pour satisfaire sa soif de connaissance, elle suit les cours du soir dans les domaines les plus modernes du savoir. À Paris, elle fait la connaissance de Jules Vallès, Eugène Varlin, Rigault, Eudes et surtout Théophile Ferré, révolutionnaires Blanquistes des années 1860. Elle écrit pour des journaux d’opposition, rédige des poèmes qu’elle adresse à Victor Hugo avec qui elle entretient une correspondance de 1850 à 1879.

Militante de l’opposition républicaine et socialiste, elle plaide également en faveur des droits des femmes. Après avoir pris part à la Ière Internationale, Louise Michel dirige le comité de vigilance du XVIIIème arrondissement (comité de citoyennes). Sa participation active à la Commune de Paris en mai 1871 lui vaut d’être condamnée à la déportation à vie en Nouvelle-Calédonie. Arrivée à Nouméa en 1873, elle se lie d’amitié avec les Kanaks, dont elle apprend la langue, et les Kabyles, entreprend de les instruire et soutient leur soulèvement contre la présence coloniale. C’est sans doute au contact de Nathalie Lemel, l’une des animatrices de La Commune, déportée avec elle, qu’elle devient anarchiste. En 1880, Louise Michel est amnistiée et peut rejoindre Paris.
Elle reprend aussitôt ses activités politiques, donnant des conférences en France comme à l’étranger, défendant l’abolition de la peine de mort, les ouvriers et les chômeurs, et publiant de nombreux écrits. Constamment surveillée par la police, régulièrement emprisonnée, elle poursuit son militantisme politique jusqu’à sa mort en 1905.

L’écrin du Théâtre des Amis offre un environnement idéal à l’intimité qui s’installe entre les comédien·nes et le public, entre Louise Michel et l’auditoire conquis auquel elle s’adresse. La Première, qui a eu lieu le 6 juin à guichets fermés, a valu à Charlotte Filou, José Lillo, ainsi que le reste de l’équipe – tant les costumes, les lumières et la musique ponctuent à la perfection la mise en scène au cordeau de cette création – une longue ovation. La scénographie, sobre et élégante, permet l’exploration de toutes les profondeurs de champ, y compris le franchissement du 4ème mur par le jeu et la narration, mais aussi physiquement.
Charlotte Filou ne joue pas Louise Michel, elle donne âme, esprit et chair à Louise. Le monde raconte, juge, scrute Louise Michel, Charlotte Filou s’empare du pronom personnel – Je est Louise. Avec assurance, incandescence, la comédienne livre son personnage autant qu’elle le lit, soufflant « sur la poussière » pour charrier vers nous « le vent de la révolte », mettant en avant la modernité de la lutte de Louise Michel, intersectionnelle avant l’heure, révolutionnaire sociale, féministe, antispéciste, anticolonialiste : « Tout va ensemble, tout se tient, tous les crimes de la force. »
Malik Berkati 08.06.2023

 

LÉMAN BLEU

Les yeux dans les yeux

À propos de Louise

Pascal Décaillet reçoit Charlotte Filou (lien) 
Léman Bleu 01.06.2023

 

LE COURRIER

De tous les combats

À propos de Louise

A Genève et Lausanne, deux spectacles abordent la Commune de Paris de 1871 et l’une de ses figures emblématiques, Louise Michel. Qui était cette femme libre et engagée, de toutes les luttes égalitaristes?

Louise Michel (1830-1905) a traversé l’Histoire, combattant derrière les barricades lors de la Commune insurrectionnelle de Paris – qui dura de mars à mai 1871. Refusant de capituler face au Prussien Bismarck après la défaite française des armées de Napoléon III, les communard·es prônent une nouvelle organisation sociétale, populaire et ­républicaine, fondée sur la démocratie directe et le communalisme – il existe alors une dizaine de communes, Marseille, Narbonne, Lyon, etc.

Louise Michel participa à cette expérience démocratique de 72 jours, aussi éphémère que révolutionnaire, et violemment réprimée par les forces versaillaises durant la «Semaine sanglante», une guerre civile qui a fait des milliers de victimes– on parle de 20 000 à 30 000 morts.

Rappelons que sous le Second Empire, les salaires étaient inférieurs au coût de la vie, les conditions de vie des ouvriers déplorables. Plus de la moitié des Parisien·nes vivaient dans une «pauvreté voisine de l’indigence», bien que travaillant onze heures par jour, notait Haussmann, favori de Napoléon III.

Institutrice, écrivaine, dessinatrice, défenseuse des démuni·es et des opprimé·es, Louise Michel est montée au front pendant la Commune et sa vie durant. De tous les combats, et pas seulement pour le monde ouvrier, elle a défendu l’éducation laïque et mixte, développé des méthodes pédagogiques novatrices et milité pour l’égalité des droits humains, mais aussi pour la défense de la nature et du règne animal, de Paris à la Nouvelle-Calédonie où elle fut déportée. Sur le plan littéraire, elle s’est essayée à tous les genres, de la poésie à l’autobiographie, en passant par le théâtre.

«Ma conviction est que, dans l’avenir, on reconnaîtra la folie du capital, de la guerre, des castes, des frontières et qu’il n’y aura plus qu’un seul et même peuple qui serait l’humanité. C’est à cette œuvre que j’ai consacré ma vie. Vous pouvez me poursuivre, me condamner, cela ne changera rien à ma croyance», écrit-elle dans ses Mémoires.

«Incroyable honnêteté»
Cette pionnière du féminisme, refusant le mariage, a aussi et surtout marqué par ses positionnements anarchistes. «Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, c’était bien la Commune composée d’hommes d’intelligence, de courage, d’une incroyable honnêteté et qui avaient donné d’incontestables preuves de dévouement et d’énergie, note-t-elle encore. Le pouvoir les annihila, ne leur laissant plus d’implacable volonté que pour le sacrifice. C’est que le pouvoir est maudit et c’est pour cela que je suis anarchiste.»

Une personnalité entière, hors du commun, célébrée de son temps et passée à la postérité, dont les luttes font écho aux enjeux contemporains. Dès la semaine prochaine, au Théâtre des Amis, à Carouge, la comédienne et metteuse en scène Charlotte Filou incarnera la révolutionnaire et intellectuelle française avec Louise, d’après les Mémoires de sa compatriote. Elle y aura pour partenaire José Lillo, avec qui elle avait joué dans La République de Platon, adaptée par le comédien et metteur en scène genevois sous forme de conférence citoyenne.

«Danse des bombes»
A Lausanne, la période de la Commune et son modèle sociétal ont aussi suscité l’intérêt de Claudine Berthet et Franck Arnaudon. «Parce que la Commune de Paris a procédé à un certain nombre de réformes qui demeurent une source d’influence majeure pour les mouvements de gauche, socialistes, communistes et anarchistes.»

Leur compagnie Le Pavillon des Singes est spécialisée dans la chanson française ancienne, à laquelle ils ont dédié plusieurs spectacles: au Pulloff, ce sont des textes et des chants de l’époque, dont la fameuse Danse des Bombes, poème de Louise Michel écrit en pleine guerre civile, qu’on pourra entre autres entendre dans leur spectacle musical à l’affiche fin juin. A Genève, qui a offert un toit à des communard·es en exil, Le Courrier a rencontré Charlotte Filou, dynamique, charismatique et volubile, ayant déjà quelques mises en scène à son actif – son précédent spectacle avait pour toile de fond Mai 68. Interview.

En quoi Louise Michel a-t-elle été déterminante dans votre parcours ?
Charlotte Filou:
Elle est une figure marquante dont j’étais imprégnée adolescente. Je ne suis pas devenue anarchiste à 17 ans, mais j’étais influencée par sa trajectoire, bien plus que par celle de Jeanne d’Arc! (rires)

Qu’avez-vous retenu de ce personnage multifacettes ?
C. F. :
Louise Michel avait décidé d’agir en accord avec ses idées, jusqu’au bout. J’étais fascinée par la mise en acte de ses idéaux. De la même manière qu’Antigone est un personnage captivant, que je cite ici: «Moi je n’ai pas dit oui. Je peux dire non encore à tout ce que je n’aime pas. Vous avez dit oui.» La loyauté envers les idéaux de Louise Michel prime toujours.

Elle met à bas la lâcheté et la compromission, ce qui permet de se construire. On a beau essayer de faire le maximum pour mettre sa vie en adéquation avec ses idées, on est toujours en prise avec des compromissions, personnelles, égotiques ou en lien avec la société.

Quel a été votre fil rouge, après avoir parcouru ses Mémoires?
C.F. :
Il m’a semblé qu’il était essentiel de poser d’abord le socle voltairien de l’enfance de Louise Michel, avant de la contextualiser dans la Commune. Elle est bâtarde, fille d’un châtelain et d’une servante, mais élevée par des grands-parents paternels qui tenaient à lui donner une instruction. Les jalons qu’ils ont posés sont une part importante de ses Mémoires. Ce sont des membres de la noblesse de robe, des juges ou avocats, mais républicains.

Que lui ont-ils inculqué?
C. F. :
Elle est éduquée comme une ­petite-fille de château, bercée par la poésie, par Rousseau, Voltaire, dans l’esprit des Lumières. Lorsqu’ils meurent, elle doit quitter les lieux, avec sa mère. A 20 ans, elle retourne à un autre statut.

Elle a développé un lien fort à sa mère. Et du côté paternel?
C. F. :
On ne sait pas vraiment qui était le père, le châtelain ou son fils? Peut-être était-ce les deux, en vertu d’un droit de cuissage sur la servante?

Abordez-vous cette question dans votre spectacle?
C. F. : Oui, mais pas par ses mots à elle. Elle ne pouvait pas l’exprimer. C’est José Lillo qui prend en charge ce genre de mise en relief. Je n’avais pas envie de faire un monologue et voulais que la balle rebondisse! La période de calme de son enfance a pris vie dans la période de lutte, dit-elle. Elle a mis en actes ce qu’elle avait appris toute jeune. Puis il m’a paru indispensable de traverser l’époque de la Commune.

Louise Michel en est l’une des figures emblématiques.
C. F. : Elle en est un moteur. Louise Michel est déjà dans les groupes blanquistes (Auguste Blanqui, socialiste révolutionnaire, est considéré comme l’un des fondateurs de l’extrême gauche française, ndlr) et internationalistes de la Première Internationale, dans les années 1860. Elle est une tête pensante de tous les mouvements socialistes qui s’organisent à la fin du XIXe siècle. Elle s’impose par son intelligence au milieu des hommes.
Ensuite, elle fait le choix de rejoindre le camp de la lutte en tant que soldate, alors qu’elle aurait pu rester dans l’organisation des comités et s’occuper à définir les lois de l’époque.

Comment s’est passée sa détention en Nouvelle-Calédonie après son procès?
C. F. :
Elle y est restée huit ans. Sa condamnation officielle précise qu’elle doit être enfermée «à vie et en enceinte fortifiée». Les femmes y étaient malgré tout mieux traitées que les hommes. Elle a par ailleurs bénéficié d’un traitement de faveur grâce à une société de géographie, à qui elle devait envoyer ses observations sur la faune et la flore locales. Elle y testait le vaccin de la jaunisse!
Louise Michel était fascinée par l’île, comme elle le raconte lorsqu’elle évoque ses quatre mois de voyage en cage sur le pont du bateau. Tout le monde est au bout du rouleau mais elle, elle s’enthousiasmait par l’écriture et le dessin, avec une capacité d’observation incroyable. Elle raconte la beauté de la nature, la manière dont elle est emportée par les cyclones…

Elle n’était pourtant ni botaniste ni scientifique…
C. F. :
Non, mais elle était institutrice et avait soif de tout. Elle possède une grande porosité au monde. Par sa force intellectuelle, elle était aussi tenue en respect parce qu’elle était une femme sachante.

Elle a défendu les opprimé·es, contre toutes formes de domination, coloniale, patriarcale…
C. F. :
Elle est de toutes les causes, elle est déjà intersectionnelle! La police la suit, elle est régulièrement emprisonnée. Ses appuis politiques veulent la faire sortir de prison mais elle refuse si ses camarades ne sont pas libérés avec elle. «Soit amnistie pour tout le monde, soit rien», dit-elle. Elle est implacable. C’est un tempérament!

Jusqu’où a-t-elle conscience de sa lutte?
C.F. : Elle n’existe pas elle-même, confie-t-elle. Elle s’est fondue dans la vie publique et ne vit que pour la révolution sociale. Sa vie privée n’a pas d’importance par rapport à la révolution qui doit advenir. Elle y croit. Là est la grandeur des utopistes de l’époque, porté·es par une sorte de foi, de dévotion. Leur soulèvement est presque de nature spirituelle. C’est aussi le romantisme de la fin du XIXe siècle. On cherche l’idéal de la nation libre, consciente d’elle-même et maîtresse de son destin.

Comment ne s’est-elle pas fait abattre?
C. F. : Elle dit qu’elle échappait à tout. «Comment elle ne fut pas tuée cent fois sous mes yeux, alors que je ne la vis qu’une heure», écrit Georges Clemenceau. Pendant deux mois, elle prend les armes alors qu’elle n’est pas soldate. Elle a aussi été ambulancière, un peu en retrait. On a l’impression que les balles lui passent à côté.

A quel moment a-t-elle entrepris de raconter ses souvenirs? A-t-elle toujours noirci des carnets de notes?
C.F. :
Elle écrit toute sa vie. Elle débute l’écriture de ses Mémoires en prison et la première partie est publiée en 1886. Après sa déportation en Nouvelle-Calédonie, entre 1873 et 1880, elle devient anarchiste et participe à des révoltes pour les sans-travail. Mais elle ne veut appartenir à aucun mouvement. Elle a sa barque autonome.

Ses périodes d’emprisonnement étaient propices à l’écriture…
C. F. :
Oui, elle a surtout écrit en prison, d’abord dans des journaux car elle refusait que les éditeurs, dont le fameux Roy, remanient ses textes avant publication.

Dans ses Mémoires, elle ne raconte pas vraiment son expérience de la Commune.
C. F. :
Elle en fait état mais son expérience est surtout détaillée dans La Commune, qu’elle publie en 1898. Elle écrit d’une traite et ne se relit pas, passant de ses songes d’enfant au voyage vers la ­Nouvelle-Calédonie, et vice-versa. Qu’il s’agisse du premier tome ou de la suite, ses Mémoires sont extrêmement éparpillées.

Son écriture est-elle à l’image de ses champs d’action multiples?
C. F. :
On raconte qu’elle rédigeait ses mémoires d’un côté, de l’autre un opéra ou une pièce de théâtre, recto verso sur la même feuille! Elle écrivait avec ce qu’elle pouvait. Disons qu’elle n’était pas structurée. «A vie nomade, écriture bohème», avouait-elle. Elle tire le fil de sa vie, mais sans chronologie, il faut s’accrocher pour la suivre! (rires)

Sa méthodologie vous a-t-elle guidée pour construire votre spectacle?
C. F. :
Non, non! J’ai structuré le récit de manière chronologique, avec des envolées qui transmettent ses fulgurances. Je me suis aussi aidée de la biographie romancée de Xavière Gauthier et des travaux de Claude Rétat. Mais le spectacle est composé à 90% de sa parole à elle.

Quelles autres sources vous ont-elles nourrie?
C. F. :
Il y a notamment le film de Peter Watkins, une reconstitution de cinq heures, et l’ouvrage de l’historien Henry Lefebvre. Il y a aussi le film de Raphaël Meyssan à partir de gravures de la Commune. Yolande Moreau y raconte l’histoire d’une femme ayant perdu son enfant, mort de malnutrition lors du siège de Paris par les Prussiens, qui s’engage ensuite dans l’insurrection.

On a fait d’elle une héroïne. Elle était liée à Victor Hugo, défenseur des opprimé·es, politicien qui se bat pour les libertés, notamment pour abolir la peine de mort.
C.F. :
Victor Hugo n’a pas soutenu les communards mais il l’a soutenue elle. Ils ont développé une correspondance et se sont écrit toute leur vie. On lui prête potentiellement une liaison avec lui…
Propos recueillis par Cécile Dalla Torre 02.06.2023

 

 

SCÈNES MAGAZINE

Chairs Vives

À propos de Chairs Vives

Cette lecture-spectacle proposé par la romancière Nancy Huston et la comédienne Coraly Zahonero réunit des extraits de Reines du réel et de Chairs Vives.
Donnée pour la première fois à la Maison de la Poésie à Paris en mars 2022, elle fait écho au film-spectacle intitulé Reines du réel présenté par Françoise Courvoisier dans le cadre de la Bâtie Festival l’automne dernier, avec la collaboration du chef opérateur Denis Jutzeler. 

Il était une fois, en amont
Grisélidis Réal, écrivaine et prostituée suisse, a fui très jeune son milieu bourgeois, calviniste, luthérien, bref protestant hard pour se créer sa liberté. Sa vie olé-olé fut marquée presque dès le début par le savoir-dire non (où mettre les tirets ?)” aux diktats imposés. Et peut-être que ce n’est pas si évident à comprendre, et au final à décrypter. Dire non, pour ensuite dire oui. C’est ce que creuse Nancy Huston.

Grisélidis ? un nom qui fleure bon, qui rime avec iris, un prénom qui existe dans des contes de Perrault… Qui donne l’envie de vivre dans les anémones.

Or, ce nom donnera autre chose à la postérité. Il enverra un message différent, moins fleur bleue. Plus militant et complètement libertaire.

Car Grisélidis se bat. Contre elle-même, contre sa famille, contre ses amants qui la prônent. Et aussi elle se bat contre une “vista” des femmes, et pour un métier qu’elle fait. Bizarrement, elle se bat contre / pour être ce qu’elle veut être, rebelle et dingo. Au détriment de ses enfants, de ses amis…

Coraly Zahonero
Grisélidis Réal a fasciné la comédienne Coraly Zahonero. Du coup, cette dernière lui a consacré en 2016 un Seule en scène. Entrée à la Comédie-Française en 1994, institution dans laquelle elle devient sociétaire six ans plus tard, elle en a 2016 l’idée iconoclaste et intéressante voire extrême, d’imposer dans cette austère (mais pas que…) institution parisienne, l’écriture d’une prostituée genevoise : Grisélidis Réal, avec un solo intitulé Grisélidis, qu’elle met en scène et interprète elle-même.

Nancy Huston
C’est en voyant son spectacle à Avignon que Nancy Huston, qui connaissait de loin l’extravagante Suissesse, comprend que Réal la sulfureuse, non seulement la dérange et la fascine mais la concerne aussi, car comme elle, elle a un discours sur les femmes. Elle écrit donc une Lettre à Grisélidis Réal intitulée Reines du réel. La complicité entre l’écrivaine canadienne à la riche bibliographie et l’actrice de la Comédie-Française apporte à cette lecture-spectacle un charme, un sens tout particulier.

Mais qui est Grisélidis Réal, réellement ?
Elle est née dans une famille d’enseignants au sein d’un milieu bourgeois, cultivé et calviniste. Elle rejoint son père (à l’âge de six ans) agrégé de grec ancien en Egypte – note de bas de page pour ceux que ça intéresserait, son père connaissait 17 langues… – qui dirige l’Ecole suisse du Caire, puis celle d’Athènes. Elle passera trois ans entre l’Egypte et la Grèce, puis le drame arrive. Son père qu’elle adorait et vénérait meurs alors qu’elle n’a que 9 ans.

Revenue dans le Canton de Vaud avec sa mère, Grisélidis reçoit alors une éducation rigoriste de chez rigoriste (je passe les détails, car c’est innommable aujourd’hui), éducation qu’elle ne supporte pas, et contre laquelle elle se révoltera. Changement de vie total, car la famille de sa mère veut faire des trois filles (Grisélidis a en effet deux soeurs) de bonnes épouses à la réputation irréprochable.

Grisélidis, dès l’âge de 13 ans, noie sa rage, et sa révolte dans l’écriture, au bord du lac Léman. Son premier poème, Le Cycle de la vie, est une ode aux femmes et au chemin de douleur qui les attend, de l’enfance à la mort. Quatre strophes pour les quatre âges de la vie, de l’insouciance : “Jouez enfants, dans la lumière, dit la Vie au rire argentin…”, jusqu’aux limbes “Éteignez, vieilles, de l’Existence, et du Refus, le pâle flambeau / Du coeur fermez la fenêtre…”

Souffrant de tuberculose, elle est envoyée à plusieurs reprises dans un sanatorium à Crans-Montana, dans le canton du Valais. Là, Grisélidis Réal écrit peint des dragons, des diables et des sirènes qu’elle vend quelquefois. Mais vite, l’argent manque.

Un jour, plus tard, dans un café, un homme lui propose un billet de 100 francs suisses contre une fellation, l’équivalent d’une journée à l’usine. Elle a 30 ans, c’est sa première passe.
La suite ? Un voyage en enfer.
En 1961, amoureuse, elle enlève Léonore et Boris ses enfants de 6 et 5 ans, à leur famille. Elle les entraîne en Allemagne suivant un soldat américain totalement schizophrène, censé reprendre des études de médecine à Munich. Mais Bill, ce beau soldat malade, s’avère être également extrêmement violent. Il la force à tapiner pour acheter de quoi manger, et les faire survivre.

Cinquante hommes par semaine, racolés au bord des routes de Nuremberg la nuit, ne suffisent plus à assurer trois repas quotidiens. Grisélidis finit par quitter Bill et se réfugie avec ses enfants dans un campement de Gitans, sa “nouvelle famille tzigane” qu’elle nourrit aussi avec l’argent des passes. La nuit, elle rôde autour des bordels américains.

Un autre GI afro-américain, Ronald Rodwell, la séduit et l’initie au trafic de marijuana avec le Maroc. Ils se font prendre. Les enfants sont placés dans un home catholique à Munich, elle en prison. Le premier soir, elle veut se suicider. Ce n’est pas sa première tentative. Seule dans une cellule, elle trouve un peu de calme en lisant Thomas Mann et Stefan Zweig. Elle dessine, écrit beaucoup, son journal, des poèmes, des cantiques des lettres à son amoureux Rodwell qui va bientôt l’oublier. Elle redoute la sortie : “Il faudra reprendre ce métier effroyable de courtisane pour gagner de l’argent pour mes enfants.” En cette année 1963, lors de ses sept mois de solitude, ” elle a fait de sa cellule une résidence d’artiste”, raconte Yves Pagès, qui publiera son journal de prison, Suis-je encore vivante, en 2008.

Avec son essai Reines du réel – Lettre à Grisélidis Réal, la romancière canadienne Nancy Huston rend un hommage puissant à la poétesse, peintre et prostituée genevoise, en qui elle découvre des échos de son parcours de femme et d’artiste. L’admiration, pourtant n’a pas été immédiate. En effet, engagée dans les mouvements féministes de l’époque, Nancy Huston voit en Grisélidis Réal une sorte de la caricature de la “pute au grand coeur”, de la “femme objet” qui ne sait pas dire non dans les situations qui l’imposeraient. “Longtemps je t’ai détestée, Gri. On eût dit que tu acquiesçais à tout ce que les hommes te demandaient. Tu semblais n’avoir aucun problème pour incarner leur fantasme : la pute au grand coeur, celle qui aime ça, celle qui comprend les messieurs et les juge jamais, celle qui accepte avec le sourire leur tout et leur n’importe quoi.” C’est en lisant sans relâche toute la correspondance, la poésie et les récits de Grisélidis, que Nancy Huston découvre d’innombrables points communs avec cette Cléopatre des trottoirs… Grisélidis, pour ceux qui l’ont connue, aimait se farder en Cléopatre, à coups de grandes lignes de khôl bleu nuit, arpentant les trottoirs des Pâquis, emballée dans des manteaux spectaculaires, souvent des fourrures aux motifs tigrés. Par la suite, Nancy Huston s’attache à Grisélidis, en raison d’une certaine similitude de vécu. Comme sa chère Gri (sic), Nancy a grandi dans l’abandon d’une mère, et dans la colère de cet abandon.
Impensable, indicible, inexprimable, ta rage contre ta mère, comme la mienne contre la mienne, deviendra une source d’énergie littéraire indéfiniment renouvelable. Pétrole pur à verser dans le moteur de la création, pour y ronronner et y exploser jusqu’à la fin.”
Tu nous montres que les vraies femmes fortes, ce ne sont pas celles qui défendent le ´droit´des hommes à les importuner´, mais celles qui savent demander aux hommes de grandir.
Grandir. Demander aux hommes de graaaaaaaandir.
Rosine Schautz 05.2023

 

 

TRIBUNE DE GENÈVE

L’amour à demi-mot de deux inconnus

À propos de Hiver

Hervé Loichemol appelle Anne Durand et Thierry Jorand à se surpasser dans le laconique «Hiver» du Norvégien Jon Fosse. Point trop n’en faut pour emballer.

Une femme échouée sur le banc d’un abribus. Un homme en costard-cravate muni d’un attaché-case. Elle titube, il se tient droit. Elle vocifère, il cherche ses mots. Elle semble habiter la rue, il est attendu quelque part par sa famille, au retour de son déplacement professionnel. Tous deux sont seuls, sans âge et vulnérables à leur façon, elle frêle comme une mauvaise herbe, lui massif comme une épave. À quatre reprises, on assiste à leur rencontre, deux fois dans l’espace public, deux fois dans une chambre d’hôtel.

On ne pouvait imaginer meilleur assemblage que celui d’Anne Durand (merveilleuse Winnie dans «Oh les beaux jours» de Beckett, aux mêmes Amis) et de Thierry Jorand (impayable dans le récent «Fil à la patte» de Feydeau au Loup) pour interpréter la partition minimaliste composée par le Norvégien Jon Fosse.

Chez l’auteur de «Jamais nous ne serons séparés», les personnages communiquent par bribes monosyllabiques, tantôt hésitant, tantôt éructant. Leurs silences, leurs corps, leurs regards en bégaient plus long que leur vocabulaire restreint et leur pauvre syntaxe: «Hé toi toi toi toi là oui toi oui je te parle…», hèle la Femme pour accrocher l’Homme.

Tout l’art du directeur d’acteurs consiste à enrober de chair ce degré zéro de la parole transcrit sans la moindre ponctuation. Le vieux routier qu’est Hervé Loichemol – une centaine de mises en scène et six ans de pilotage de la Comédie au compteur – se transcende dans ce rôle, en maintenant ses comédiens sur le fil de la puissance et de la retenue.

La bouteille de l’expérience assure la première; la volonté d’inclure le public garantit la seconde. Grâce à la tension engendrée, le spectateur ne relâche pas son attention. C’est un coup de foudre tout en pudeur qui a lieu de part et d’autre du plateau.

Chaque fois que l’un faiblit, l’autre vient à la rescousse. Une valse débute, où l’on tente de combler les lacunes de son savoir mité: est-elle prostituée? Est-il dépressif? Et surtout, depuis combien de temps dure leur manège de retrouvailles et de séparations? Pour combien de temps encore? Peu importe, répond «Hiver». Ce qui compte, c’est l’attention portée à l’inconnu. Dans un monde saturé, cette décroissance-là fait un bien fou.
Katia Berger 27.04.23

 

 

LA PÉPINIÈRE

Rencontre entre deux âmes-soeurs

À propos de Hiver

Les Amis musiquethéâtre accueille en ce moment Anne Durand et Thierry Jorand, avec Hiver, dans une mise en scène d’Hervé Loichemol. Un texte sur un fil, constamment dans un entre-deux, porté par deux magnifiques acteur·ice·s et une mise en scène subtile.

Hiver, c’est l’histoire d’une rencontre entre deux êtres. Est-on dans la rue ? Dans une station de métro ? Peu importe finalement. Elle semble en détresse, il ne fait que passer avant un rendez-vous professionnel. Elle l’appelle, il l’ignore. Elle insiste, il finit par revenir en arrière et écouter ce qu’elle a à lui dire. Alors la discussion se fait, parfois décousue, et il finit par l’héberger dans sa chambre d’hôtel. Les liens se nouent, ambigus, indistincts. Et c’est ce qui est beau : on ne sait trop quelle est la nature de leur relation, ce qui laisse place à tous les possibles.

Sur le fil de l’indécis
Le texte de Jon Fosse suggère énormément, sans donner de réponses claires. Les phrases sont brèves, et bien souvent ne se terminent pas, comme des réflexion qu’on aurait dans la tête, ou un moyen d’exprimer une sorte de gêne entre deux êtres qui ont envie de se parler, mais ne savent pas vraiment quoi se dire. Leurs propos sont ponctués de « oui » réguliers, comme on se le dit dans notre tête, ou comme une forme de validation de ce qu’iels disent avec une grande incertitude. Aux spectateur·ice·s de construire la fin de ces phrases…

Dès lors, l’histoire peut prendre une infinité de chemins : Se connaissaient-iels ? Viennent-iels de se rencontrer ? Est-elle droguée, fatiguée, ivre, simplement triste ? Est-elle une prostituée ou une femme à la rue ? Est-il d’une profonde gentillesse et aide-t-il sincèrement cette femme ? Ou cherche-t-il au contraire à profiter d’elle ? Les questionnements pourraient être infinis, car le texte ne dit rien de tout cela. Il exprime plutôt leurs doutes, leurs interrogations, dans une forme d’entre-deux jamais résolu. La mise en scène d’Hervé Loichemol a cette finesse d’indiquer quelques pistes, sans apporter pour autant de réponse toute faite, permettant au public de demeurer sur ce fil, et de choisir, en partie du moins, le sens qu’il veut donner au propos.

Des comédiens funambules
Il serait pourtant simple de tomber dans quelque chose de donné, avec une mise en scène trop dirigée dans un sens ou dans l’autre. Il faut souligner aussi la grande réussite d’Hervé Loichemol, qui parvient à rester dans cet entre-deux constant, où seuls les lieux sont imagés : la rue et la chambre d’hôtel. Mais on pourrait être n’importe où, en somme. Cette indécision est également portée par deux comédien·ne·s au sommet de leur art. Dans la première Anne Durand interprète parfaitement son rôle de femme en détresse : le regard perdu, la gestuelle mal assurée, le pantalon plein de terre. On ne sait rien de ce qui lui est arrivé, mais lorsqu’on voit le résultat, on se dit que cette personne a besoin d’aide et de repères. Ce repère, il survient du personnage de Thierry Jorand. D’abord assez passif, il se tient quelque peu en retrait, observant, comprenant cette détresse. D’abord réticent, il se décide finalement à l’aider, de peur peut-être qu’elle ne se remette pas de sa situation ? Ou alors, si notre esprit est plus vil, on pourrait se dire qu’il cherche à profiter de la situation. Au fil de la discussion, on découvre quelques éléments de sa vie, notamment familiale. Et d’autres interprétations nous viennent en tête…

La seconde partie, qui prend place quelque temps plus tard – une fois encore, le temps n’est pas précisé – et dénote une forme de renversement. Cette fois, c’est lui qui semble en détresse, en manque de cette femme qu’il n’a pas retrouvée depuis un moment, et ce n’est pas faute d’avoir cherché ! Elle semble plus sûre d’elle, avec sa perruque rouge et ses beaux vêtements – ceux-là que l’homme lui avait offerts dans la première partie de la pièce – et paraît réticente à retourner auprès de lui. Pourquoi ? On ne le saura jamais… Est-ce elle qui a finalement profité de lui ? Veut-elle le protéger de quelque chose ? Qui sait. La tension entre les deux parties, entre ces deux êtres entre lesquels un lien est désormais noué, demeure, et induit de nouvelles réflexions.

Alors, on se dit que ce sont peut-être deux âmes sœurs égarées qui se sont retrouvées ? Est-ce le bon moment et pourront-elles demeurer ensemble ? On n’en sait rien, mais on a très envie d’y croire… Et vous ?
Fabien Imhof 30.04.23

 

 

LE TEMPS

Barbara et Brel magnifiés au Théâtre des Amis

À propos de Barbara et Brel

Grâce à la complicité d’Yvette Théraulaz et de Frank Michaux, les deux monstres de la chanson française rayonnent de fraîcheur sur la scène carougeoise, après les Terreaux à Lausanne

Une soirée avec Yvette Théraulaz et Frank Michaux, c’est un plaisir redoublé. D’un côté, la flamboyance et la profondeur de la pasionaria romande qui, au fil des années, conserve toute son insolence et sa liberté. De l’autre, la facétie et le charme fou d’un petit prince des plateaux, dont chacune des apparitions enchante depuis sa première fois en Suisse dans Les Bas-Fonds de Gorki, en 2007, au Théatre des Osses à Givisiez.

Ce Parisien devenu Romand qui danse, chante et joue de l’accordéon, dit aussi bien les mots forts de Hugo dans Les Merveilles de Robert Bouvier que les saillies canailles d’un meneur de revue dans la comédie musicale Mistinguett . A propos de revue, le surdoué s’est justement illustré dans l’édition lausannoise de cet exercice satirique en décembre dernier. «Pour moi qui ne connaissais rien à la politique locale, j’ai découvert un monde», rigole-t-il après la représentation de Barbara & Brel, magnifique tour de chant et de textes que le public des Amis, à Carouge, a applaudi passionnément, mardi.

Ça ensommeille, puis ça s’ensoleille
Pourtant, rien d’évident dans le fait de reprendre les titres de ces icônes de la chanson. Yvette Théraulaz avait un coup d’avance, elle qui a déjà servi la grande dame brune avec flamme dans Ma Barbara en 2015, à la Comédie. «Oui mais je n’ai quasiment repris aucun des titres de cet hommage», glisse la comédienne à la sortie. C’est vrai, excepté deux incontournables, bien sûr: Le Mal de vivre et Ma plus belle histoire d’amour.

Mis en scène par Sophie Pasquet Racine, les deux interprètes ont la belle idée de dire staccato le texte implacable du Mal de vivre, cet état «qui vous ensommeille au creux des reins» et vous met «des larmes aux paupières, au jour qui meurt, au jour qui vient». Ils ne chantent que le moment où la joie de vivre fait son apparition. Alors du piano de Lee Maddeford qui signe les superbes arrangement du spectacle à l’accordéon très personnel de Christel Sautaux, en passant par les rires en cascades des deux espiègles, tout s’ensoleille sur la scène des Amis.

Beau, beau, beau et con à la fois
On a souvent cette impression de joie farceuse dans cette création. Frank Michaux explose de facétie dans La Chanson de Jacky, le fameux «beau, beau, beau et con à la fois» de Jacques Brel, comme il déborde d’énergie dans La Valse à mille temps, au moment où, sur un piano flamboyant, le jeune homme virevolte à donner le tournis. Mais le comédien est aussi capable d’être désarmant quand, assis au coin du tabouret, il chante presque sans ton le triste sort de celui qui aime La Fanette et se voit trompé sur «la plage qui mentait sous juillet».

Le duo est aussi très beau quand, yeux dans les yeux, les interprètes alternent les couplets de La Chanson des vieux amantset se retrouvent sur le refrain en s’enlaçant. Yvette et Frank sont alors sans âge et les frissons parcourent la salle. Mais les voilà à nouveau insolents lorsqu’ils chaussent gants et chapeau pour jouer les infidèles de Joyeux Noël, l’hommage de Barbara aux entorses à la conjugalité. Ils rient et font rire aussi dans Le Cheval, de Brel, touchent quand ils chantent «Fils de César ou fils de rien, tous les enfants sont comme les tiens». Lee Maddeford les rejoint et poursuit en anglais, ajoutant à l’universalité du propos.

Du plaisir fois quatre
Ce spectacle, passionnant 1 heure 40 durant, redonne toute sa place à la poésie et tout son élan à la profondeur des sentiments. Il rend aussi hommage ou plutôt adresse un clin d’œil aux deux icônes de la chanson française, immuables dans leur vibrante liberté et leur incroyable capacité à dire ce qui fâche, ce qui réjouit ou ce qui blesse. On ressort bouleversés face à tant d’humaine lucidité. Une soirée avec Yvette Théraulaz, Frank Michaux, Brel et Barbara, c’est un plaisir quatre fois renouvelé.
Stéphane Michaud 06.04.23

 

 

LA PÉPINIÈRE

Une indispensable vibration poétique

À propos de Barbara et Brel

Barbara & Brel se rencontrent en bribes de textes et chansons jusqu’au 7 avril sur la scène des Amis musiquethéâtre à Carouge. Un spectacle qui touche l’âme et le cœur, tant tous ces mots fredonnés parlent de cette double quête essentielle : celle de l’amour et de soi-même.

D’abord il y a Frank Michaux. Éblouissant. Magnifique de jouerie, d’interprétation et d’engagement à chaque instant du spectacle. Tout autant capable de nous émouvoir en chuchotant tendrement le début de cette fameuse valse que de nous embarquer dans la furia vertigineuse de la vie du grand Jacques. Quelle aisance à passer d’un registre à l’autre, à virevolter sur scène entre larmes et rires, à créer des instants d’émotions qui nous rappellent combien le regard du poète sur la vie est le sel de celle-ci.

Juste à côté, il y a Yvette Théraulaz. Impressionnante elle aussi. Qu’on la découvre ou qu’on la retrouve, on en a tous déjà entendu parler. Une légende vivante de la scène. Un patrimoine à elle seule. Et elle est là. Forte et fragile. Aux portes de l’âge et débordante d’énergie. Grande dame qui joue une grande dame. Elle se demande quel sera son dernier public. Frissons. Mise en abyme jusque dans la chanson finale avec Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous.

Au piano et à plein d’autres instruments : Lee Maddeford. Chez lui aussi, le talent déborde. Il ouvre le spectacle sur un avertissement judicieux – Ce n’est pas un hommage – puis accompagne avec maestria et complicité tous les poèmes et chansons qui nous emballent peu à peu dans la commune humanité de ce que nous sommes : des êtres fondamentalement seuls qui se réchauffent tant bien que mal au feu de la rencontre. On aimerait d’ailleurs devenir proche de ce musicien tant on pressent que de ses doigts aux notes se tissent des fils de solidarité.

Et finalement, la joyeuse nostalgie de l’accordéon de Christel Sautaux. Celle-ci arrive chaque fois à point nommé, souvent avec un son tenu longtemps qui ajoute une texture envoûtante à ce qu’il se passe sur scène. Discrète et présente, elle complète à merveille l’équipage poétique qui nous transporte au pays de tous les possibles. C’est fort et formidable.

Ce n’est donc pas un spectacle-hommage. Mais alors qu’est-ce ? Dans un premier temps, on peut être tenté par la recherche d’une histoire rationnelle. Où est-on ? Que signifie la différence d’âge entre les deux protagonistes ? Pourquoi une écritoire ? On pense à Kundera, à l’insoutenable légèreté de l’être, aux amitiés amoureuses… Et puis on lâche sans peine toutes ces vaines questions au fur et à mesure qu’on est envahi par la poésie de l’ensemble. L’ami Lee nous avait pourtant prévenu·e·s : Cela peut être avant, après, pendant… Peu importe le lieu, peu importe la vraisemblance, ce qui compte c’est la vibration contenue dans l’instant romantique.

Le spectacle voyage alors un peu comme un diesel. Si d’aucuns mettent quelque temps à apprivoiser l’imaginaire de la rencontre des deux B, celle-ci fonctionne si bien qu’on en redemande très vite. Le dialogue en chansons résonne à plein tubes. La plupart des airs repris fait partie d’un bien culturel commun qui nous fait fredonner et nous trémousser sur nos fauteuils avec allégresse.

Un des nombreux mérites des options prises sur scène est aussi de nous faire découvrir des textes moins connus des deux monstres sacrés. En effet, au-delà des succès qui font tanguer du cœur aux larmes (comme la sublime Chanson des vieux amants ou le non moins définitif Mal de vivre), le spectacle regorge de pépites insoupçonnées. Le trouble créatif s’amplifie aussi quand on comprend qu’Yvette peut chanter du Jacques et Franck du Barbara, sans oublier que l’ombre du grand Ferré n’est jamais bien loin… C’est très chouette et on se dit qu’avec le temps (…) ne demeurent que les mots… et que leurs auteur·ice·s n’ont plus de problème d’ego, elles et eux.

Soulignons encore les performances bluffantes des deux interprètes, particulièrement l’hallucinant sans-faute d’Yvette Théraulaz sur le quasi-rap Des insomnies barbariennes et l’époustouflante démonstration de Frank Michaux qui crie : « Au suivant ! » avec l’optimisme désillusionné de ceux qui savent profiter de la vie comme d’un miracle.

Si le propos porté sur scène n’est pas un hommage au sens narratif du terme, il n’en reste pas moins que c’est une formidable occasion de découvrir l’immensité de l’héritage de Barbara et Brel. Et l’importance de celui-ci pour les générations actuelles et futures. Finissons sur l’audacieuse proposition de marier l’écrivain Jean-Pierre Siméon et le philosophe Robert Legros en affirmant que seule la poésie sauvera le monde car elle nous permet de retrouver l’humanité en l’homme contenue dans les âmes les plus sombres. Ce spectacle en est une preuve étincelante.
Stéphane Michaud 03.04.23

 

 

LA PÉPINIÈRE

Des épines et des roses 

À propos Des Ronces dans ma bouche

Les Amis musiquethéâtre nous propose jusqu’au 19 mars un spectacle haut en couleurs et en émotions : Les Ronces dans ma bouche où la sublime Sophie Lukasik renoue avec la scène après dix années passées loin des planches. Pour le plus grand bonheur du public, qui la redécouvre encore plus talentueuse que jamais.

Dès la première phrase, cette comédienne de renom envoûte le public de sa voix douce et légèrement voilée. Sophie Lukasik transmet au public, par un jeu subtil, toutes les nuances possibles de sa voix pour toucher les spectateurs·ice·s au plus profond de leur être. Elle n’incarne pas uniquement le personnage d’une mère – Sonia – prise par le désespoir de voir sa fille se tuer à petit feu par la drogue qu’elle consomme ; mais elle fait naître ce personnage maternel et vivre un large panel d’émotions au public. Les spectateurs·ice·s sont emporté·e·s dans cet univers familial où le subutex vient insidieusement s’immiscer dans une filiation déjà fragile. Cette drogue est tellement présente dans leur relation qu’elle s’en voit comme personnifiée par les fils et les cordes que Marion vient tendre à travers sa chambre. À l’instar d’une toile d’araignée, les protagonistes sont au fur-et-mesure prises au piège dans un espace-temps réduit à leur réalité.  Nous rentrons progressivement dans leur intimité, dans l’antre émotionnel qui lie ces deux personnes et où un scénario intergénérationnel se dessine en demi-teinte.

Très jolie performance également pour Émilie Cavalieri qui donne la réplique à son aînée. Récemment diplômée de la Manufacture, elle interprète avec brio le rôle de cette jeune adolescente en proie à ses démons. Elle oscille entre un paradis illusoire où règne l’envie du plaisir immédiat et une lente descente aux enfers. Côtés épineux de la situation, le nœud de l’histoire, la communication et le lien entre une mère et sa fille. Sonia tente de raisonner sa fille et lui propose de lutter, cependant Marion est claire : elle ne peut pas.

À la recherche du temps passé, des premiers liens tissés entre elles, dès la naissance pour comprendre l’innommable, le pourquoi ? Question qui restera vraisemblablement un mystère. La notion de l’amour intervient à point nommé. Il est bel et bien présent entre les deux protagonistes tout comme le vide qui continue de grandir et prendre de la place dans le corps de Marion.  Nous devenons tour à tour témoin de cette difficile réalité, cependant le public ne juge pas, il comprend et accepte de ressentir leurs émotions tant la réalité des deux femmes est poignante.

Des dialogues criants de vérité, écrits par l’auteur Alexandre Santos, travailleur social au bénéfice d’une expérience professionnelle en addictions et magnifiquement mis en scène par Philippe Lüscher avec pour seul et unique décor  la chambre de Marion. La jeune fille dévoile lentement son univers. Nous découvrons toutes sortes d’objets dissimulés sous son matelas et son lit, de la peinture, des fils et des cordes. Les intensités lumineuses sur les comédiennes sont en parfaite corrélation avec les intentions des personnages. La beauté de la lumière vient sublimer les moments clés de l’histoire et le son enrichit l’imagination des spectateurs·ice·s.

Malgré la dureté du sujet, cette histoire est le reflet de beaucoup d’amour et d’espoir. Comme le disait Jean d’Ormesson : « Merci pour les roses. Merci pour les épines. La vie n’est pas une fête perpétuelle, c’est une vallée de larmes mais c’est aussi une vallée de roses. Et si vous parlez des larmes, il ne faut pas oublier les roses et si vous parlez des roses, il ne faut pas oublier les larmes. »
Natacha Gotti 16.03.23

 

 

LE COURRIER

Parler de sa toxicomanie 

À propos Des Ronces dans ma bouche

Pièce lauréate du concours d’écriture théâtrale des Maisons Mainou, Les Ronces dans ma bouche met en lumière un sujet tabou, peu abordé au théâtre.

L’action se déroule dans la chambre de Marion. La jeune femme d’une vingtaine d’années (Emilie Cavalieri) est sur son lit lorsque sa mère, Sonia (Sophie Lukasik), rentre du travail. On ne voit que la fille, la mère, elle, est en hors-scène. La voix maternelle perce derrière le décor, elles échangent quelques banalités. Un abîme semble les séparer.

Le metteur en scène Philippe Lüscher aurait pu conserver longtemps la distance entre les deux personnages. Mais la pièce d’Alexandre Santos propose au contraire de resserrer les liens entre les deux femmes. C’est ce qu’elles vont faire petit à petit, finissant par se rapprocher physiquement, et psychologiquement, dans le petit cadre scénique qui leur est imparti. Un espace dans lequel Marion est en train de tisser sa propre toile, au propre comme au figuré.

Mais les langues se délient. La fille explique, la mère tente de comprendre. La drogue a envahi le quotidien de Marion et, contrairement à son partenaire amoureux aussi toxicomane, dont elle vient de se séparer, la rupture n’est pas pensable. Impossible d’arrêter de se shooter après avoir goûté à l’extase. Au contraire, la première salle de shoot ouvre le lendemain en France et le jour sera historique.

Consommer sans (trop) se mettre en danger sera désormais possible dans ce lieu sanitaire public qui offre l’avantage d’une consommation à moindre risque car sous supervision médicale et sociale.
L’auteur des Ronces dans ma bouche est aussi un travailleur social spécialisé dans l’addictologie et sait de quoi il parle. Sa pièce, lauréate du troisième concours d’écriture théâtrale (2021) des Maisons Mainou-Fondation Johnny Aubert-Tournier, à Vandoeuvres, dans le canton de Genève, a d’ailleurs été un coup de cœur du jury.

Si le cinéma nous a davantage habitué·es à des scènes ardues, voire insoutenables, avec Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… ou Les Enfants du Platzspitz, le sujet sensible de la dépendance aux psychotropes a le mérite ici d’être porté au théâtre. Sur la scène des Amismusiquethéâtre à Carouge, pas de seringue ni d’overdose. Tout repose sur le dialogue entre une mère et une fille qui s’aiment et se sentent coupables du malheur de l’autre.
Cécile Dalla Torre 08.03.23

 

 

LE TEMPS

Aux Amis, une mère, sa fille et la drogue au milieu 

À propos Des Ronces dans ma bouche

Jusqu’au 19 mars, la salle carougeoise abrite un dialogue tendu, mais sans cris, sur la toxicomanie. Sophie Lukasik et Emilie Cavalieri donnent le juste relief au texte

Une jeune femme de 21 ans qui, dans sa chambre au lit bien fait, explique calmement ses injections quotidiennes de Subutex à sa maman. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Les Ronces dans ma bouche, à l’affiche des Amis, à Carouge, ne diabolise pas la toxicomanie. Mais, tempère l’auteur Alexandre Santos, à la sortie, «je ne veux pas faire d’angélisme non plus». Ainsi, au fil de la pièce, Marion annonce qu’elle va rejoindre une «salle de consommation à moindre risque», type Quai 9 à Genève, pour éviter le pire… La voix magnifiquement voilée, Sophie Lukasik compose Sonia, une mère choquée qui ne comprend pas le choix de sa fille. Fraîchement diplômée de la Manufacture, Emilie Cavalieri donne un doux relief à Marion, en équilibre sur la vie.

Mettre des mots sur la conso
Un constat qui fait du bien aux oreilles à défaut d’être totalement réaliste: pas de cris dans cet échange serré sur les joies et les peines de la toxicomanie. De manière tendue, mais posée, les deux femmes essaient de mettre des mots sur une activité diversement ressentie. Pour la mère, c’est sûr, sa fille se détruit dans une logique suicidaire et sa mission maternelle consiste à comprendre quel trauma explique cette fuite dans le produit. Pour la fille, à l’inverse, la drogue lui procure un plaisir sans nul autre pareil, un coin de paradis auquel elle n’est pas prête à renoncer, sans pour autant réparer une blessure du passé. «Je ne veux pas mourir», assure-t-elle à sa mère «terrorisée».

Une toile d’araignée
Le dernier tiers du dialogue orchestré par Philippe Lüscher montre que ce n’est pas si simple. Il y a peut-être bien entre les deux personnages une souffrance ancrée. En témoigne cette jolie idée de mise en scène. Au fil de la soirée, Marion tisse une toile en accrochant des fils de couleur aux parois de sa chambre, laquelle est déjà une meurtrière tranchant en biais la petite scène des Amis. A force de voir les fils barrer l’espace, on se demande si la jeune femme reste l’araignée de la toile ou devient la mouche prise au piège. Sonia, la maman, doit aussi se plier en quatre lorsqu’elle veut rejoindre le lit où l’échange prend une teinte plus réconfortante, plus intime.

Tout est vrai
Le message est clair: l’adolescence est un labyrinthe, une zone cryptée et, parfois, souvent, la relation est minée entre enfants et parents. Faut-il pour autant s’alarmer?, questionne l’auteur. Temporiser peut être une solution pour ne pas dramatiser des choix qui ne sont pas aussi dangereux qu’imaginé, semble suggérer Alexandre Santos qui est également travailleur social au nord de Paris, spécialisé en addictologie. «Tout ce qui figure dans ce spectacle vient ce que j’ai entendu dans l’exercice de mon métier. Je ne me serais pas permis d’inventer sur un sujet aussi sensible», explique le jeune homme de 31 ans, lauréat avec cette pièce du Concours d’écriture pour le théâtre de la Fondation des Maisons Mainou, à Genève.

La drogue dépassionnée
Quand on lui fait remarquer que l’échange qui parle de culpabilité et de honte est étonnamment serein, l’auteur répond que de nombreux consommateurs ne ressemblent pas aux écorchés vifs des scènes ouvertes de la drogue. «Beaucoup maîtrisent leur discours et leur consommation. Ou en tout cas, ils prétendent le faire.» Face à ce pragmatisme dépassionné, on pense à Virginie Despentes qui a souvent écrit que le monde festif de la nuit consommait abondamment par plaisir, sans chercher à se détruire. «J’ai voulu éviter à la fois la diabolisation de la toxicomanie et l’angélisme, insiste Alexandre Santos. Marion sait qu’elle arrêtera un jour, elle dit juste qu’elle n’est prête pour l’instant. Le principal pour les parents, c’est de ne pas couper le lien avec le ou la jeune, de ne pas l’enfermer dans cette identité.» Voilà sans doute pourquoi, dans la pièce, la mère commence par s’intéresser aux peintures (pas terribles!) que Marion réalise dans sa chambre avant de la cribler de questions. Les mots ne sont pas toujours les meilleurs amis de ces situations complexes…

Le théatre qui ouvre
Au jeu, Sophie Lukasik et Emilie Cavalieri donnent beaucoup de vérité à l’action. La première joue cette mère sous pression, offensive dans ses propos, mais pas dans le ton. Ou alors sans monter dans les tours. En face, Emilie Cavalieri compose une jeune adulte étonnamment conciliante, ouverte à la discussion. On se situe loin du cliché (ou de la réalité?) du toxicomane sur les nerfs, immédiatement sur la défensive, qui explose à la moindre allusion-accusation. Ce choix de Philippe Lüscher est étonnant et vertueux. On entend mieux le texte, cette tentative entre mère et fille de saisir en finesse les points de vue contrastés sur une activité de fait très stigmatisée. On ressort informé et désireux d’en savoir plus. C’est toujours bien quand le théâtre ouvre plutôt qu’il ne ferme et condamne.
Marie-Pierre Genecand 01.03.23

 

 

LA PÉPINIÈRE

Fin de l’adolescence à la croisée des chemins

À propos De l’ambition 

Pour débuter la seconde partie de saison, les Amis musiquethéâtre accueillent la troupe de Yann Reuzeau pour De l’ambition, où cinq jeunes, à la fin de l’adolescence, se retrouvent entre deux étapes de leur vie. Un brillant récit pour un moment de vie difficile.

Tout commence au lycée, avec un groupe de quatre amis. Il y a Léa (Gaia Samakh), qui s’impose comme la leader du groupe, elle qui est promise à de grandes études et met tout en œuvre pour aider tout le monde. Elle est en couple avec Jona (Gabriel Valadon), petit bourgeois qui vit seul dans son appartement depuis le départ de ses parents et qui est devenu dealer. Parvaneh (Ines Weinberger), d’origine iranienne, est tiraillée entre sa foi musulmane, l’envie de départ de sa famille et son intégration dans la culture française. Quant à Elliott (Julian Baudoin), sous ses airs de gentil rigolo, on ne sait d’abord pas grand-chose de lui. Mais un mal-être plus profond semble sous-jacent. Bien vite, iels intègrent Cécile (Clara Baumzecer), la « bizarre » du lycée, mutique et dans la tête de qui il se passe beaucoup de choses. Le bac approche, et avec lui la fin de l’adolescence. Alors, le groupe se délite, des conflits naissent. C’est ce carrefour que ces cinq formidables jeunes comédiens et comédiennes nous racontent sur la scène des Amis. Tout un symbole.

Évoluer vers l’âge adulte
Difficile pour un·e adolescent·e d’accepter la fin de cette époque, symbole d’insouciance, malgré toutes les difficultés qu’elle comporte. Alors, chacune aborde l’approche de ce moment à sa manière. La mise en scène et le texte de Yann Reuzeau l’illustrent ici avec une grande finesse, en montrant certaines formes d’oppositions et avec un pouvoir de suggestion marqué. Léa, par exemple, verbalise beaucoup, elle veut aider les autres, quitte à en faire trop. Son problème ? Elle n’arrive pas à lâcher du lest, et on comprend rapidement que cela a causé quelques tensions avec Parvaneh. Il en va alors de même dans son couple – si c’en est bien un – avec Jona, qui souhaite simplement qu’on lui lâche la grappe. On soulignera ici son émouvante tirade sur son statut d’homme blanc aisé qui lui permet d’avoir le choix de suivre la direction qu’il emprunte. C’est tout l’inverse pour Parvaneh, qui aurait besoin de prendre du recul et de réfléchir, mais qui semble ne pas en avoir la place, d’où le clash avec Léa. Et que dire d’Elliott, lui aussi perdu, mais qui se cache derrière son humour et dévoile une grande fidélité, étant sans doute celui à qui la séparation du groupe fait le plus de mal. Mais c’est sans doute Cécile qui est la plus intéressante dans la première partie du spectacle, en termes de mise en scène de son monde intérieur. Alors qu’elle ne parle presque pas avec les autres, la lumière s’assombrit durant certains passages, assortis d’une musique presque angoissante. On la voit accablée de reproches par les autres, alors qu’elle dévoile ses fantasmes. Par des gestes de la main, elle semble contrôler les actions des autres pour les écarter provisoirement et éviter la discussion. Subtilement, on comprend que tout cela se passe dans sa tête, sans d’abord percevoir tout ce que ces moments induisent. Jusqu’à ce que tout s’éclaire dans la seconde partie du spectacle, alors qu’elle se rapproche d’Elliott. On soulignera ici l’impeccable maîtrise du suspense de Yann Reuzeau qui, tout en racontant une histoire somme toute simple, nous plonge dans la profondeur de cette période de transition si complexe. Et comme eux, le décor fait de modules noirs évolue, se transforme, avance et revient en arrière, comme si les lieux avec lesquels iels évoluent et elleux-mêmes ne faisaient qu’un.

Franchir l’étape
Une étape de transition qu’il faut bien franchir. Car aucun·e des membres du groupe ne reste bloqué dans ses difficultés, et chacun·e les surmonte à sa manière. Elliott et Cécile se trouveront, se confiant l’un à l’autre, permettant au premier de s’ouvrir enfin sincèrement et à la seconde de s’apaiser et d’être mieux comprise. Parvaneh disparaît presque pendant un moment, comme pour lui laisser le temps de faire ses choix. Quant à Léa et Jona, c’est dans la violence qu’iels vivront la fin de cette étape de vie. La force de la mise en scène de Yann Reuzeau est de parvenir à retranscrire les différents états de ces personnages, les visions que chacun et chacune ont de l’autre, et de faire ressentir les mêmes émotions aux spectateur·ice·s. Difficile de mettre véritablement des mots sur cet aspect, tant tout semble passer par les tripes. Et alors que la scène finale, un an après les premiers événements, permet de faire le point sur la situation de chacun·e, on se rend compte que tout ce qui était prévu a finalement pris une tournure tout à fait inattendue, pour le meilleur comme pour le pire. Alors, on repense à notre propre histoire, et on se dit que, même si on avait De l’ambition, il nous faut accepter que le parcours prévu change, comme nous changeons nous-mêmes de perspective sur le monde.
Fabien Imhof 14.02.23

 

 

LE TEMPS

À Genève, des ados racontés avec brio

À propos De l’ambition 

Attention, secousses. Après une saga politique et une fable économique, Yann Reuzeau revient pour dire les émois adolescents. Aux Amis, le public ovationne «De l’Ambition», thriller de nos 17 ans

Dans «leader», il y a Léa. Ça tombe bien. Car, sur la scène carougeoise des Amis, la jeune fille qui porte ce prénom prend la direction des opérations. A 17 ans, elle veut sauver la terre entière, y compris celles et ceux qui souhaitent rester derrière. Elle bout, secoue, incarne le titre De L’Ambition que Yann Reuzeau, 45 ans, a donné à sa partition. Ambition? Fragilité, surtout. Celle de cinq jeunes qui, du plus discret au plus tapageur, montrent que l’adolescence est le moment de toutes les ébullitions. Soigneusement choisis par l’auteur français qui signe aussi la mise en scène, les cinq comédiennes et comédiens excellent dans cet exercice de réalisme enflammé.

Groupe en crise
Tout commence sur une crise. Peu avant le bac, des lycéens réunis dans une salle de classe, règlent leurs comptes. Rien ne va plus entre ces quatre amis qui cheminent, soudés, depuis l’enfance. Léa (Gaïa Samakh), miss énergie, donc, reproche à Parvaneh (Ines Weinberger) d’accepter de retourner en Iran avec ses parents. Elle reproche aussi à Eliott (Julian Baudoin) de ne viser qu’un métier de fonctionnaire. Et reproche encore à Jonathan (Gabriel Valadon), son petit ami, de préférer le deal de shit aux études. Léa est en feu et tout s’embrase autour d’elle. Si bien que Jonathan la confronte. «Si t’es si solidaire, commence par t’occuper de Cécile», lance-t-il en désignant la tache aveugle de ces débats: une jeune fille (Clara Baumzecer), penchée sur son cahier et qui ne parle pas.

Les limites de la volonté
Cette entame énergique lance une heure trente d’échanges musclés et de dévoilements raffinés. A l’image de cette très belle scène où Eliott et Cécile, les deux indécis de la bande, se découvrent des affinités. Ou la fin, évidemment, qui montre la force du destin et les limites de la volonté. Il y a deux choses qui frappent dans cette chronique de l’adolescence. D’une part, le fait qu’à cet âge, le rêve joue un rôle aussi important que la réalité. Plusieurs fois, on entre dans la tête de Cécile, l’effacée, et on réalise la vivacité de son monde intérieur peuplé d’assauts et de sensualité, tout ce que la lycéenne prostrée se refuse au-dehors.

Chacun son rythme
D’autre part, le texte montre très bien les différences de rythmes de cet âge. A démarrer trop vite, on peut s’essouffler, glisse l’auteur avec une grande tendresse pour la victime de cette injonction à l’efficacité. C’est que la société n’est pas innocente. Les notions de carrière et de réussite mettent une grande pression sur les épaules des teenagers et De l’Ambition pointe aussi ce péril-là. La finesse d’observation de Yann Reuzeau ne surprend pas. En 2012, ce dramaturge et metteur en scène démontrait déjà son talent en racontant, au Poche, alors dirigé par Françoise Courvoisier, une présidentielle sur un mode inédit, quatre épisodes pour une intégrale de huit heures. Dans Chute d’une nation, on suivait avec passion les péripéties d’un candidat aux plus hautes fonctions qui, de la presse aux adversaires des partis, se confrontait à toutes les facettes de l’appareil politique. Trois ans plus tard, on a retrouvé Yann Reuzeau au Poche avec Mécanique instable, une plongée dans le monde entrepreneurial, cette fois, qui recensait là aussi les grands pièges et petits arrangements entre amis.

Le courage de cet âge
Pourquoi avoir choisi l’adolescence pour cette dernière création, De l’Ambition – dont 60 représentations ont déjà eu lieu l’été dernier à la Manufacture des Abbesses, salle parisienne que l’auteur codirige avec Sophie Vonlanthen – ? «Je suis fasciné par cet âge très dense qui fourmille de 1000 possibles. Pour écrire, je me suis basé sur des souvenirs de ma propre adolescence et sur des lectures, des observations. Ce que je voulais surtout montrer, c’est le courage que demande cette étape de vie. La somme de choses sérieuses qu’il faut décider alors que tout s’agite en soi. Je voulais raconter ce paradoxe-là», explique Yann Reuzeau après la première de mercredi soir. Une représentation qui s’est conclue par une ovation méritée. Les cinq jeunes comédiennes et comédiens incarnent ces adolescentes et ces adolescents avec une telle vérité, qu’on peine à les imaginer différents hors plateau. C’est une force de Yann Reuzeau. Rendre compte de sujets de société avec une science du récit, des personnages et du tempo.
Marie-Pierre Genecand 09.02.2023

 

 

RADIO CITÉ

Entretien avec Françoise Courvoisier

À propos de la demi-saison février > juin 2023

Culture – 25/01/2023 – Françoise Courvoisier – Amis musiquethéâtre

 

 

LA PÉPINIÈRE

Un moineau comme un aigle

À propos de Édith, ma soeur

Un grand bol de joie de vivre, de chansons et d’amour, c’est ce que nous proposent Les Amis musiquethéâtre avec ce magnifique spectacle musical Édith, ma sœur sur les débuts de la carrière de cette artiste unique. On en ressort plein d’énergie grâce à celle communicative des actrices, acteur et musiciens, au premier rang desquels l’éblouissante Christine Vouilloz qui signe une performance poignante sans chercher à imiter le monument.

Quelle lumineuse idée que de nous inviter à plonger dans la genèse de la carrière de l’immense chanteuse qu’a été Piaf. On s’installe dans l’univers de l’artiste avec la joie d’y retrouver une vieille connaissance. La narration est assurée par l’excellente Caroline Gasser qui interprète tout en nuances la vraie fausse demi-sœur d’Edith, Simone Bertaut, à qui on doit d’ailleurs le livre duquel est tiré le fil rouge du spectacle. La fable est limpide dans sa chronologie. C’est bel et bien à la naissance d’une artiste hors du commun que le public est convié. L’originalité du propos tient dans le message optimiste qu’il contient. Bien sûr la vie n’a pas été aussi rose que dans la chanson éponyme pour cette Môme inoubliable. On connaît ses déboires amoureux, ses problèmes d’addiction et les conséquences sur sa santé qui feront d’elle une étoile filante disparue à 48 ans. Ce que l’on sait moins, et que met en lumière ce jouissif moment de théâtre et de chansons, c’est toute la joie de vivre de la dame, son travail, son exigence, son génie, sa pédagogie et sa passion pour découvrir des talents. A commencer par celui d’Yves Montand, joliment campé par l’étonnant Thomas Diebold qui montre ici encore toute l’étendue de sa palette de jeu. Des rues de Paris aux premières rencontres décisives et à travers des chansons tantôt iconiques, tantôt méconnues, c’est par une énergie résolument positive qu’est traversé de bout en bout le spectacle. On est bien sûr admiratif devant l’insolite histoire de cette féministe avant l’heure et de ce prodigieux mentor qu’était Edith Piaf. On l’est presque autant devant les prouesses vocales de Christine Vouilloz qui a trouvé sa singulière vérité dans la manière de se saisir de ce patrimoine inouï de la chanson française. Il convient aussi de souligner le délicieux équilibre entre les voix et la délicatesse du piano de Nicolas Hafner rythmé par l’accordéon malicieux de Théodore Monnet. C’est bel et bien grâce à la qualité d’ensemble du travail artistique fourni sur le plateau qu’on y croit sans peine et qu’on embarque avec bonheur dans le récit de cette bouffeuse de vie et d’amour qu’était la grande vedette en robe noire. Sa gaité résiliente, son humour à toute épreuve et son panache intarissable font écho à la citation du grand Oscar Wilde : « Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles. » Alors, dans le précieux écrin des Amis, on comprend vite pourquoi Françoise Courvoisier n’a pas eu besoin d’artifices scénographiques pour souligner les pépites des artistes en scène : un piano à queue, quelques discrètes projections, des chaises fonctionnelles et surtout un micro sur pied vintage suffisent à faire ressortir le talent d’interprétation des unes et des autres. La directrice du lieu nous prouve que la sobriété du visuel sublime la qualité des moments de théâtre et de musique offerts au public comme des perles sur un magnifique collier biographique. Une vie (1915-1963) magnifiée par des chansons qui ont traversé les époques pour dire les guerres des Hommes et celles de l’amour, la fête, les années folles, la résistance, les mille corps à cœurs, les insondables tristesses et l’espoir d’aimer et d’être aimée encore et encore. Tout cela dans ce génial petit bout de femme génialement ressuscitée dans ce génial petit théâtre carougeois. Cette géante aux pieds d’argile qui dira en 1959 à un journaliste de Libération : « Vous savez, plus on a de souffrance, plus on a de joie »… À méditer en réécoutant l’hymne à l’amour.
Stéphane Michaud

 

 

L’AGENDA

Sa vie en rose

À propos de Édith, ma soeur

Passionné·e par Edith Piaf ou curieux·ses de découvrir ce véritable personnage, le spectacle musical Edith, ma sœur vous réjouira. Loin de se complaire dans le mélodrame de la vie de la chanteuse, cette œuvre nous dévoile une femme altruiste, audacieuse et pleine de vie. Rendez-vous donc aux Amis musiquethéâtre en novembre pour un moment émouvant et léger.

Nichée dans un renfoncement de la Place du Temple, la façade rouge des Amis musiquethéâtre attire pourtant l’œil. Fondé il y a plus de vingt ans, ce lieu est dirigé depuis mars 2018 par la pétillante Françoise Courvoisier. Cette dernière, plutôt habituée à organiser des spectacles contemporains lors de son précédent poste à la tête du POCHE /GVE, prend plaisir à proposer une programmation variée. Le lieu s’y prête d’ailleurs particulièrement bien. Son ambiance intimiste crée un lien singulier entre le public et les artistes.

La programmation d’août 2022 à janvier 2023 met en valeur les femmes. Pour Françoise Courvoisier, l’organisation de cette demi-saison féminine s’est faite naturellement, sans réelle préméditation. L’idée a germé avec Les Larmes amères de Petra Von Kant qui laisse la place belle aux comédiennes.

Dans ce contexte, rejouer Edith, ma sœur prenait alors tout son sens. Déjà présentée en février dernier, cette création a connu un engouement certain de la part du public. Françoise Courvoisier, également metteuse en scène de la pièce, explique cela en raison de “la charge d’amour et d’émotion” dégagée tant par les acteur·ice·s que par l’histoire, une histoire profondément humaine agrémentée par des chansons vibrantes.

Ce spectacle musical est une adaptation de la biographie écrite par Simone Berteaut sur Edith Piaf, sa demi-sœur. Liées par un lien indéfectible, celle que la chanteuse surnommait Momone a eu un accès privilégié à sa vie. Son livre permet de découvrir le côté lumineux de la Môme. Bien écrit et rempli de dialogues, la metteuse en scène a trouvé les textes très beaux et a vu en eux une possible adaptation sur scène. Après de nombreuses heures de travail, le projet a pris forme. L’interprète de Piaf, Christine Vouilloz, possède une superbe voix et son apparence n’est pas sans rappeler celle de la chanteuse, petite, menue, les cheveux coupés courts. Ayant déjà travaillé avec Caroline Gasser, la comédienne qui joue le rôle de Simone Berteaut, l’amitié entre les deux personnages se ressent aussitôt. Accompagnées par un pianiste expérimenté et un jeune accordéoniste valaisan, les chansons se révèlent d’autant plus touchantes. La plupart d’entre elles s’insèrent d’ailleurs dans la pièce en respectant la période à laquelle elles ont pu être interprétées par Piaf.

Ce spectacle se centre sur les premières années de sa carrière, de ses chansons dans la rue aux Compagnons de la chanson tout en approfondissant sa relation avec Yves Montand. Cette pièce montre également sa générosité avec son côté pygmalion, cette soif et cette joie à transmettre. Le public découvre un portrait fort de cette femme, qui change des descriptions tragiques trop souvent mises en avant.
Frida

 

 

LÉMAN BLEU

Les yeux dans les yeux

À propos de Édith, ma soeur
Pascal Décaillet reçoit Françoise Courvoisier (lien) 

 

 

LE TEMPS

Fassbinder ou le scandale de la passion à Carouge

À propos des Larmes amères de Petra von Kant

La comédienne Marie Druc saisit en captive amoureuse dans «Les Larmes amères de Petra von Kant», spectacle à fleur de peau signé Léa Déchamboux, à l’affiche des Amis jusqu’au 20 novembre L’hiver d’un cœur. Ce grand gel qui tombe d’un coup. Et qui vous jette à terre comme un chien frappé par surprise. A Carouge, dans l’écrin des Amis, Marie Druc est cette brûlante soudain glacée, cette Petra von Kant, irrésistible d’élégance dans sa robe de soirée devenue camisole de force. Elle rampe, sous les yeux paniqués de son amie, la baronne Sidonie (Julia Batinova), de sa mère très pieuse (Anne Durand) et de son adolescente de fille (Vanda Alexeeva). Elle n’est qu’appel au secours et dans la salle vous préparez la bouée. Un envoûtement, une obsession, une possession. Avec Les Larmes amères de Petra von Kant, Rainer Werner Fassbinder renouvelait en desperado de la fiction le roman d’amour. Au schéma hétérosexuel, il substitue un commerce impossible entre deux femmes, une styliste en pleine ascension et une nymphe de 23 ans, hantée par la mort violente de ses parents, dévoratrice de tout pourtant. Il décrit les stations de cette passion, qui devient sous sa plume et devant sa caméra – un film mythique en 1972 avec Hanna Schygulla, et récemment revisité au masculin par François Ozon – le révélateur d’une violence de classe, d’un système d’humiliation du corps prolétaire, celui mutique et ingrat de Marlène l’assistante (Wave Bonardi).

Mausolée aux amants
Mais voici que Carin entre dans l’arène, avec ses boucles noires de voyou, son jean de jerk, son papillon tatoué sur le coude. Margot Le Coultre incarne cette jeunesse que le caprice anime, désirable parce qu’imprévisible. Dans la mise en scène sans frime de la jeune Léa Déchamboux, l’interprète chaloupe au pied du grand lit de la maîtresse de maison, désarmante d’impudence. Une apparition et une syncope intérieure. On ne sait plus qui tremble dans cette alcôve, Marlène tétanisée dans ses habits sable, Petra foudroyée ou Carin, étourdie par le luxe de ce mausolée aux amants. Le triangle sadomasochiste vient de se former sous vos yeux. Carin blessera, sa maîtresse endurera, l’assistante mal-aimée encaissera. Un interlude jazzy plus tard, la roturière a pris le pouvoir. Elle s’admire dans le miroir, sanglée dans sa petite robe rouge qui lui donne un air de vacances romaines. Dans son dos, Marie Druc alias Petra. Elle est sous le choc, un instant de plaisir pur, avant les aveux, les baisers, les désaveux, les supplications, les humiliations, la haine de l’aimé, la haine de soi, tout ce que Fassbinder perce si bien.

Le génie du mélo
Petra est dans les cordes. Carin, elle, s’est volatilisée. Mais le téléphone sonne. C’est un appareil en bakélite noire, il sort de La Voix humaine de Jean Cocteau. Marie Druc se jette dessus. Mais non, la traîtresse n’est pas au bout du fil. Alors il reste le gin tonic, ces bouteilles qui soutiennent le socle du drame – décor de Jean-Marc Humm. Petra est une outre, c’est son anniversaire et tout tangue. Autour d’elle, la famille. Voyez-les, elles n’en mènent pas large: la mère, jupe serrée, blanche comme une pénitente, les mains moites collées à son crucifix; la fille, sonnée du haut de ses 16 ans; la cousine Sidonie, outrée par tout cet épanchement. Petra leur crache à la figure sa haine: «Tu sais ce que tu es, maman, une putain, une misérable putain.» Le dégoût comme une libération. Marie Druc est cette fureur, comme elle était la pâmoison même à la seconde où Carin a surgi dans son salon. «Je suis folle, Carin, je suis folle. Mais c’est beau d’être folle!», lui jette-t-elle. L’actrice joue cette outrance sans demander son reste, comme une héroïne de Françoise Sagan. Elle n’est que draps froissés et bleus à l’âme. Superbement mélo.
Alexandre Demidoff 10.11.2022

 

 

TRIBUNE DE GENÈVE

Vus par Fassbinder, les rapports de force au féminin

À propos des Larmes amères de Petra von Kant

La jeune Léa Déchamboux dirige six comédiennes genevoises dans «Les larmes amères de Petra von Kant», une histoire de domination.

Autorisons-nous un pas de côté à l’occasion d’une sortie au Théâtre des Amis. Et allons découvrir la création d’une jeune metteuse en scène genevoise, Léa Déchamboux, dont le casting se trouve ne compter aucun comédien masculin. Pas un mâle en vue sur le petit plateau carougeois, mais six actrices du cru. Surprise, la violence qui fera couler «Les larmes amères de Petra von Kant» ne recoupe donc pas celle que les hommes exercent sur les femmes. La pièce se penche plutôt sur les rapports de domination auxquels même les filles n’échappent pas. On y observe comment l’emprise économique, sociale ou affective touche les individus au-delà de leur genre.
Commençons par Petra, le rôle-titre, à qui Marie Druc dédie la vaste palette de son talent. Avec son nom à particule, cette bourgeoise d’âge mûr règne sur le monde de la mode en tant que styliste à succès. Son récent divorce lui permet de se consacrer pleinement à sa carrière, c’est-à-dire de déléguer ses tâches à sa fidèle assistante Marlène (Wave Bonardi). Tellement fidèle, la boniche, qu’elle ne quitte pas la scène, attendant sans mot dire les ordres intempestifs de sa maîtresse. En face, Karin (Margot Le Coultre, bourrée de potentiel), la jeune prolétaire qu’introduira l’amie Sidonie (Julia Batinova): notre grande dame jette aussitôt son dévolu sur l’oie blanche, à qui elle propose un contrat de mannequin. Les itinéraires de la vingtenaire et de la quinqua se croiseront alors au gré de leur idylle. Tandis que la première connaîtra l’essor mondain, la seconde expérimentera la déchéance amoureuse en voyant sa protégée s’envoler. Ni sa mère (Anne Durand) ni sa fille (Vanda Alexeeva) ne pourront quoi que ce soit pour la sortir de sa dépendance, aussi bien au contrôle qu’à l’alcool.
Il fallait un auteur comme l’Allemand Rainer Werner Fassbinder, notoirement bisexuel au moment d’écrire «Les larmes amères…» en 1971 – juste un an avant d’en tirer le film culte avec Hanna Schygulla –, pour décortiquer sans les sexuer les jeux de pouvoir à l’œuvre dans les relations humaines. Loin d’opposer des bourreaux à leurs victimes, le réalisateur du «Mariage de Maria Braun» et de «Lili Marleen» brosse des portraits de femmes à la fois subtils et contradictoires dans le contexte d’une société entièrement tournée vers la possession. Dans celui de débats souvent très polarisés, Léa Déchamboux relève plusieurs défis en reprenant ce texte avec un demi-siècle de recul. Elle traite avec finesse du thème immémorial de l’aliénation par l’amour. Elle s’interroge sur l’inexorabilité de «ces femmes qui s’affranchissent du regard des hommes tout en recréant les mêmes mécanismes», pour citer sa note d’intention. Et elle marche dans les pas d’une Anne Bisang qui, en 2001, avait déjà fait porter cette pièce majeure à des comédiennes d’ici.
Katia Berger 03.11.2022

 

 

LA PÉPINIÈRE

Des larmes pour envisager l’amour

À propos des Larmes amères de Petra von Kant

L’amour peut conduire à toutes les extrémités. Voilà une maxime qui sied bien aux Larmes amères de Petra von Kant, une pièce de Fassbinder à voir avec six comédiennes, jusqu’au 20 novembre aux Amis musiquethéâtre, dans une mise en scène de Léa Déchamboux.

Petra von Kant (Marie Druc) vit seule avec Marlène (Wave Bonardi), son assistante et domestique. Elle vient de se séparer de son mari et fait rapidement la connaissance de Karine (Margot Le Coultre), une jeune femme de 23 ans pour qui elle a rapidement un coup de foudre. Petra, grande créatrice de mode, décide de la prendre sous son aile pour en faire une grande mannequin. Rapidement dépassée par la force de l’amour de Petra, Karine finira par la quitter. Un choc duquel Petra aura du mal à se remettre, et en souffrira terriblement. Bienvenue dans cette microsociété où les rapports amoureux conduisent aux pires extrémités.

Travers amoureux et sociétaux
Les larmes amères de Petra von Kant, c’est avant tout une pièce qui parle d’amour. L’amour dans ce qu’il peut avoir de beau et de magique, lorsque Petra tombe amoureuse de Karine, dès le premier regard. Mais l’amour aussi dans ce qu’il peut avoir de destructeur et de malsain… Car Petra vient de quitter son mari et en fait d’ailleurs tout un laïus à sa cousine Sidonie (Julia Batinova) : voyant que sa femme lui échappait, il a tout tenté, même la violence. Une relation qui s’est avérée malsaine au plus haut point. Seulement voilà, Petra tend à reproduire les mêmes schémas envers Karine, mais pourquoi ? L’amour s’exprime ici comme une perte de contrôle : on laisse à notre cœur et à nos sentiments la maîtrise de nous-même. L’être humain, bien souvent, a pourtant besoin de ce contrôle. Que se passe-t-il alors ? C’est sur l’autre qu’on retranscrit ce besoin. Comme son ex-mari, Petra devient rapidement possessive et jalouse. Au final, dans cette petite société de laquelle les hommes se tiennent loin, les femmes présentes reproduisent les mêmes travers. On peut évidemment se demander si cela tient au fait qu’un homme ait écrit la pièce, mais la réflexion doit sans doute être poussée un peu plus loin. Et l’on se questionne alors sur la nature humaine, celle-là même qui domine nos sentiments et nos réflexions. Une manière de dire, sans doute, que nous sommes toutes et tous égaux et que nous pouvons, par amour, commettre les mêmes erreurs, sans doute influencé·e·s aussi par ce que la société nous a enseigné, parfois malgré nous. Les rapports de domination sont ici analysés de manière très fine dans le texte de Fassbinder et bien illustrés sur la scène. Et cette vision pourrait s’avérer totalement pessimiste si le personnage de Petra ne finissait pas par évoluer. Car cette réflexion sur la possession, sur le fait d’avoir mal aimé, c’est bien elle-même qui la met sur le tapis. Elle finira ainsi par évoluer, contrairement aux autres protagonistes. Karine continuera ainsi à suivre ses ambitions et ses rêves ; Sidonie reste enfermée dans son personnage hautain et très peu à l’écoute ; avec sans doute une pointe de jalousie envers sa cousine ; la mère (Anne Durand) est la seule à être choquée par la relation homosexuelle de sa fille, mais passera heureusement rapidement au-dessus ; quant à Gabrielle, la fille de Petra (Vanda Alexeeva), elle continuera à se comporter comme une gamine pourrie-gâtée… L’on n’aurait pas le temps ici de tout développer, mais on évoquera simplement le fait que les rapports de force entre elles demeurent, avec un certain privilège de l’âge, Gabrielle n’ayant que très peu voix au chapitre. Une véritable microsociété, disait-on ?

De l’importance des non-dits
Si ces rapports s’instiguent aussi facilement entre ces personnes, c’est aussi parce que beaucoup de choses ne sont pas exprimées, ou de la mauvaise manière, alors que celles qui ne devraient pas l’être le sont parfois trop. Ainsi, loin de la vérité, ces femmes vivent dans une certaine idéalisation du monde et de l’amour en particulier. La scénographie est à cet égard très intéressante à observer. Le décor représente la pièce à vivre de l’appartement de Petra. Il est constitué de plusieurs estrades, comme différents étages en haut desquels trône le lit de celle qui a donné son nom à la pièce. Au début du spectacle, alors qu’elle semble sur son petit nuage, c’est elle qui trône en haut de la scène – du podium pourrait-on dire, pour faire écho au milieu de la mode dans lequel elle évolue. Petit à petit, Karine prend sa place, comme placée sur un piédestal : elle reste tout du long sur le lit, alors que Petra, d’abord au même niveau, finira à ses pieds, descendant les échelons un à un, jusqu’à la déchéance… Et les bouteilles placées au plus bas de ce décor, au-delà de créer une belle ambiance lumineuse, prendront finalement un rôle important, à mesure que Petra les ouvre pour se saouler afin d’oublier sa souffrance. Jusqu’à sa rédemption finale, alors qu’elle prend enfin du recul sur sa situation, et retrouve son lit, au sommet de la scénographie. Il reste un personnage que nous n’avons presque pas évoqué jusqu’ici et qui s’avère pourtant particulièrement intéressant : Marlène, l’assistante et domestique. Alors qu’elle ne prononce pas un seul mot durant toute la durée de la pièce, elle presque toujours présente sur la scène. Petra dira d’ailleurs d’elle qu’elle « voit tout et entend tout, mais qu’il ne faut pas lui prêter attention ». On gardera toutefois un œil très attentif sur la partition imaginée pour elle par Léa Déchamboux, toute en subtilités. Alors qu’elle se montre toujours digne, avec un port de tête bien droit, on la sent affectée par le mauvais traitement que lui réserve Petra. Sans mot dire, uniquement par ses expressions faciales, elle se montre finalement plus sincère que toutes les autres. Alors que ses comparses s’expriment beaucoup, elles ne semblent jamais livrer leurs véritables sentiments. Tout le contraire de Marlène. Ne dit-on d’ailleurs pas que les yeux sont le miroir de l’âme ? Petra finira d’ailleurs par se tourner vers elle, en se rendant compte de la véritable valeur de chacune des personnes en présence… Les larmes étaient peut-être amères, mais nécessaires.
Fabien Imhhof 10.11.2022

 

 

LE TEMPS

Portrait de Françoise Courvoisier

Constellation

Alors qu’elle reprend ce mardi une comédie d’Hanokh Levin au Théâtre Benno Besson, à Yverdon-les-Bains, la directrice du Théâtre des Amis évoque les figures qui la constituent et la galvanisent.
L’éternelle fiancée du théâtre. Françoise Courvoisier est si juvénile, si fraîche dans son enthousiasme pour la scène, que les années – plus de soixante tout de même! – ne semblent pas avoir prise sur elle. Pourtant, la directrice du Théâtre des Amis, à Carouge, près de Genève, s’est toujours dépensée sans compter pour défendre les textes qui ont du cœur et du corps au sein des salles qu’elle a dirigées. Cette belle énergie, on peut la retrouver la semaine prochaine au Théâtre Benno Besson, dans une comédie d’Hanokh Levin. Aux côtés de Christian Gregori et Georges Grbic, la comédienne y joue le rôle de Léviva, une femme éjectée de son lit par son mari au milieu de la nuit… Mais avant, dans la douce lumière du café Livresse, à Genève, la metteuse en scène dresse la liste des personnes, artistes ou non, qui lui ont permis d’être qui elle est aujourd’hui. L’exercice est difficile, car l’amoureuse des mots aimerait évoquer des auteurs comme Dostoïevski, Tchekhov, Racine, Duras, ou, plus tard, Calaferte. «Ils m’ont montré la démesure du sentiment, appris la compassion.» Par ailleurs, son carnet contient dix figures rencontrées qui l’ont éclairée. La limite, cruelle, est fixée à six.

Jeanine Moriaud, la fan absolue
«C’était une cousine de ma mère qui avait dix ans de plus qu’elle. Dans ma famille où tout le monde était musicien, Jeanine a écouté et applaudi mes mots. Elle venait tous les samedis à la maison et valorisait tout ce que j’écrivais, chansons, poèmes, récits. Elle disait sans cesse «Oh, c’est merveilleux!» et ses enthousiasmes ont continué à me porter bien après son décès. Même quand elle était aveugle et résidente à l’EMS du Vallon, elle était toujours curieuse, friande de ce que je lui racontais. Peut-être était-ce lié à son métier? Elle avait été secrétaire à la Croix-Rouge et avait beaucoup voyagé.» «Je me souviens que lorsque, au début de ma carrière, j’avais donné des cours de théâtre à l’Ecole-club Migros, elle s’y était inscrite uniquement par solidarité. De la même manière, elle a gardé tous les articles et tous les flyers qui me concernaient; dans son appartement, une malle en était remplie. Jeanine, c’est le vrai soutien inconditionnel qui illumine une vie!»

Lorenzo Pestelli, l’écrivain libertaire
«Un auteur libre, grand ami de Nicolas Bouvier, qui a publié des récits de voyage, des romans flamboyants. Charles Widmer, notre professeur de philosophie au Collège Rousseau, prenait sur son temps d’enseignement pour inviter Lorenzo Pestelli en classe. Il venait lire des extraits et c’était comme une grande bouffée d’air frais. Il lisait de manière magique, magnétique. Et comme il était très généreux, il nous invitait aussi chez lui pour continuer la discussion sur le voyage, l’engagement, la liberté. Il nous envoyait même des cartes postales de ses périples en Asie!» «Ce qui nous plaisait dans ses livres? L’ailleurs et l’amour. On était jeunes, timorés, il nous ouvrait grand les portes de l’affranchissement. Grâce à cet écrivain, on entrait dans le mystère des sensations et le mystère ne s’est jamais dissipé, car, comme Camus, Lorenzo Pestelli est mort brutalement, à 42 ans, lorsque sa voiture a percuté un arbre au Maroc. Il est resté à mes yeux l’éternel éphémère.»

Claude Stratz, le lecteur extralucide
«Encore un mort très vivant en moi. Claude, cher Claude, une bombe qui incendiait les esprits. Lorsque j’étudiais à l’Ecole supérieure d’art dramatique, l’ancienne ESAD genevoise, il y enseignait la dramaturgie. Il a eu un élan d’affection pour moi. Comme il était aussi assistant de Patrice Chéreau sur le Peer Gynt que ce génie de la mise en scène montait à Nanterre en 1981, Claude m’a emmenée en train voir la première. C’est là que j’ai découvert Gérard Desarthe et que j’ai compris que le texte pouvait traverser un comédien. Qu’il n’y avait pas besoin de le jouer.» «J’étais fascinée par l’esprit de Claude Stratz, brillant, précis. Je me souviens aussi de notre excitation, Anne-Marie Delbart et moi, lorsqu’il nous a demandé de travailler sur l’adaptation des Troyennes d’Euripide en veillant à la portée de chaque mot. On passait des heures dans la nuit et le froid à en parler en bas de chez moi! Lorsqu’il est parti à Nanterre, auprès de Chéreau, il a donné ses livres à qui voulait. Il disait «mais prends-en plus», «tiens, prends celui-ci, celui-là». A ce moment, il m’a transmis son poste de professeur d’IG théâtre au Cycle de la Florence, sept heures de cours par semaine alors que j’avais à peine vingt ans! C’était très gratifiant et inespéré pour une étudiante fauchée.»

Benno Besson, le donneur de ton
«Quand je pense à Benno Besson, je ne peux pas m’empêcher de sourire. Il s’amusait tout le temps et représente LE metteur en scène à mes yeux, car il ne lâchait jamais. Même le jour de la dernière du Dragon dans lequel je jouais, il me donnait encore des consignes. Je ne suis pas une fan de son esthétique théâtrale, mais il m’a vraiment appris la direction de comédiens. D’abord, il détestait qu’on chante, il voulait qu’on aille droit dans le texte. Ensuite, si on ne comprenait pas, il le faisait lui-même. Il ne s’ennuyait pas à expliquer, il était assis et, de la salle, il disait le texte exactement comme il voulait l’entendre, ce qui est un immense tabou au théâtre. Un acteur déteste qu’on lui montre comment dire le texte! Benno s’en foutait et lançait la réplique, en imprimant son rythme et son registre de jeu.» «Autant dire que j’ai appris de lui à m’imposer dans cette fonction! Je garde deux choses fondamentales. Le metteur en scène ne peut pas faire ami-ami avec les comédiens, il est seul et c’est nécessaire, car, au final, il doit trancher. Et aussi, pour apprendre ce métier, il faut voir travailler beaucoup d’autres metteurs en scène, observer comment ils dirigent et s’en inspirer.»

Grisélidis Real, la militante flamboyante
«C’est une grande écrivaine et une grande militante. Qui n’a pas hésité à mettre sa passion des mots de côté pour défendre la cause des prostituées. Lorsque en 1992, je lis La Passe imaginaireet que je la rencontre pour lui proposer de monter le texte au théâtre, elle me considère avec méfiance, comme une bourgeoise qui ne peut rien comprendre aux couches populaires. J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour la convaincre, mais ensuite, notre amitié a été si forte qu’elle n’a pas cessé avec sa mort, le 31 mai 2005: elle continue à irradier en moi.» «Grisélidis a confirmé mon goût pour la marginalité, l’importance de nous construire sur nos failles, nos échecs et nos différences. «Il faut creuser la part d’ombre», disait-elle souvent. J’ai admiré son opiniâtreté. Même lorsque son cancer était très avancé, elle prenait encore le train pour aller en Allemagne participer à un congrès sur la prostitution des mineurs. J’ai aussi admiré son talent à montrer la prostitution sous un autre jour que celui de la culpabilité et de la réprobation publique. C’était une pionnière, quelqu’un qui ouvre des voies, on n’en rencontre pas tant que cela dans une vie.»

Judith Magre, la diva cash
«Je réalise que c’est la seule figure encore vivante parmi mes modèles, mes maîtres… Et, ce n’est pas un secret, Judith Magre n’est plus toute jeune! Je l’ai découverte dans Inventaires de Philippe Minyana et j’ai tout de suite été fascinée par son éclat et sa manière directe d’aller au texte. Lorsque, en 2010, je décide de monter Les Combats d’une reine, ce spectacle qui montre trois visages de Grisélidis Réal, l’un jeune lorsqu’elle est en prison en Allemagne, l’autre, d’âge moyen, lorsqu’elle pratique et défend la prostitution sur les trottoirs de Genève et le troisième, plus âgé, je choisis Judith pour incarner ce dernier visage et restituer le charme et la lumière de Grisélidis. Elle est bien sûr parfaite. Et je lui dois d’avoir interprété le rôle du milieu, celui qui dit plein de cochonneries! Elle m’a poussée à remonter sur scène et je lui en sais gré, car me remettre à jouer a modifié mon rapport aux acteurs. C’est une diva, mais une diva cash, très franche, et fidèle en amitié. Une grande dame.»
Marie-Pierre Genecand 05.11.2022

 

 

LA PÉPINIÈRE

Retrouver l’amour de la poésie

À propos de Poèmes processionnaires

Maurice Aufair est sur la scène des Amis musiquethéâtre, quatre soirs durant, pour présenter des Poèmes processionnaires. Pendant une petite heure, il lit et déclame ses poèmes préférés, entre classiques et jolies découvertes.

De Villon à Vian, en passant par Baudelaire, Apollinaire, Verlaine ou encore Henri Michaux, Michel Aufair propose une véritable anthologie de la poésie française, sous la forme d’un florilège de ses textes préférés. Avec toute sa malice, il passe d’une déclaration d’amour à la Ronsard à un texte plein d’ironie façon Prévert, avant de revenir à l’apparente légèreté du Dormeur du val de Rimbaud. Assis derrière son secrétaire posé sur un tapis aux tons orangés, il enchaîne ainsi les poèmes, sans transition ou presque. Avec toujours son verre de rouge posé à côté de lui, une petite gorgée entre chaque texte… il faut bien s’hydrater ! Avec lui, on redécouvre avec plaisir des textes qu’on a lus à l’époque du collège, on en entend de nouveaux, mais toujours avec l’infinie tendresse qu’il partage sur scène.

La mélodie des mots
« Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages, Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux, Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages Qui pendent sur tes eaux. Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire, Tout dise : Ils ont aimé ! » (Alphonse de Lamartine – Le Lac) En déclamant ces poèmes, Maurice Aufair nous rappelle qu’ils ont été écrits pour être prononcés. Tout le sel de la poésie ne réside-t-il pas dans l’art de faire chanter les mots ? À entendre le comédien, les mots coulent avec toute la douceur nécessaire. De vieux souvenirs remontent à la surface, et l’on se prend à réciter dans sa tête des vers qu’on avait appris à l’époque du collège. « Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, Assise auprès du feu, dévidant et filant, Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant, Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle » (Pierre de Ronsard – Quand vous serez bien vieille) Ces moments m’ont rappelé ce que nous évoquions il y a quelque temps avec Lou Ciszewski, en parlant de Bolts of Melody : la poésie rappelle pour beaucoup un exercice fastidieux et pas forcément agréable, celui de venir réciter des vers au tableau devant la classe… Avec Maurice Aufair, cet exercice prend un tout autre sens. La beauté et l’émotion prennent le dessus, parce qu’il a soigneusement choisi ces vers, les a laissés s’imprégner en lui, pour mieux les laisser ressortir avec l’intention qu’ils méritent. La douceur de sa voix et son œil brillant en viennent même par moments à contraster avec la tristesse, voire la violence de ce qui est raconté, qu’il s’agisse de la mort chez Rimbaud, d’un dur combat chez un autre poète dont le nom m’échappe, ou encore de la perte d’un amour dans ces vers bouleversants de Louis Aragon : « Parce que j’ai voulu te redire Je t’aime Et que ce mot fait mal quand il est dit sans toi » (Louis Aragon – Le Crève-Cœur) À la fin de cette lecture, c’est une forme d’apaisement qui domine : on vient d’assister à un moment hors du temps, qui nous fait nous sentir plus léger qu’on ne l’était en arrivant. Il n’y a pas eu à réfléchir, juste à écouter, à ressentir et renouer avec de vieux souvenirs. Comme une parenthèse oxygénée dans notre quotidien si stressant, cette heure de Poèmes processionnaires arrive à point nommé. Ou quand beauté rime avec simplicité.
Fabien Imhof 16.10.2022

 

 

LE TEMPS

Yasmina Reza, l’art de peindre les humains aux abois

À propos de Une pièce espagnole

Elle excelle à pointer nos petites frustrations et nos grands tremblements. Dans «Une Pièce espagnole» à voir aux Amis, à Carouge, l’autrice française saisit une famille en crise. Jubilatoire.

Une pièce dans une pièce dans une pièce. Aux Amis, ces jours, Yasmina Reza se paie le luxe d’une triple mise en abyme pour mieux égratigner cet art, le théâtre, qu’elle adule. Mais là où l’autrice française est toujours la meilleure, c’est dans l’expression des petites tensions qui, à force de répétitions, font de grands tremblements. Sous la fine direction de Claude Vuillemin, les comédiens Margarita Sanchez, Roberto Molo, Sabrina Martin, Mauro Bellucci et Patricia Mollet-Mercier jouent la provocation familiale dans Une Pièce espagnole, à voir jusqu’au 9 octobre. On rit beaucoup, mais on souffre aussi devant l’acharnement que des gens supposés s’aimer mettent à se blesser.

Mariano l’irrésistible
Mauro Bellucci. Heureusement qu’après une pause, ce comédien genevois est revenu aux affaires. Sur la scène du petit théâtre carougeois, c’est clairement lui qui détient le record de rires dans le public. Il faut dire que son personnage est spécialement corsé. Dans la pièce que les comédiens sont en train de monter, il joue Mariano, un prof de maths alcoolique qui regarde le monde avec un abattement hébété. Peut-être a-t-il développé ce détachement pour mieux résister aux assauts furieux de sa femme Aurelia (Sabrina Martin), comédienne restée confidentielle et qui fulmine devant le succès fulgurant de sa sœur Nuria (Patricia Mollet-Mercier) dans le même métier… En tous les cas, l’aquoibonisme de Mariano fait fureur dans le public et lorsqu’il imite Lucchini, c’est carrément la transe. A l’opposé de cette humeur maussade, Roberto Molo campe Fernan, un gérant d’immeuble aux mille compétences, dont celle d’aimer avec un bel élan Pilar, sexagénaire au pied léger et mère de trois filles qui ne sont pas ses meilleures amies. Margarita Sanchez, qui ose les cheveux gris et elle a raison, donne à ce personnage toute sa fougue latine.

Salves sur la famille…
Les meilleurs moments du spectacle? Ils flamboient au deuxième niveau de la mise en abyme, lorsque les comédiens plongent dans la pièce espagnole, ou plutôt dans le canapé familial, et règlent leurs comptes sur le ton de «tu ne m’écoutes pas, tu ne me comprends pas». Nuria minaude dans des robes de star en rêvant de jouer la sœur moche dans Tchekhov. Aurelia bout dans sa robe stricte en torpillant tous ceux qui laissent entendre qu’elle est petite-bourgeoise. Pilar, magnifique dans son tailleur rouge, souhaite rire au théâtre et accuse les coups de ses filles en colère. Et les hommes, plus bonhommes, titillent et tempèrent. On le voit, le scénario qui date de 2004 est genré, mais les salves verbales sont de toute beauté.

Et traits sur le théâtre
D’ailleurs Aurelia la mal-aimée tient sa revanche. Lorsque, dans la pièce espagnole, elle répète avec son mathématicien de mari une pièce bulgare dans laquelle, prof de piano, elle tombe amoureuse de son élève, son personnage féminin montre l’étendue de son talent en jouant une tirade de deux manières si opposées que le texte semble différent. Magie des rouages. Une magie qui réapparaît lorsque Yasmina Reza se fait un malin plaisir de mettre dans la bouche de ses personnages des traits mordants sur le théâtre. «La satisfaction de l’auteur est la chose la plus médiocre qui soit, pour ne pas dire la plus répugnante»; «L’acteur qui ne veut pas anéantir l’auteur est foutu»; «Les acteurs ne sont pas des artistes pour la bonne raison qu’ils ont la folie de la séduction»… Autant de soufflets montrant tout l’amour que la dramaturge a pour la scène. Cet amour explose dans sa capacité à faire rire. Car, c’est bien connu et Molière l’a prouvé, fait rire au théâtre est le plus bel hommage qu’on peut rendre à la discipline.
Marie-Pierre Genecand 29.09.2022

 

 

LA PÉPINIÈRE

Du théâtre dans le théâtre : laisser vivre les personnages

À propos de Une pièce espagnole

Aux Amis musiquethéâtre, on joue à jouer des comédien·ne·s. Véritable mise en abyme du théâtre et réflexion sur la solitude, la famille et la société en général, Une pièce espagnole s’apparente à une tragi-comédie en forme d’auberge espagnole qui ne laisse pas indemne.

Sur la scène, cinq comédien·ne·s répètent une pièce espagnole. Les voilà donc qui jonglent entre scènes répétées et adresses au public, ou au metteur en scène, à la costumière, voire par moments à l’auteur imaginaire de cette pièce. Dans cette pièce, le personnage d’Aurelia (Sabrina Martin) répète elle-même une pièce bulgare, alors que sa sœur Nuria (Patricia Mollet-Mercier) est une grande actrice de cinéma nommée aux Goya. Dans cette pièce, on suit l’histoire d’une famille, avec la mère (Margarita Sanchez) et son nouveau fiancé Fernan (Roberto Molo), les deux filles et le mari (Mauro Bellucci) d’Aurelia. Après les avoir aperçu·e·s, chacun·e de son côté, dans leur vie quotidienne, nous les retrouvons lors d’un goûter familial où la nostalgie, la mélancolie et le mal-être de chacun·e sera exacerbé.

Des personnages de la société
Ce spectacle est-il une comédie ou une tragédie ? Sans doute un peu des deux, car l’on rit beaucoup, mais le propos est loin d’être heureux. Ainsi, la plume de Yasmina Reza nous laisse dans une forme de suspension, comme si elle avait donné une teinte de départ à ses personnages, avant de les laisser voler de leurs propres ailes, comme si iels vivaient par elles-mêmes et eux-mêmes. Cet effet donne une sensation de réalisme à la pièce, avec des personnages « réels », qui seraient le reflet de la société. Le personnage joué par Mauro Bellucci dit d’ailleurs quelque chose comme : « Être acteur, c’est jouer des personnages mieux que nous-mêmes. », comme si jouer sur une scène était une forme de sublimation du réel, comme si on lui donnait finalement plus de force, de poids, de caractère. Dans Une pièce espagnole, chacun·e évolue avec ses problèmes, et il devient dès lors difficile de se comprendre au sein de cette famille – la famille de la pièce, comme la « famille » de comédiens, d’ailleurs. Le mari d’Aurelia, professeur de mathématiques, est mou (ainsi que le décrit le comédien qui l’incarne), sans relief, et se met à boire pour tenter de garder une certaine constance. Son épouse, quant à elle, semble en vouloir à tout le monde : à sa mère qui lui préfère sa sœur, à sa sœur devenue célèbre alors qu’elle-même continue à jouer des petits rôles, à sa fille qu’elle paraît délaisser… Quant à la mère, si elle retrouve un semblant d’épanouissement dans sa nouvelle relation, elle peine à comprendre ses filles et a l’impression qu’on ne lui dit jamais rien, notamment concernant la troisième sœur partie vivre ailleurs. Nuria, derrière les paillettes de sa vie d’actrice, semble éprouver une grande solitude : elle ne dit ainsi rien de sa relation avec un célèbre acteur américain et n’a pas de véritable complicité avec le reste de sa famille. Fernan, enfin, est le gérant de l’immeuble de sa dulcinée : il semble tout faire pour s’entendre avec tout le monde, mais peine à exprimer le fond de sa pensée, de peur d’être intrus et rejeté par les autres… On pourrait croire cet ensemble de personnages quelque peu stéréotypés, mais il n’en est rien : si une facette de la personnalité de chacun·e ressort plus que les autres, c’est simplement pour mieux nous renvoyer le reflet de nous-mêmes et de la société qui nous entoure. Le recul et l’analyse qu’ont les comédien·ne·s qui doivent les interpréter dans la pièce ne font que renforcer cette impression.

Une véritable auberge espagnole
Durant le goûter qui réunit tout le monde, chacun·e semble chercher quelque chose : l’approbation d’un·e autre, un soutien, de la confiance… Alors, on cherche chez l’un·e, chez l’autre, et les alliances n’arrêtent pas de changer : Nuria et Aurelia semblent développer un brin de complicité face à la mère, jusqu’à ce que le mari d’Aurelia fasse des remarques plutôt déplacées à la sœur de celle-ci ; le mari et Fernan commencent à bien s’entendre, jusqu’à ce que la mère se présente en victime face aux autres… L’on pourrait multiplier les exemples, mais ce que nous retenons est surtout l’effet « auberge espagnole » : chacun·e est venu chercher quelque chose, mais ne repartira qu’avec ce qu’iel a amené, sans trouver de réponse à ses questions. Autrement dit, rien ne sera vraiment résolu, et toutes et tous repartiront comme iels sont venus : dans leur solitude, avec leurs doutes, et il faudra bien continuer de vivre avec ! Avec cette belle troupe de comédiens, les personnages de Yasmina Reza – et ceux de l’auteur espagnol qu’elle a inventé – prennent véritablement vie, pour nous renvoyer en pleine face la solitude de chacun·e, sa nostalgie, et cette recherche constante du bonheur. Quant à savoir comment le trouver…
Fabien Imhof 22.09.2022

 

 

J : MAG

Une pièce espagnole de Yasmina Reza, mise en scène par Claude Vuillemin

À propos de Une pièce espagnole

Une rose est une rose est une rose selon la formule qui a consacré Gertrude Stein – chez Yasmina Reza, on pourrait dire : une pièce est une pièce est une pièce. Le méta-théâtre de sa Pièce espagnole plonge le public dans trois niveaux de récit et d’interprétation.

La matriona de cette poupée gigogne théâtrale met en scène une famille composée de la mère, Pilar (Margarita Sanchez), Nuria, sa célèbre fille, actrice de cinéma (Patricia Mollet-Mercier), sa seconde fille Aurelia (Sabrina Martin), actrice, elle aussi, mais sans reconnaissance publique et le mari de celle-ci, Mariano (Mauro Bellucci), professeur de mathématique alcoolique. Pilar veut présenter à sa famille son amoureux, Fernan, un gérant immobilier. Les matriochkas du dispositif consistent en second niveau à interrompre la pièce de famille pour que les acteurs et les actrices, à tour de rôle, s’adressent, face au public, à celui-ci, ou à un membre imaginaire de l’équipe technique, ou même à l’auteur de la pièce espagnole. Sortant de leurs personnages, ils et elles livrent, dans des monologues, leurs réflexions sur le métier de comédien.ne, sur le théâtre et la vie en général. La dernière poupée narrative focalise le champ sur Aurelia qui répète avec son mari les scènes d’une pièce bulgare, parfait contrepoint à la carrière flamboyante de sa sœur. Extrait de son rôle de Mariano, Mauro Belluci assène que « les acteurs sont des notables auxquels on demande leur avis sur tout », mais aussi que « la vie réelle est lente et vide ». Est-ce à dire qu’être acteur et actrice de sa vie n’est qu’un leurre ? Serions-nous en permanence en train de jouer un rôle, celui de notre vie, cette scène sur laquelle nous nous mouvons dans le cadre d’une intrigue écrite et dirigée ? La dialectique entre vie et théâtre, action et inertie, vraisemblance et faux-semblant bat ici son plein, prenant le public à témoin, le renvoyant également à son statut d’observateur de scènes de vie qui ne sont pas les siennes, mais qui pourraient parfaitement l’être. (…) La mise en scène de Claude Vuillemin facilite la compréhension du récit, tout comme l’extrême précision du jeu de lumière et de la performance des cinq acteurs et actrices.  Les spectateurs et spectatrices trouvent rapidement leurs marques, rient de bon cœur au comique de situation – probablement aussi parce qu’il renvoie à des relations humaines familières, dans l’absurdité, les tensions irréductibles, mais aussi les sentiments indicibles qui les sous-tend. Le public se laisse également gagner par la réflexion induite par le texte, tout comme par l’émotion, lorsque, dans le dernier monologue, Aurelia joue la scène finale de sa pièce bulgare, Sabrina Martin donnant à son personnage une revanche douce-amère à la mesure de son talent et de la petite larme qui perle de ses yeux. Il n’est pas impossible que dans le ventre de la matriona de cette pièce espagnole, une quatrième petite matriochka ait poussé, prenant les traits du public. Le noir se fait, il est temps de se lever et d’aller boire un verre avec les comédien.nes dans le foyer des Amis musiquethéâtre…
Malik Berkati 01.10.2022

 

 

LA PÉPINIÈRE

Ah quel plaisir d’être ensemble, en famille…

À propos de Une pièce espagnole

Une pièce espagnole, aux Amis musiquethéâtre jusqu’au 9 octobre, s’inscrit dans la continuité des pièces de Yasmina Reza (Le Dieu du Carnage, Art…) : des doutes, des rixes et du combat pulsant au cœur des relations intimes. L’intimité, une notion malsaine, face à laquelle seules la fuite ou la résignation semblent être des solutions…

Armés jusqu’aux dents
Aux Amis musiquethéâtre, une fois la rampe d’accès dévalée à pas attentifs, l’on se laisse rapidement gagner par cette impression d’entrer dans un immense carnotzet où délices culinaires, moments festifs et drames s’entremêlent dans l’exquise chaleur du foyer familial. La pièce espagnole en est un témoin fidèle puisque nous accédons sans détours aux petits secrets d’une famille composée de caractères plutôt… forts et prête à en découdre avec n’importe quelle thématique… de l’amour, il y en a aussi, dissimulé. Le grand plus ? Tous les membres de la famille, les uns après les autres en suivant attentivement le texte de Yasmina Reza, commentent le rôle qu’ils tiennent au sein de ce clan assez malsain. Sur le plateau, la mère et son nouveau fiancé, plutôt craquant – mais à qui l’on fait vite comprendre qu’il reste gérant d’immeuble -, aux côtés des deux filles, une artiste reconnue, accompagnée de son incroyable aura (avec un zeste d’arrogance sensuelle), une en quête de reconnaissance (qui n’abandonne rien, au grand dam de son entourage), avec son mari, grand buveur tristounet et l’évocation de la petite fille, fan d’aspirateur… Ils ne quitteront jamais le plateau et c’est en cela qu’ils nous proposent une fantastique plongée dans leur après-midi, la deuxième peut-être de l’année qu’ils passent ensemble. Une plongée où l’on reste asphyxié de ci de là, faute de n’apercevoir aucune issue à leurs démêlés. Cette rencontre est un fiasco total. Mais que l’on recommence tout de même à chaque fois ! Le rouge du combat s’est en effet posé – scellé ! – sur le canapé, rouge, le tailleur de la mère, rouge, les ongles, rouges, des filles. Le canapé qui trône au milieu de la scène pourrait être une invitation conviviale au dialogue entre tous. Que nenni, il sera plutôt l’endroit d’une joute, de l’arène !

Le ping pong
Le texte de Yasmina Reza figure un habile aller/retour entre reproches et tentatives d’approches au sein d’une toile familiale. Il met des personnages en scène qui anticipent la plupart de leurs actions et les réalisent tout en sachant qu’elles les mèneront au casse-pipe. Comme si chaque comédien avait une longueur d’avance sur son personnage ! Les comédien·ne·s, dans des apartés multiples au public, expliquent les personnages qu’ils jouent, comme pour montrer que oui ! On en raffole! Ils auraient pu emprunter un autre chemin et éviter la discorde avec leur mère ou sœur… mais non, les voilà bel et bien pris au piège. Les ruptures entre personnages et comédien·ne·s sont nettes, à tel point que l’on attend avec grande impatience que chacun et chacune d’entre eux commente, interprète, revienne sur l’échec de son rôle. Ces ruptures sont une source d’humour intarissable et redonne du souffle à une pièce si bien ficelée qu’elle en devient presque trop parfaite du point de vue du texte et pourrait en perdre de sa vigueur. Car, à admirer des familles qui se déchirent, l’on finirait par croire que la famille serait à craindre… Il s’agit bien ici des mots blessants ou des non-dits, de ce que l’on aimerait taire. Et pourtant, il faudra également saluer les voix et les accents des comédien·ne·s qui détonnent dans ce décor où tout semble immuable. Elles résonnent, elles font trembler, ces voix ! Comme si – hé oui ! – au-delà des cris, des déceptions, le fait d’entendre ses proches, d’avoir leur voix à ses côtés, et ce, sans même les écouter peut déjà être une forme d’harmonie à laquelle nous aspirons, peut-être tous, au moins une fois dans une vie.
Laure-Elie Hoegen 11.10.2022

 

 

LA TRIBUNE DE GENÈVE

“Reines du réel”, trois filles à frange se confondent aux Amis

À propos de Reines du réel

Le cinéma poursuit son dialogue avec la 46e Bâtie, cette fois à la faveur d’un documentaire mi-scénique mi-filmique consigne par Françoise Courvoisier et Denis Jutzeler.

Une photo géante attend le public sur le plateau du Théâtre des Amis. On connaît ce visage projeté en noir et blanc sur grand écran: c’est celui de la Genevoise Grisélidis Réal (1929-2005), poète, peintre, dealeuse et «catin révolutionnaire», à qui la patronne des lieux, Françoise Courvoisier, a déjà consacré trois pièces par le passé. Une fois les spectateurs retardataires placés dans sa petite salle, cette dernière quitte son rôle de directrice à poigne pour se mouler dans celui d’actrice dévouée. Elle va s’asseoir en tailleur au pied de l’image, dans les cheveux de son égérie. Le gros plan suivant présente la figure en couleurs de Nancy Huston, écrivaine, féministe à contre-courant, basée tour à tour au Canada, aux États-Unis puis en France, auteure, au printemps dernier, de l’essai «Reine du réel – Lettre à Grisélidis Réal». La péripatéticienne, l’intellectuelle et la femme de théâtre portent toutes trois une frange noire: le plus visible de leurs points communs. Leurs nécessaires points de divergence pendant l’heure et demie à venir? La première apparaîtra en fantôme, à travers quelques clichés et des écrits que les autres ont contribué à éditer. La deuxième interviendra depuis chez elle, à Paris, où l’a amoureusement filmée le chef opérateur Denis Jutzeler. La troisième, elle, occupera physiquement la scène, à la fois héritière, sœur et passeuse.

Minutage précis
Disons-le tout de go, la majesté de nos «Reines du réel» tient tout entière à ce dispositif mixte sur lequel elles trônent. Quand Françoise interroge Nancy et que celle-ci lui répond du tac au tac, l’effet est saisissant. En direct, un big-bang sensoriel crée sous les yeux du public les troisième et quatrième dimensions d’un coup. L’artifice ne repose somme toute que sur un minutage précis, mais pour marier ces trois épicuriennes que séparent l’espace et le temps, il fonctionne à merveille. On ne s’en lasse pas.

Sur ce plan, la comédienne occupe une position plus en retrait. Entièrement au service de ses interlocutrices, elle adopte l’attitude tantôt de la journaliste, tantôt de la récitante. C’est dans cette seconde fonction, quand elle reprend à son compte les pages qu’elle déclame, que son interprétation vacille au profit de l’affect. Il suffit que la caméra s’immobilise alors sur un bourgeon en train d’éclore pour qu’on verse dans une mièvrerie qui n’a rien à faire là. La présence corporelle de Françoise Courvoisier demeure pourtant l’axe du projet. Juste avant l’épilogue, elle va s’asseoir à nouveau sous l’écran, dans les ramages cette fois d’un arbre sec. Le savoir-faire de cette passionnée, on le vérifie à l’équilibre qu’elle ménage au sein de sa mise en scène hybride. Et à sa façon d’habiter le théâtre dont elle est l’âme.
Katia Berger 31.08.2022

 

 

LE COURRIER

A La Bâtie, trois femmes pour conter le ras-le-bol du mépris

À propos de Reines du réel

Ce jeudi soir encore, Reines du réel envoûtera Les Amis musiquethéâtre. Avec Françoise Courvoisier au jeu, Nancy Huston à l’écran et Grisélidis Réal en point de mire. Il y a quelques temps, l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston avait confié deux portraits à la caméra de Denis Jutzeler: celui de l’autrice, peintre et prostituée suisse ­Grisélidis Réal sur laquelle elle vient de publier un essai, et le sien propre. Filmée dans son appartement, son interview est recréée sur la scène de La Bâtie à l’aide d’un écran et d’un jeu de placements. Tandis que Françoise Courvoisier pose ses questions depuis le plateau, Nancy Huston, tournée dans sa direction, semble lui répondre directement. Les séquences se modulent alors au gré des déplacements de la comédienne et des lectures de Grisélidis Réal. Et les voix entrelacées nous emportent dans les vies tragiques de ces autrices engagées pour la cause des femmes.

Les Eriphile
Mais tragique ne veut pas dire triste – plutôt «inévitable, déchirant, contradictoire, féministe», précise Nancy Huston. De fait, si les deux écrivaines ont vécu d’importants traumatismes, chacune a pu trouver, dans l’art et l’activisme, des ressources pour s’en nourrir. Toutes deux ont perdu un parent, toutes deux ont écrit. Chacune a recherché «l’amour avec la baise», et aucune, jamais, n’a abandonné sa quête. Les ressemblances entre ces femmes sont frappantes. Y compris sur le plan physique: noiraudes, le regard magnétique, les pommettes hautes. Nancy Huston, qui parle à l’écran, Grisélidis Réal, projetée en photo, et même Françoise Courvoisier, à l’avant-scène, en arrivent presque à se confondre dans un jeu d’identifications et de «projections». C’est qu’elles sont toutes des Eriphile, cette héroïne de Jean Racine dont le nom signifie «celle qui aime la colère», nous souffle Nancy Huston; elle-même est consciente qu’elle s’apparente à Grisélidis, tant cette femme l’a transformée. A la fois grave et tendre, le spectacle ne rend pas seulement hommage à Grisélidis Réal, à Nancy Huston et aux travailleuses du sexe. Il honore aussi ces mères qui avaient pourtant terrassé les deux écrivaines durant leur enfance, ainsi qu’à ces femmes qui les ont remplacées. Pour autant, la pièce ne diabolise ni les hommes ni le sexe monnayé.

Pas de jugements ­simplistes
En rappelant sa propre expérience de prostitution, Nancy Huston raconte par exemple la «faiblesse» de ces clients «en ­position de demande» qui voulaient être reconnus en tant qu’individus. Elle se souvient aussi de son propre acharnement contre sa chair durant l’adolescence. Une habitude ancrée chez de si nombreuses femmes, qui s’affaiblissent elles-mêmes, de peur de faire peur. Refusant les jugements simplistes, les mots de Nancy Huston, comme ceux de Grisélidis, sont toujours subtils, précis, saisissants. Si bien que la toute dernière apparition de Françoise Courvoisier paraît détonner. En décolleté plongeant, elle vient soudain crier des revendications au nom des travailleuses du sexe. Mais c’est que Grisélidis Réal, qu’elle avait elle-même connue peu avant son décès, lui avait fait promettre de tenir une parole militante lorsqu’elle monterait ses textes. Promesse tenue.
JOSEFA TERRIBILINI 31.08.2022

 

 

LE TEMPS

Nancy Huston et Grisélidis Réal, deux écrivaines non alignées au Théâtre des Amis

À propos de Reines du réel

Dans le cadre de La Bâtie, la petite salle carougeoise célèbre deux figures fortes de la littérature. On doit à Françoise Courvoisier ce coup de chapeau émouvant Françoise Courvoisier peut sembler parfois un peu maladroite, avec son jeu exalté et ce corps qu’à plus de 60 ans, elle a encore fougueux et adolescent. Mais il faut reconnaître une qualité de taille à la comédienne et directrice des Amis: sa fidélité flamboyante aux êtres qui, comme elle, portent haut les couleurs de l’amour et de la liberté.

Combat féministe
Dans Reines du réel, à voir encore ce 1er septembre dans la petite salle carougeoise, la Genevoise orchestre un dialogue poignant entre Nancy Huston et Grisélidis Réal, deux femmes à la fois puissantes et blessées. La première, l’intellectuelle aux deux cultures, américaine et française, apparaît dans un film projeté sur la scène des Amis et évoque longuement la seconde, catin magnifique ayant fait de son métier de prostituée un art de vivre enragé et engagé. Emmenée par Françoise Courvoisier qui questionne l’écrivaine en différé, la soirée est plus qu’émouvante, elle est fondatrice. Car elle raconte avec puissance le combat féministe des années 1970, quand tout, ou presque, était à conquérir.

La beauté de Nancy
Que Nancy Huston est belle! A 68 ans, elle s’exprime avec grâce devant la caméra de Denis Jutzeler. Ses yeux clairs et sa peau parcheminée accompagnent avec délicatesse ses mots qui relatent deux vies marquées par le chagrin et un rapport compliqué au corps. La sienne, broyée par l’absence de sa mère, partie vivre sa vie d’affranchie en solitaire. Et celle de Grisélidis, qui a perdu son père adoré et s’est retrouvée confrontée à une mère sévère. Au départ, Nancy Huston a plutôt condamné la prostitution, ce commerce des corps qui, estimait-elle, aliène ses praticiennes. Puis, elle a découvert les écrits et les tableaux de Grisélidis Réal et a saisi la beauté de ce métier particulier, ou, en tout cas, adopté l’artiste derrière la prostituée.

Le piano comme catharsis
Dans le film, on voit Nancy au piano, car c’est là qu’à 6 ans, elle a placé sa colère d’enfant qui devait appeler sa belle-mère «maman» et à qui on interdisait d’évoquer sa génitrice enfuie. La vivacité de Mozart lui a servi de catharsis, mais des voix intérieures l’ont tout de même assaillie. «Ce sont elles qui me soufflent mes romans. Quand j’écris et que je leur donne la place, je suis apaisée, sinon elles me harcèlent», dit-elle en substance dans le film avec lequel Françoise Courvoisier dialogue en direct, devant nous.

Amour de la nature
En plus d’interroger la romancière, la comédienne dit des textes de la reine du macadam et tout de la pasionaria genevoise revient comme une vague. Son anticonformisme, son amour chamanique de la nature, ses accès de colère contre l’hypocrisie bourgeoise et sa solidarité enflammée à l’égard de ses sœurs de trottoir. De temps en temps, les tableaux naïfs et des photos de Grisélidis maquillée à la Cléopâtre prouvent la détermination de celle qui a disparu en 2005 d’un cancer, sans jamais perdre sa majesté de reine. Ce qui frappe surtout dans ce spectacle de récits croisés? La profonde admiration de Nancy Huston pour son aînée. L’écrivaine franco-américaine vient d’ailleurs de rééditer l’intégralité des poèmes de Grisélidis Réal tout en sortant un essai intitulé Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal. Dans ces écrits, Nancy dit le chatoiement des couleurs politiques, sociales, mais aussi psychologiques et spirituelles de la poétesse dressée contre le corset de la société. Et combien elle se retrouve dans ces colères. Merci à Françoise Courvoisier d’avoir rassemblé ces deux grandes figures de la féminité non alignée!
MARIE-PIERRE GENECAND 01.09.2022

 

 

LA PÉPINIÈRE

Reines du réel : Faire naître le dialogue et l’émotion

À propos de Reines du réel

Durant quatre soirées, Françoise Courvoisier et Denis Jutzeler ont permis au public des Amis musiquethéâtre de rencontrer et découvrir Nancy Huston et Grisélidis Réal à travers des portraits croisés. C’était Reines du Réel, un film-spectacle à voir dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.

Tout commence dans la pénombre de la scène. Sur l’écran est affiché le visage de Grisélidis Réal. Bien vite, elle laissera place aux images de Nancy Huston, la romancière d’origine canadienne, filmées par Denis Jutzeler. D’abord jouant un air de piano, puis s’exprimant sur son passé aux étranges ressemblances avec celui de Grisélidis. Le lien entre ces deux grandes figures féminines se crée et se développe petit à petit, grâce à la longue lettre adressée à Grisélidis par Nancy, mais aussi par la présence de Françoise Courvoisier sur la scène. La directrice des Amis entretient le dialogue, posant des questions à Nancy Huston sur l’écran, citant des textes de Grisélidis ou des extraits de la lettre. Avec elles, pas ces portraits interposés et les confessions de l’autrice, on (re)découvre Grisélidis Réal, cette prostituée devenue artiste, au passé tumultueux, mais méconnu. Deux grandes figures féminines, battantes et féministes, chacune à sa manière. De quoi nous faire faire un pas de côté et changer quelque peu de perspective.

Donner vie et sens aux mots
Reines du Réel, c’est d’abord un spectacle sur les mots. Sur la scène, le dispositif est simple et efficace : un écran, un micro et quelques livres et autres lettres que Françoise Courvoisier parcourt au fil du spectacle. Un dialogue s’installe, d’abord comme une interview, puis comme un véritable moment d’intimité, de confession. La comédienne crée le lien entre les mots de l’artiste disparue et ceux de celle qui n’est pas véritablement là physiquement. Ensemble, elle redonne vie aux mots de Grisélidis, les chantant scandant ses poèmes comme il se doit, avec toute l’émotion nécessaire. On parvient à en saisir le sens, du moins un sens qui nous appartient à nous, spectateur ou spectatrice. On découvre une artiste qu’on ne connaissait que trop peu, mais aussi une autre facette de Nancy Huston. On apprend ainsi tout ce que met l’autrice d’elle-même dans ses romans, créant des personnages pour extérioriser ses petites voix intérieures qui la travaillent tant. On découvre aussi, à travers sa lettre, une autre facette de la « putain au grand cœur » qu’était Grisélidis. Son rapport à la maladie – comme sa mère, elle était atteinte d’un cancer – est particulièrement bouleversant. Alors que son aïeule avait choisi de taire sa souffrance, elle s’en est, quant à elle, servie comme d’une force et a su rendre la maladie belle, à travers ses poèmes. Ou comment changer de perspective sur le monde, même dans les pires tourments. Voilà qui est bien inspirant !

Un spectacle engagé, mais pas moralisateur
Reines du Réel, c’est aussi un spectacle féministe. Il y est question, entre autres, de libération du corps, de lutter contre les injonctions et la domination patriarcale. Mais là aussi, tout est amené avec une grande douceur et un certain recul. Sans militantisme, Nancy Huston nous livre sa vision du féminisme. Elle n’enjoint personne à penser comme elle, mais se livre simplement, avec toute la sincérité qui la caractérise. Faisant écho aux mots de Grisélidis et à ses opinions, finalement plus proches des siennes que ce qu’elle ne pensait, elle fait preuve d’une grande empathie et d’une compréhension certaine envers celles qui pensent différemment ou les hommes. Loin de s’en faire des ennemis, elle parvient à saisir l’essence humaine : nous sommes, toutes et tous, ensemble. Et c’est ensemble, avec nos différences, nos points communs, nos forces et nos faiblesses, nos fragilités et nos parcours, que nous pouvons faire avancer les choses. À aucun moment il n’est question d’un combat, de luttes, de revendications véhémentes – si ce n’est lors du récit de la « Révolution des prostituées ». Au contraire, Nancy Huston et Grisélidis Réal, à travers ses mots, dégagent une grande douceur, difficile à décrire avec des mots. Qu’on soit une femme, un homme, féministe ou non, plus ou moins sensible aux thématiques abordées, Reines du Réel a, j’en suis convaincu, fait surgir quelque chose en chacun·e de nous. Une émotion, une réflexion… On a toutes et tous pensé à une mère, une sœur, une amie, une amante, une personne proche ou non, une figure qui nous inspire. On aurait pu passer des heures à écouter Nancy Huston parler de sa vision du monde et de Grisélidis, à entendre les poèmes et autres écrits de cette dernière, les descriptions de ses peintures… Et tout cela reste en nous, le discours nous parvient, par petites bribes ou comme une claque en plein visage. Quoiqu’il en soit, on ressort avec l’envie de réfléchir différemment, de faire un pas de côté et d’envisager les choses d’une autre manière, qu’il s’agisse de grandes thématiques comme de petits détails de la vie. Et pour cela, on ne pouvait rêver meilleur biais que le théâtre des émotions.
FABIEN IMHOF 03.09.2022

 

 

LA PÉPINIÈRE

Une demi-saison très féminine aux Amis musiquethéâtre

À propos de la demi-saison août 2022 > janvier 2023

Comme c’est le cas dans plusieurs autres lieux, les Amis musiquethéâtre a dévoilé une demi-saison, de septembre à janvier, avec un spectacle déjà annoncé pour le mois d’avril. En attendant la suite, découvrez un programme déjà alléchant !

Dans sa courte introduction sur le site internet du Théâtre, Françoise Courvoisier, directrice, dévoile une première partie de saison où la part belle est faite aux femmes, qu’elles soient autrices, metteuses en scène, comédiennes ou sujet des pièces. On découvrira ainsi des musiciennes, des écrivaines, et même une photographe ! De quoi mettre l’eau à la bouche, dans un programme qui met en avant les beaux textes, la poésie, le théâtre et la musique. À lire le petit édito de saison, on sent la passion qui anime Françoise Courvoisier, cette même chaleur humaine que l’on ressent lorsqu’on est accueilli dans ce superbe petit théâtre !

Des reines, de la poésie et des larmes
La saison s’ouvrira le 29 août, avec un spectacle en collaboration avec La Bâtie – Festival de Genève : Reines du réel. Voici une rencontre bien inattendue entre Nancy Huston et Griselidis Réal, que la romancière canadienne qualifiait de « putain au grand cœur ». Jusqu’à changer d’avis, et découvrir une personnalité bien différente chez l’artiste suisse. La lettre Reine du réel qu’elle lui consacre sert de base à ce spectacle, qui permettra de découvrir, à travers des portraits croisés, les deux artistes. Après cette mise en bouche, place dès le 20 septembre à Une pièce espagnole, du théâtre dans le théâtre. La mise en scène de Claude Vuillemin proposera un joli casting de cinq comédiens et comédiennes, pour une pièce signée Yasmina Reza, dans laquelle trois réalités se confrontent. Des personnages comme en suspension dans leur nostalgie…
Du 5 au 9 octobre, petite envolée musicale, avec un hommage aux chansons et textes d’Allain Leprest. Carine Barbey et Sacha Maffli proposeront des regards croisés sur l’univers poétique du parolier-chanteur, onze ans après la mort de ce dernier. L’occasion de découvrir le style virtuose et les rimes rigoureuses de cet artiste méconnu. Poésie toujours dans la suite du mois d’octobre, avec le monument Maurice Aufair qui interprétera ses Poèmes processionnaires, ou son anthologie qui mènera le public de François Villon à Boris Vian. On entrera ainsi dans une certaine forme d’intimité en compagnie de cet immense comédien romand, qui nous livrera des chefs-d’œuvre célèbres aussi bien que des perles moins connues.
En novembre, cinq comédiennes se croiseront sur le plateau, dans une mise en scène de Léa Déchamboux, sur un texte de Rainer Werner Fassbinder. Dans Les larmes amères de Petra von Kant, il sera question de dépendance affective, mais aussi et surtout de la finesse des rapports humains entre cinq femmes issues du milieu de la mode et qui seront amenée à se côtoyer de manière parfois inattendue.
Spectacle musical pour conclure l’année 2022, avec la reprise de Edith, ma sœur, consacrée à la célèbre Môme. La mise en scène de Françoise Courvoisier nous emmènera découvrir les débuts de la chanteuse, d’après le récit de Simone Berteaut, qui l’a accompagnée trente années durant. Un spectacle dont plusieurs représentations ont malheureusement dû être annulées en février dernier, et que l’on se fera donc une joie de redécouvrir au mois décembre !
Du 13 au 18 janvier, les Amis musiquethéâtre accueillera la Troupe des amateurs du Théâtre de Carouge, dans J’veux du bonheur de Michel Viala. Dans un centre de rencontres, on célèbrera les fiançailles de deux membres, alors que tous les autres sont emplis de solitude… Une psychothérapie de groupe aux méthodes surprenantes qui promet !
Enfin, en guise de bonus, un petit avant-goût de la fin de saison, avec Hiver, qui débutera… au printemps ! Dès le 25 avril, Anne Durand et Thierry Jorand nous feront vivre une liaison épisodique, la suite des rencontres d’un homme et d’une femme, pour un amour toujours au bord du gouffre. Dans ce petit tour d’horizon, on constate que le contrat est respecté : il y aura du théâtre, de la musique, de la poésie, mais avant tout des émotions, comme les programmations de Françoise Courvoisier et des Amis musiquethéâtre nous y ont désormais habitué !
FABIEN IMHOF 19.08.2022

 

 

LA TRIBUNE DE GENÈVE

Cette saison, Françoise Courvoisier accordera ses Amis au féminin pluriel

À propos de la demi-saison août 2022 > janvier 2023

La directrice de la petite salle carougeoise a annoncé la première moitié de sa programmation, traversée par une kyrielle de filles – et quelques garçons aussi.

L’autre héroïne de l’automne se nomme Petra von Kant. Née sous la plume, puis devant la caméra de Rainer Werner Fassbinder au début des années 1970, cette grande bourgeoise amenée à verser des «Larmes amères…» sera jouée ici par Marie Druc, face à Julia Batinova notamment, sous la direction de Léa Déchamboux. Et pour compléter le quota féminin de cette demi-saison, on mentionnera encore la présence de l’auteure Yasmina Reza, dont la réflexive «Pièce espagnole» sera servie par Claude Vuillemin; celle de Carine Barbey, qui chantera des textes d’Allain Leprest entourée de musiciens; et celle de l’excellente Anne Durand, qui interprétera la moitié de ce couple abyssal inventé par le Norvégien Jon Fosse dans «Hiver». Parce qu’aux Amis, on ne braque pas pour autant un genre contre un autre, mentionnons tout de même quelques-uns des messieurs embarqués dans l’aventure de cette demi-saison: le chef opérateur Denis Jutzeler et le metteur en scène Hervé Loichemol seront entre autres de la partie, sans oublier le vénérable comédien Maurice Aufair, qui viendra lire en octobre un florilège de ses auteurs de chevet, allant de Villon à Vian, en passant par Ronsard, Lamartine, Baudelaire, La Fontaine ou Michaux. Du beau monde, on admettra.
KATIA BERGER 29.06.2022

 

 

LE COURRIER

Empoigner les mots

À propos de Calaferte
Nous sommes dans le Requiem des innocents, premier ouvrage de Louis Calaferte paru en 1952. La scène est épurée: deux caisses jonchent le sol de manière désordonnée avec, en fond, un parterre de cailloux. C’est les mains dans les poches que Felipe Castro (actuellement à l’affiche d’Une Histoire provisoire au cinéma) incarne le narrateur de ce récit en grande partie autobiographique. L’auteur, né en 1928 à Turin, passe son enfance dans la banlieue de Lyon. La misère, la banalisation de la violence et l’innocence perdue trop tôt guident ce monologue poignant de vérité. Avec calme et une émotion étonnamment ­dépouillée, il raconte les drames d’une jeunesse sans avenir. Des évènements relativement communs d’abord, qui glissent peu à peu vers des jeux abominables.
Après un court entracte, nous voici projeté·es des années plus tard dans Septentrion (1963). Dans une scénographie qui change à peine entre les deux représentations, le simple ajout d’une table de bistrot et d’un verre de vin suffisent à indiquer une évolution sur l’échelle sociale. Bien que cela ne soit jamais mentionné, le public verra sans peine une continuité entre les deux monologues. Si la plume reste la même, le ton est radicalement différent. Avec son vocabulaire cru et incisif, le texte fut censuré pour pornographie jusqu’à sa réédition en 1983. C’est effectivement de sexe dont il s’agit principalement dans ce récit fort en images grivoises, à travers lequel l’homme narre sans omettre de détails les souvenirs de son aventure charnelle avec une femme plus fortunée et plus âgée. Le comédien aussi a changé. José Lillo campe un narrateur radicalement différent du premier. Avec sa diction envoûtante, il nous présente un homme désabusé et pris dans ses réflexions personnelles, que seule la soif d’écrire semble maintenir en vie.
Deux coups de poing. Le premier provoqué par la violence du récit, le second dû au mordant des mots. Face à une telle puissance, la sobriété de la mise en scène et de la scénographie se justifie amplement. Rien n’est montré, tout est dit. La directrice du Théâtre des Amis Françoise Courvoisier semble l’avoir compris en choisissant d’adapter ces deux textes: chez Calaferte, le verbe se suffit à lui-même. Et ce dernier est porté à merveille par les deux comédiens qui, chacun dans leur style, transportent le public dans l’univers de cet irréductible auteur.
JUDITH MARCHAL 23.05.2022

 

 

LA PÉPINIÈRE

Le poisson volant

À propos de Calaferte

Un authentique survol de souvenirs urbains – Calaferte, dans une mise en scène de Françoise Courvoiser, à voir aux Amis musiquethéâtre.

Avec Requiem des Innocents et Septentrion, les Amis musiquethéâtre propose deux pans d’un triptyque commencé par le spectacle Partage des vivants présenté l’année dernière. Écrit par Louis Calaferte, un écrivain français qui puise ses souvenirs d’enfance dans son faubourg, ces deux monologues évoquent un passé dur ou la plus petite réussite scolaire est tenue comme le début d’une trahison. Ainsi, se positionnant tel le poisson volant, Louis Calaferte évoque sans baratin, depuis le haut, le monde de son passé, trempé dans un sirop de la rue dilué par la violence du quotidien.
Au fond de scène, au bord du fil de l’existence, un chemin de cailloux qui longe un vide sous un ciel qui l’est tout autant, qui peut rappeler la lumière évoquée par ceux qui ont fait l’expérience de mort imminente. Car dans ces deux récits, la mort est bien vivante et rôde tel un ectoplasme entre les personnages extraits de l’univers de Calaferte. Pour ce dernier, la vie a placé le chemin en-dehors et rare sont les moments d’enfance et d’adolescence où il se risquait à l’emprunter. C’est le témoignage du Petit Nicolas en version hard. Sans rires ou des bien moches, avec des amitiés tout aussi fortes dont le terrain de jeu serait un faubourg à l’ombre de la richesse, dirigé par des règles de voyous. Ici, la plus petite honnêteté, la plus mince des réussites est sifflée hors-jeu et le banc de touche se concrétise par des beignes et des baffes. C’est la dure loi de ceux qui la refusent.
À l’image du film de Kubrick Orange Mécanique, ou les règles et codes sont imposés par Alex, ici Schborn. Un récit urbain où les mômes ont pris le pouvoir sur les gens, les choses, les filles, les autres et perdu le leur sur leur vie, leur liberté. La force de ces deux textes et dans l’œuvre de Calaferte, c’est de tisser ses souvenirs dont personne ne voudrait dans une poésie que chacun aimerait écrire. Il en est de même pour la mise en scène de Françoise Courvoisier, de révéler un fort contraste entre le fond de cuve de cette enfance, avec des intonations, des gestes et des déplacements qui pourraient avoir lieu dans un salon.

Requiem des Innocents est dit par Felipe Castro, qui est un acteur précieux dans ce type de texte. C’est le parcours d’un merdeux qui n’a pas totalement perdu le goût de l’existence, qui se pense libre en étant tout de même conscient des raisons qui le poussent à toutes les transgressions. La famille d’abord : le père alcoolique invétéré et violent comme il se doit, la mère aux grossesses chroniques, maladroite en faiseuse d’ange. Puis, les amis, les potes, les copains… Ceux qui baignent dans le même jus de déviance et les victimes, les filles qu’on baise, les mecs qu’on viole, le père qu’on fauche, les mères et le monde qu’ils emmerdent !

Septentrion est dit par José Lillo, dont la voix gutturale et le maintien saisissent parfaitement le personnage grandissant. On le retrouve se rêvant écrivain et surtout en pleine maturité sexuelle, possédant la ferme volonté d’utiliser au mieux les attributs de son pantalon. Le climat malsain glisse vers de la pornographie vécue, saisie à pleine main par une Hollandaise vorace qui engloutit avec son sexe celui du héros qui, lui, échange son épuisement d’amant contre de l’argent. Il y trouve son compte, elle pas tout à fait. Car à sa gloutonnerie sexuelle lui manque… L’anneau marital. Horreur ! On pourra penser au Rital de Cavana, mais en version carnaval moche tant la fête est belle et gratuitement cruelle. Pourtant et c’est là que réside une des forces de ce beau spectacle, c’est qu’il porte à l’anamnèse. De la violence, il suffit de déplacer le curseur pour s’y retrouver plongé. Ainsi que le bonheur, elle existe et concerne chacun. Dans le foyer, un spectateur évoquait : les assiettes de soupe qui traversaient la cuisine. Voir ce spectacle c’est non seulement découvrir deux très beaux textes, mais c’est aussi comprendre qu’il y a en nous tou.te.s de la violence. Celle reçue, celle donnée. À nouveau, à chacun de déplacer le curseur.
JACQUES SALLIN 16.05.2022

 

 

RADIO CITÉ

Rencontre culturelle

À propos de Calaferte

KARINE POLLIEN 19.05.2022

 

 

LA TRIBUNE DE GENÈVE

Judith Magre: “je ne m’intéresse pas”

À propos de Une vie allemande

Avec 70 ans de planches dans les jambes et plus de 200 rôles dans le ventre, l’actrice vient de monologuer quelques représentations au Théâtre des Amis, où l’a invitée son amie Françoise Courvoisier.

Sa bouche est une cerise. Ses cheveux, le pelage d’un goupil. Ses mains, une paire d’alouettes. Derrière ses verres, teintés, on devine des feux follets. Sa voix claque, tantôt cassante ou câline – toujours dans cet ordre. Judith Magre, 95 ans, a la gouaille d’une Edith Piaf éraillant: “J’m’en fous pas mal, y peut m’arriver n’importe quoi, j’men fous pas mal, j’ai mon dimanche qui est à moi…” Mais parce que le franc-parler ne dit pas toujours vrai, on devine aussi, par en dessous, cette minaudière de chez Brassens: “Elle m’a dit d’un ton sévère, qu’est-ce que tu fais là, mais elle m’a laissé faire, les filles c’est comme ça !” Elle en a connu, du beau monde, celle que filma tour à tour René Clair, Claude Lelouch ou Paul Verhoeven; celle qui donna ses lettres de noblesse à l’émission télévisée “Au théâtre ce soir”; celle qui, surtout, porta les instructions scéniques de Jean-Louis Barrault, Georges Wilson ou Patrice Kerbrat. Sa mémoire fourmille, sa langue gambade, et rien, en une heure d’entretien, n’ébranle l’indécrottable aplomb de la Simone Dupuis née en 1926.

Pourquoi alors Judith Magre ?
Mais ça ne vous regarde pas, voyons !

Fille d’industriels, il paraît que vous avez eu une jeunesse plutôt mouvementée ?
J’ai grandi dans une famille chaleureuse, formidable, de sept enfants – on n’est plus que trois. C’est juste que je n’étais pas extrêmement disciplinée. On m’a envoyée dans une pension catholique à Paris, et là, j’ai fait les quatre cents coups. Je faisais le mur la nuit, pour rentrer à 6h du matin. Et la famille, qui était très bien, et le pensionnat, qui était très bien, m’emmerdaient, voilà tout !

Des cours de dans auprès de Lucette Destouches, la femme de Céline, ça fait voyager dans le temps !
J’ai été l’amie de Lucette, et j’ai très bien connu Céline, qui était un personnage extraordinaire, charitable, chez qui j’allais souvent avec mes amis Roger Nimier et Marcel Aymé. Ce qui ne m’empêche pas de désapprouver beaucoup de ses idées. On peut être fabuleux et antisémite. Tout le monde n’est pas ou tout blanc, ou tout noir, très loin de là.

De quoi était faite votre vie ?
J’ai toujours eu un amoureux, j’en avais donc à ce moment-là, comme avant et comme après. Quand l’un partait, j’avais du chagrin, mais il fallait bien qu’un autre vienne ! Je n’avais pas d’argent, mais pas un homme ne m’a jamais donné un sou. Je ne suis jamais  tombée sur des gens riches, plutôt des journalistes, des peintres, des musiciens – des gens comme moi. Plus tard, j’ai été mariée avec un homme que j’ai beaucoup aimé, Claude Lanzmann, avec qui ça a été merveilleux jusqu’à ce qu’il devienne une autre personne et qu’on finisse amis. J’ai toujours travaillé, mais j’ai toujours dépensé plus que je ne gagnais – en tailleurs Chanel, en belles chaussures. Les premières années, quand j’ai quitté la famille et que me suis retrouvée seule à Paris, j’en ai bien bavé, matériellement. Ayant connu cela, je plains beaucoup les malheureux qui se demandent comment ils boufferont demain. Plus tard, j’ai eu la chance que mon père m’offre un appartement, c’était un souci de moins après le vagabondage de petits hôtels minables en petits hôtels minables.

Vous préfériez jouer sur scène ou devant la caméra ?
J’ai fait relativement peu de cinéma. Tandis que le théâtre, je ne l’ai jamais arrêté. Sur scène, j’ai souvent eu les premiers rôles, devant la caméra, presque jamais. Mais jouer pour l’un ou l’autre, c’est pareil. J’ai toujours travaillé avec des gens que j’aimais, y compris à la télévision ou à la radio. La forme, ça m’est égal. On ne m’a jamais obligée à faire quelque chose qui. me déplaisait. Jamais un homme ne m’a fait chier: s’il avait essayé, il ne m’aurait pas vue longtemps.

Vous étiez impressionnée par les artistes que vous côtoyiez ?
J’entretenais avec eux un rapport d’amour et d’admiration. Si les gens voulaient travailler avec moi, ça voulait dire qu’ils m’aimaient, et ça se passait très bien. Je n’ai jamais eu de différend, ni avec un metteur en scène, ni avec un acteur ou une actrice. À partir du moment où quelqu’un vous demande, vous l’aimez et lui obéissez. Il m’est arrivé de faire quelques coups pendables, mais ne me suis jamais révoltée. J’ai subi des choses douloureuses, comme tout le monde, mais on ne m’a pas imposé de trucs qui me contrarient.

Vous-même, vous vous jugez aussi bonne au cinéma qu’au théâtre ?
Je ne me regarde pas au cinéma, c’est-à-peine si je vois une fois les films auxquels je participe. Au théâtre, par la force des choses, je me vois encore moins ! Vous savez, je ne m’intéresse pas. Mais alors, pas du tout. Je suis contente quand je fais des trucs qui marchent, et j’ai rarement connu de bides. Comme tout le monde, j’apprécie qu’on m’apprécie. Mais je n’ai pas de regard sur moi. Je suis actrice, pas spectatrice de moi-même.

Quel type de femmes avez-vous incarné ?
J’ai joué une palette de rôles très large. J’ai été Cassandre trois fois, chez Giradoux, Eschyle et Euripide. Mais ce n’est pas ce qui a marqué ma carrière. Je joue un rôle, je deviens la bonne femme que je raconte, c’est tout. On me dit quoi dire, basta. À partir du moment où je fais exister un personnage, il me ressemble. Je dis les mots d’une prostituée ou d’une secrétaire, du nazi, ses que je me sente d’avantage l’une ou l’autre. Et quand je quitte la scène, je n’y pense plus. Là, je suis devant vous, je ne ressemble pas à celle que je serai dans une demi-heure dans ma chambre, ni à celle que je serai ce soir sur scène. Tout dépend de la situation. Je ne suis rien de plus qu’un caméléon.

Avez-vous des projets ?
Un film et une pièce, oui. Si je suis fatiguée ? J’ai perdu ma soeur il y a deux semaines, et ne m’en remets pas. Elle était la seule chose qui me retenait au monde, on se téléphonait trois fois par jour. Tout à coup, je me sens complètement paumée. Depuis sa mort, oui, je me sens complètement paumée. Depuis sa mort, oui, je me sens fatiguée, et ça réveille les douleurs de mon genou cassé. Mais si j’arrêtais de travailler, qu’est-ce que je ferais ? Le plus tard possible, qu’aimeriez-vous voir inscrit sur votre épitaphe ? Rien du tout. Je m’en fiche royalement. Qu’on me foute dans la poubelle municipale ! Les honneurs, moi… Je ne vais jamais au cimetière, et je ne donnerai pas d’instructions pour qu’on vienne me voir. Les pleurnicheries sur ma tombe, je n’en ai rien à faire. Quand les hommes que j’aimais sont morts, ça, ça m’a fait de l’effet. Pendant qu’on vit, les choses comptent, mais une fois que c’est fini, c’est fini. Surtout dans le cas d’une petite actrice.
KATIA BERGER, 30.04.2022

CINQ QUESTIONS BUISSONNIÈRES
Quel est votre principal trait de caractère? 
J’aime pas qu’on m’embête.

Quels sont vos trucs pour apprendre un texte ?
Je répète, je répète, tatatatata. Par la suite, j’oublie mes tirades. Sauf une, le “songe d’Athalie”, que j’ai apprise à 7 ans pour me donner des frissons: “Un horrible mélange d’os et de chairs meurtris et trainés dans la fange, des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens dévorants se disputaient entre eux…”

Une anecdote marquante ?
Jean Vila m’appelle: “Silvia Monfort est malade, pouvez-vous reprendre le rôle de Chimère dans trois jours ?” Je dis oui, passe les trois jours à bosser comme une folle, et apprends au dernier moment que Silvia Montfort est rétablie et que je ne la remplacerai pas. Ça a été un effondrement. Quelques années plus tard, Vilar m’engage dans “La guerre de Troie n’aura pas lieu”, en Avignon. Sur le plateau de la cour d’honneur, on nous amène de lourdes perruques à coiffer. Épouvantable. J’attrape la mienne et me mets à la piétiner. Tous les comédiens se disent que je vais être foutue à la porte: pas du tout, on s’explique avec Vilar, et on devient les meilleurs amis du monde.

Êtes-vous traqueuse ?
L’horreur. N’en parlons même pas. Rien que de l’évoquer, je me sens mal.

Qu’éprouvez-vous lors des saluts ?
Si les gens ont l’air d’avoir aimé, ça me fait plaisir, sinon ça ne me plaît pas, voilà. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise

BIO EXPRESS 20 novembre
1926
Naissance en Haute-Marne de Simone Dupuis
Fin 1940 Décroche de petits rôles au cinéma sous le nom de Simone Chambord
1953 Adopte le pseudonyme de Judith Magre
Début des années 60 Intègre la compagnie Renaud-Barrault, puis rejoint le Théâtre national populaire
1963 Épouse le cinéaste Claude Lanzmann, dont elle divorcera en 1971
2000 et 2006 Molière de la meilleure comédienne
2014 “Les combats d’une reine”, d’après Grisélidis Réal, sous la direction de Françoise Courvoisier
Avril 2022 “Une vie allemande” au Théâtre des Amis

 

 

LE TEMPS

Judith Magre, une comédienne fauve face aux ombres du nazisme

À propos de Une vie allemande

A 95 ans, l’actrice est somptueuse dans la peau de la secrétaire de Joseph Goebbels, sur la scène des Amis à Carouge. Confession d’une croqueuse de diamants.

Et si l’on sablait le champagne, Judith? Il est 13 heures et la légendaire Judith Magre, son grand manteau encre de tsarine en campagne, ses bottines d’escapade vous attendent dans un hôtel de charme à Carouge. La comédienne a toujours aimé la fête, au Rosebud jadis, ce repaire parisien où elle palabrait jusqu’à plus soif avec son mari d’alors, le cinéaste et écrivain Claude Lanzmann, où passaient Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, où l’on était zazou pour la vie, où l’aube poignait sur un air de java, jazz à tous les étages. Il est 13 heures, donc, et c’est l’heure non du Dom Pérignon, mais des réminiscences à l’eau pétillante. Depuis mardi, cette comédienne-fleuve joue dans l’écrin des Amis (jusqu’au 30 avril), à deux bonds de là, Une Vie allemande. Cardigan sable sur blouse blanche, elle incarne Brunhilde Pomsel, l’une des secrétaires de Joseph Goebbels, une femme ordinaire charriée dans le courant des années 1930, une irresponsable qui s’extasie qu’«avec Hitler, il faut dire que les choses se sont bien arrangées».

L’amour des bolides Elle est Brunhilde, donc, telle que l’auteur Christopher Hampton l’a imaginée dans une maison de retraite, telle que Thierry Harcourt la met en scène, face à son petit bureau, face à sa conscience en vérité, à celle du public aussi. Elle n’a pas l’âge du rôle: Madame Pomsel a 102 ans, Madame Magre 95. Dans un sourire qui est une grâce, elle commence sa confession ainsi: «Il y a tellement de choses que j’ai oubliées…» Face à une salle chavirée, elle dit ces années noires qui ont succédé aux Années folles, et chacune de ces phrases pulse. Une morsure, une caresse, une clarté au milieu des ombres. Judith Magre habite son texte en insatiable. Sous le choc de la performance, le comédien genevois Juan Antonio Crespillo, présent dans la salle, souffle à la sortie: «On voudrait que tous les jeunes acteurs admirent la vie qu’elle met à chaque instant.» A l’auberge, derrière ses lunettes fumées, Judith prétend pourtant qu’elle n’aime pas les planches tant que ça. On a peine à croire. N’a-t-elle pas joué pour Jean Vilar, l’apôtre du Théâtre national populaire, le fondateur du Festival d’Avignon? N’a-t-elle pas fraternisé sur scène avec Jean-Louis Trintignant, échangeant en coulisses sur leurs bolides respectifs? N’est-elle pas appelée par les écorchées rebelles, la Genevoise Grisélidis Réal en 2010 à la demande de Françoise Courvoisier, aujourd’hui directrice des Amis? «Mais je vous assure que je suis malade de trac et qu’avec le temps, c’est de pire en pire.» Cette panique est à l’origine d’un des débuts de carrière les plus burlesques de l’histoire. Elle a 25 ans peut-être et elle joue en tournée à Innsbruck une comédie d’Emile Mazaud. Le régisseur la pousse sur les planches et, patatras, elle glisse avec son ombrelle et son canotier. C’est un vol plané et une vague de rire dans les rangées. C’est ce qui s’appelle avoir le sens de la chute. Judith Magre, ses lèvres myrtille et sa chevelure rousse léonine sont une toile cubiste en soi. A l’origine, il y a une fillette très mûre, raconte-t-elle, indomptable et joyeuse dans la grande maison de sa Champagne natale. Sa mère l’habille en marquise pour un spectacle du village. Serait-ce la naissance d’une vocation? «Mais non!» balaie-t-elle. «Je ne voulais absolument pas me montrer en public. Je ne m’aimais pas. Et je ne me supporte toujours pas. Je ne lis jamais les articles qui me sont consacrés…» «Mais vous arrive-t-il de regarder vos films, Les Amants de Louis Malle parmi tant d’autres?» «Non… ou alors par hasard… Ma vie est faite d’occasions manquées. J’étais à New York et Tennessee Williams m’envoie une pièce qu’il avait écrite pour moi. Je n’ouvre pas l’enveloppe. Et quelques mois plus tard, je découvre qu’une autre comédienne la joue. Si je devais écrire mes Mémoires, je les appellerais L’Histoire de ma vie ratée.» S’il fallait vraiment choisir un titre, on opterait plutôt pour Le Jeu de l’amour et du hasard. Elle se souvient de ses 13 ans et de l’exode de 1940. Des ruines du village après la guerre. De ses tâtonnements quand elle s’inscrit en philo à la Sorbonne. Elle a rompu avec sa famille. Elle tire le diable par la queue et elle tombe sur une photo de l’acteur René Simon, qui a lancé un fameux cours de théâtre. «Comme il était entouré de créatures de rêves et que je me trouvais très laide, je suis allée le voir. Je lui ai récité La Loreley d’Apollinaire. Au bout de trois phrases, j’ai fondu en larmes. Il a lancé à l’assistance: «Vous voyez cette imbécile, elle va faire une carrière.» Trois mois après, j’étais à Innsbruck.» «J’ai mes grigris» Et ce fameux trac, comment le jugule-t-elle? «J’ai mes grigris. Je porte une culotte rouge quand je joue. Et j’ai un petit barreau offert par un ami, que je glisse dans mon soutien-gorge. Dans ma loge, je prends le temps de me maquiller, c’est le moment où je me détends. Après, je me concentre sur le premier mot…» Mardi soir, elle a déroulé Une Vie allemande comme si c’était la sienne, avec une honnêteté féroce. A la fin, elle confie au public, dans un rire fauve: «Je m’en fiche complètement de vivre, ce que je veux, c’est avoir de gentilles conversations avec vous.» C’est la profession de foi d’un monstre sacré. «N’utilisez pas ce mot de «sacré», je le déteste! Ou alors dites que je suis un monstre tout court…» Cette fois, c’est l’heure du champagne, Judith! Profil 1958 Joue dans «Les Amants» de Louis Malle. 1962 Incarne Cassandre dans «La guerre de Troie n’aura pas lieu» de Jean Giraudoux au Festival d’Avignon. 1963 Epouse Claude Lanzmann, dont elle divorce en 1971. 2010 Célèbre Grisélidis Réal dans «Les Combats d’une reine», montée par Françoise Courvoisier. ALEXANDRE DEMIDOFF, 27.04.2022

RTS / VERTIGO

“Une vie allemande”, Judith Magre dans l’ombre de Joseph Goebbels

À propos de Une vie allemande

Au Théâtre des Amis, à Carouge, jusqu’au 30 avril, la comédienne Judith Magre incarne Brunhilde Pomsel, ancienne secrétaire du propagandiste nazi Goebbels. C’est le récit d’une vie allemande entre confession et non-dit, culpabilité et responsabilité.

Imaginez Berlin à la fin des années 1920. L’Allemagne vit au rythme de la république de Weimar. Vie nocturne folle et situation économique périlleuse. Une vieille dame se souvient: “Comme j’étais l’aînée et la seule fille, tout était toujours de ma faute: tu étais là, pourquoi tu n’as rien fait pour l’empêcher? Mais malgré tout, ça allait, on était une famille allemande normale”. A l’âge de 102 ans, sept décennies après la fin de la guerre, Brunhilde Pomsel raconte sa vie, avec une mémoire sélective, face à une caméra. C’est le témoignage rare et ultime d’une femme qui a connu, fréquenté, collaboré avec les plus hauts cercles du pouvoir nazi allemand. Les mots d’une centenaire De poste de dactylo en boulot de sténo, Brunhilde a fait partie du secrétariat du propagandiste Joseph Goebbels. Une modeste employée zélée et toujours disponible. En 1945, capturée à Berlin par les Soviétiques, elle passe cinq ans en détention dans un ancien camp de concentration devenu prison pour les nazis. La vieille dame se souvient du soleil, de la soupe à l’orge et des aubades des membres de la philharmonie: “Buchenwald, c’était pas si terrible”. Aujourd’hui, Brunhilde Pomsel n’est plus. Ses mots ont été repris et agencés par le dramaturge anglais Christopher Hampton, traduits en français par Dominique Hollier, sobrement mis en scène par Thierry Harcourt et c’est désormais la comédienne française Judith Magre qui porte cette parole troublante. Entre candeur et détachement Au Théâtre des Amis, à Carouge, elle est assise devant nous. Une lampe, un secrétaire, quelques vieilles photos et ses notes. L’histoire défile: “Eva avait reçu l’ordre de faire du travail manuel pour la ville, mais elle avait refusé. Donc toutes ses allocations avaient été suspendues. Qu’est-ce qu’on pouvait faire? Rien. (…) Aujourd’hui les gens aiment croire qu’ils en auraient fait davantage pour les pauvres juifs persécutés. Et je suis sûre que quand ils disent ça, ils le pensent sincèrement. Mais ils ne l’auraient pas fait. Tout le monde avait bien trop de problèmes pour s’inquiéter des juifs. C’était comme si le pays entier était sous cloche. L’Allemagne était un gigantesque camp de concentration.” Eva, l’amie juive de Brunhilde, disparaîtra à Auschwitz en 1944. Ce seul en scène trouble à plus d’un titre. D’abord parce que le personnage est ambivalent. A la fois sympathique et glaçant, oscillant entre une candeur absolue et un détachement total quant à ses éventuelles responsabilités de petite main de la machine nazie. Une sacrée présente scénique Comédienne d’exception à la carrière-fleuve, que ce soit au cinéma ou au théâtre où elle a joué pour les plus grands (de Guitry à Lelouch, de Barrault à Régy), Judith Magre donne à son personnage l’ambiguïté du charme et de la séduction. Nonagénaire, la comédienne possède toujours une sacrée présence scénique. On s’amuse souvent dans ce récit qui observe la grande Histoire par le biais de l’anecdote: ses habits élégants venus de Paris occupé, cette dinde avalée à toute vitesse chez les Goebbels, ce lit rose où le dignitaire reçoit ses maîtresses, actrices vedettes de ses films de propagande. En découvrant cette “vie allemande”, on songe aussi à Claude Lanzmann. Judith Magre et lui ont été mariés huit ans et sont restés amis. Lanzmann, c’est le résistant, le cinéaste du documentaire-fleuve “Shoah”. Il avait aussi tourné un film à part: “Un vivant qui passe”. On y découvrait le délégué suisse du CICR qui avait visité sous la conduite des nazis le camp de concentration de Terezin. Il avait alors déclaré dans son rapport n’y avoir rien vu de particulier. Face à la vie de la secrétaire Pomsel, la même question demeure: qu’a-t-elle vraiment vu? Ou plutôt pas voulu voir? “Comment se sentir coupable de quelque chose dont on ne sait rien?”, conclut le personnage, décédé en 2017 à l’âge de 106 ans. La vie d’aujourd’hui Dans cette “vie allemande”, d’autres propos interpellent. Ils concernent notre époque actuelle jugée par l’expérience d’une vieille dame: “Les gens s’en fichent. Ils regardent toutes les horreurs qui se passent en Syrie, et puis éteignent la télé et ils sortent dîner. Remarquez, de nos jours, je ne crois pas que les gens seraient assez bêtes pour gober le genre d’âneries que nous avons gobées. Tout ce baratin, je ne pense pas qu’on puisse encore faire avaler ça aux gens”. Par exemple, comme une “opération spéciale” dans un pays voisin contre un gouvernement de nazis drogués et qui protégerait les civils grâce à des bombardements délicats? THIERRY SARTORETTI, 28.04.2022

LA PÉPINIÈRE

Dans les rêves de Juan Crespillo et Léa Déchamboux 

À propos de Rêves d’acteur(e)s Dans son projet Rêves d’acteur(s), le théâtre des Amis donne la parole à six comédien·ne·s à travers autant de monologues. Iels nous emmènent dans l’univers qui les touche, qui les porte, pour un moment de poésie empreint d’humour, à voir encore jusqu’au 30 mars.

Juan Crespillo et le désenchantement d’un acteur Premier à entrer en scène, Juan Crespillo donne vie au Rabaissement de Philip Roth. Il y incarne un acteur déprimé, dont les derniers rôles se sont soldés par autant d’échecs. Il a perdu l’envie de jouer et a le sentiment de ne plus savoir le faire… Pourtant, il retrouve la fougue en entamant une relation amoureuse avec la fille d’un couple d’amis, de 25 ans sa cadette. Le comédien nous propose une plongée dans l’intimité de ce métier. Assis sur une chaise, il se raconte comme dans une thérapie, se livrant sur ses dernières expériences. Puis, après une transition accompagnée d’un piano jazz, il raconte les moments avec cette femme. Des bribes de dialogues se font alors entendre, avec la participation de Lora Mure-Ravaud qui donne la réplique à Juan Crespillo. Durant ces moments, elle le filme et les images sont projetées en noir et blanc sur l’écran blanc en fond de scène. L’effet cinéma est total, et l’on voit, sous nos yeux, l’acteur dont il est question se réinventer, après ses échecs sur les planches. C’est aussi une manière de créer une certaine proximité, de voir les traits de son visage avec précision, sans distance. Une véritable plongée dans l’intimité de ses émotions. On apprécie. Dans les coulisses avec Léa Déchamboux La seconde comédienne du soir incarne une caissière du Théâtre de Vidy, à l’époque de René Gonzalez, directeur de 1990 à 2012. Dans Les Chroniques d’outre-scène de Jeanne Perrin, elle raconte son quotidien avec des clients qui ne comprennent rien au téléphone, ses rêves d’actrice, l’ambiance si particulière de l’envers du décor… Sur la scène, l’écran blanc a disparu : place à la reconstitution d’une salle de théâtre. Des fauteuils rouges, un rideau au fond symbolisant l’espace scénique de ce théâtre fictif. Et Léa Déchamboux qui débarque, entonnant le célèbre Dans mon jardin d’hiver d’Henri Salvador. Pas de doute, le rêve est bien là. On découvre le joli brin de voix de la comédienne, qu’on avait déjà entraperçu dans Chez Michou la saison dernière. Dans son rôle de caissière de théâtre, elle nous montre les deux côtés de ce lieu si particulier : la vision différente qu’on a de la scène ou de la salle. Dans un solo mêlant humour – elle fait hurler de rire le public dans ce dialogue de sourd au téléphone avec un client qui ne comprend pas que le spectacle est complet – et poésie, à travers des extraits de Roméo et Juliette, ou en lisant un texte en l’honneur de René Gonzalez. C’est un joli hommage qu’elle lui rend là, mais pas que… Car ce sont aussi les théâtres qui sont évoqués, ces lieux de vie qui nous ont tant manqué, ces lieux de partage avant tout, pour les comédien·ne·s qui y retrouvent la flamme. Le public en brûlait d’envie !. Des lieux où tous les rêves sont possibles. FABIEN IMHOF 24.03.2022

LE TEMPS

A Carouge, Henry Miller et Brigitte Fontaine réunis sur une même scène

À propos de Rêves d’acteur(e)s Aux Amis, Françoise Courvoisier invite six comédiens à jouer leur monologue préféré. Entre tête et tripes, Claude Vuillemin et Nathalie Boulin ouvrent le bal.

Ma seconde est volcanique. Dans Portrait de l’artiste en déshabillé de soie, paru en 2012, Brigitte Fontaine balaie les larges horizons de ses sensations. La salve est poétique, chaotique, et, de l’hiver à l’été, célèbre la force d’exister. Mêlant parole et chansons, Nathalie Boulin éclaire la face bancale de la star fêlée. (…) Anne Durand et Juan Crespillo Dès le 11 mars, la très fine Anne Durand, fan des Lumières, dira Jean-Jacques Rousseau, de Bernard Chartreux et Jean Jourdheuil, tandis que, la même soirée, Didier Carrier incarnera le paysan mal dégrossi du puissant Rapport aux bêtes, de Noëlle Revaz. Dès le 21 mars, Juan Crespillo entrera dans la peau de l’acteur déprimé du formidable Rabaissement, signé Philip Roth, et, plus tard, Léa Dechamboux dira tout des coulisses du Théâtre de Vidy, époque René Gonzalez, à travers Chroniques d’outre-scène, de Jeanne Perrin. Chaque fois, un univers, une épopée, développés sous le regard attentif de Gilles Lambert, scénographe et œil extérieur du projet. Miller, Henry n’est pas Arthur Retour au tandem Miller/Fontaine à voir jusqu’à ce mercredi 9 mars. Déjà, petite précision, puisqu’il y eut débat entre les deux représentations, samedi, c’est Arthur Miller, le dramaturge, et non Henry, l’écrivain qui a épousé Marylin Monroe. Henry Miller, lui, a aimé Anaïs Nin, beaucoup, et leur histoire ne fut pas moins mouvementée que celle du duo baptisé «La beauté et le cerveau». Sur la scène des Amis, pas d’Anaïs Nin, ni de récit de séjour parisien durant lequel l’écrivain a eu faim. Claude Vuillemin n’a conservé que ses réflexions. Son besoin de calme (la journée idéale est la journée où il n’y a rien), la fonction de l’auteur, un être qui se débat sans cesse entre la comédie qui emplit sa tête et la tragédie qui emplit son cœur. Le dérisoire des tâches du quotidien alors que l’homme a besoin de voir plus grand, plus loin. Ou encore le pouvoir de l’interprétation, «le mot le plus fort que je connaisse», confie Miller. Dans une belle lumière filtrée par des persiennes, Claude Vuillemin chausse les lunettes rondes de l’écrivain et égraine ses analyses, posément, sans aucun changement de rythme, ni de ton. Ce parti pris monacal peut dérouter. Il a le mérite de laisser toute la place au texte et à sa limpidité. Vertiges de star Changement d’ambiance avec Portrait de l’artiste en déshabillé de soie, mais pas tant que ça. Car si Nathalie Boulin, pieds nus avant de monter sur des talons, restitue la part bancale de Brigitte Fontaine qui confie «Je scintille, je rue, je m’éteins, je suis malade», elle exprime moins le côté solaire et sensuel de celle qui écrit aussi: «J’aime les parfums forts, les lourdeurs, les puanteurs et les vibrations bouillantes.» (…) MARIE-PIERRE GENECAND 07.03.2022

LE COURRIER

Six solos sur mesure

À propos de Rêves d’acteur(e)s Au Théâtre des Amis, le monologue est à l’honneur tout le mois de mars. Dans le cadre de son projet Rêves d’acteur(e)s, le Théâtre des Amis, à Carouge, met son plateau à disposition de comédien·nes touché·es par la crise. Durant un mois, six monologues se succèdent à raison de deux par soir. Claude Vuillemin et Nathalie Boulin se partagent l’affiche jusqu’à demain. Le comédien interprète Ma vie et moi de l’écrivain américain Henry Miller. Dans ce texte, l’auteur de 80 ans revient sur sa vie et partage ses réflexions sur l’art et l’écriture. La comédienne, quant à elle, s’attaque au Portrait de l’artiste en déshabillé de soie écrit par la chanteuse française Brigitte Fontaine. Avec une gestuelle impeccable, Nathalie Boulin alterne chant et narration pour cette introspection à la fois piquante et désordonnée. Anne Durand prend le relai dès vendredi avec un monologue consacré aux pensées de Rousseau, suivie le même soir par Didier Carrier qui s’approprie le roman Rapport aux bêtes de Noëlle Revaz. La dernière partie de cette série de monologues mettra à l’honneur le monde du théâtre, du 21 au 30 mars. Juan Crespillo se glissera dans la peau d’un comédien déchu avec Le Rabaissement, tandis que Léa Déchamboux se fera la voix d’une caissière de théâtre racontant ses multiples anecdotes dans Chroniques d’outre-scène. JUDITH MARCHAL 08.03.2022

TRIBUNE DE GENÈVE

Scènes de la vie conjugale, façon Hanokh Levin

À propos de Une laborieuse entreprise Françoise Courvoisier monte Une laborieuse entreprise, farce tortueuse de l’auteur israélien devenu un familier du public genevois. Depuis une petite dizaine d’années, à la suite du Shitz monté par Hervé Loichemol en 2014, on ne compte plus les incursions locales dans l’œuvre urticante de l’Israélien Hanokh Levin (1943-1999). Ses farces amères, ses mordantes satires politiques, ses lévitations métaphysiques offrent un terreau fertile aux créateurs allergiques à la langue de bois. Avec Une laborieuse entreprise, que Les Amis ont dû reporter d’un an, Françoise Courvoisier se risque dans l’ascension d’un versant plus intimiste, plus sinueux aussi, de sa production.

«Increvable détresse» Les Popokh ont trente ans de mariage sur le dos. En proie à des insomnies, le quinquagénaire Yona (Christian Gregori, irréprochable dans son pyjama à carreaux) se débat avec ses rancœurs et ses désillusions. Il ne ménage pas Léviva (Françoise Courvoisier, touchante sous ses bigoudis en mousse), qui, depuis toujours, fait de son mieux pour rafistoler le couple. On les cueille en pleine nuit, quand Monsieur éjecte Madame «comme un tas de viande» hors du lit matrimonial. Fusent les injures, les menaces, les arguments qu’on devine éculés, et que vient tempérer ici ou là une fellation qui tourne court. Jusqu’à ce que Gounkel, un copain (Julien Tsongas, toujours plus fort), passe réclamer, d’une pierre deux coups, une aspirine et son chapeau. Et renvoie ce faisant aux époux un reflet solitaire de leur «increvable détresse» à deux…

Avec sa ligne de fond couleur charbon, cette comédie de chambre n’exerce pas moins que les fables incendiaires de Levin un effet astringent sur l’esprit du spectateur. Car ce dernier n’est à l’abri d’aucune rupture: de ton, quand le burlesque bascule soudain dans la féerie; de style, quand le sarcasme vire à la poésie; ni d’humeur, chaque fois que le pessimisme cède le terrain à de petites joies hédonistes. De quoi surprendre, sinon désarçonner. Quant à la mise en scène de dame Courvoisier, elle imite cette écriture imprévisible. Certes, on y rencontre de menus défauts, quelques imprécisions dans les intentions de jeu ici ou là, mais la fantaisie qui guette à chaque coin de réplique confère au spectacle une aura tout ce qu’il y a de sympathique. Et si propre à nos dérisoires existences de Popokh. KATIA BERGER 15.11.2021

LA PÉPINIÈRE

Dans la dépendance du couple

À propos de Une laborieuse entreprise Être un couple et maintenir l’équilibre n’est pas aisé. On peut même dire qu’il s’agit d’une Laborieuse entreprise, ainsi que le dit le titre de la pièce satirique de Hanokh Levin. Françoise Courvoisier et Christian Gregori y interprètent brillamment un couple qui se déchire, pour mieux se rabibocher. Sur la scène des Amis musiquethéâtre, on entre dans la chambre (et l’intimité aussi !) des Popokh, Yona est en pleine insomnie. Assis sur son lit, il partage au public son inconfort dans cette relation qui dure depuis 30 ans. Il n’en peut plus et cette fois, c’est décidé, il part. Ni une, ni deux, le voilà en train de préparer sa valise. Jusqu’au réveil de sa femme Léviva… S’ensuit une longue dispute dans laquelle elle fait tout pour le convaincre de rester. Sans surprise, on connaît déjà l’issue de cette discussion. Le scénario tourne en boucle entre l’envie de partir et celle de rester, jusqu’à l’arrivée de l’envahissant Gounkel, venu chercher en pleine nuit, dans le froid et sous la pluie, un cachet d’aspirine… De l’interdépendance L’écriture de Hanokh Levin est marquée par une forte présence d’un ton satirique. On le retrouve dans Une laborieuse entreprise. Et on peut le dire : on rit énormément. Yona n’arrête pas d’envoyer des piques toutes plus hilarantes les unes que les autres à sa chère Léviva, qui ne se laisse pas démonter. Le couple nous rappelle bien vite les Raymond et Huguette de Scènes de ménages : toujours à se disputer, mais avec toujours une grande complicité. Surtout lorsqu’il s’agit d’importuner les autres… Et dans ce couple où rien ne va plus – croit-on d’abord – on comprend rapidement que l’un ne peut pas vivre sans l’autre. Yona paraît ainsi en position de force lorsqu’il évoque son départ, bien décidé à mettre fin à cette relation. Seulement voilà, il dépend de Léviva financièrement. Et au moment de penser à son futur appartement miteux et à sa solitude, il y réfléchit à deux fois. Quant à Léviva, plus sentimentale, sa dépendance se situerait plutôt du côté affectif. Qu’on ne s’y trompe pas, il y a encore de l’amour entre eux ! Les deux personnages peuvent ainsi paraître archétypaux. Sans cela, les effets comiques ne seraient sans doute pas aussi efficaces ! Surtout, cela montre bien tous les aspects présents au sein de la relation, où l’amour ne fait pas tout… Et l’on comprend mieux le titre ce spectacle. Car le couple est bel et bien Une laborieuse entreprise, dans laquelle il faut mettre tout son cœur, son énergie, et faire quelques concessions pour qu’il fonctionne. S’allier face à la solitude J’évoquais tout à l’heure le lien avec les personnages de Scènes de ménages, plus que jamais complices lorsqu’il s’agit d’embêter une tierce personne. L’arrivée de Gounkel (Julien Tsongas), au pire moment de la dispute, tombe à point nommé ! Le « tout petit Gounkel » comme il aime à s’appeler ne veut surtout pas déranger : promis, il va juste prendre son aspirine et s’en ira. Vous l’aurez compris, il n’en est rien. L’importun cherche simplement la compagnie, lui qui se trouve dans une solitude extrême. Tous les prétextes sont bons pour envahir la chambre du couple, jusqu’à réclamer qu’on lui rende son chapeau préféré, prêté à Yona il y a plus de quinze ans… Quel meilleur moyen de se retrouver pour les Popokh que de s’allier pour mettre dehors leur « ami » ? Au-delà de l’effet comique de la scène, c’est la dimension symbolique qui interpelle. Gounkel représente la solitude par excellence. En se retrouvant pour le mettre dehors, c’est directement la solitude qu’ils chassent de leur couple. Pour mieux se rendre compte que s’ils restent ensemble, c’est aussi pour ne pas devenir des Gounkel. Car à deux, on avance mieux, non ? Et si être un Popokh n’est pas tous les jours facile, on s’en accommode bien volontiers quand on voit la détresse dans laquelle se trouve Gounkel… Alors, vous êtes plutôt Popokh ou Gounkel ? FABIEN IMHOF 12.11.2021

RADIO VOSTOK

Françoise Courvoisier “le couteau suisse” de la culture 

À propos de Une laborieuse entreprise interview téléphonique de Françoise Courvoisier qui parle de sa dernière création: UNE LABORIEUSE ENTREPRISE . Une pièce théâtrale écrite par Hanokh Levin. Le spectacle se déroule aux « Amis musiquethéâtre » du 9 au 28 novembre 2021. PIERRE ROMANENS 08.11.2021

SCÈNES MAGAZINE

Une laborieuse entreprise

À propos de Une laborieuse entreprise Hanokh Levin, dramaturge , metteur en scène et comédien israélien, mort à la toute fin du vingtième siècle, a laissé une oeuvre dramatique et poétique considérable, souvent engagée et militante, satirique, qui lui a valu dans son pays d’être censuré par les partis religieux et le pouvoir en place, et encensé par le public et par ses pairs. En dehors des sujets politiques, il dissèque les désillusions du couple qu’il met en scène sur le fil entre le réel et la farce. Ainsi La laborieuse entreprise est-elle celle qui fait – ou pas – tenir un couple sur la durée et c’est d’une noirceur dérangeante et gaie, comme toujours chez l’auteur israélien.  Rencontre avec Françoise Courvoisier qui avait déjà mis en scène Les Insatiables de Hanokh Levin il y a quelques années à l’Alchimic.  Ce spectacle devait être joué en novembre 2020… … et comme tous les spectacles il a été annulé lors de la fermeture des théâtres ! Mais à la relecture du texte un an après, je reste émerveillée par la justesse des répliques, par sa dimension comique et tragique en un même mouvement, par le cynisme des situations et des propos. Y revenir un an après m’a procuré l’immense plaisir d’entrer à nouveau dans le sous-texte. Il y est question d’un vieux couple dont le mari éjecte littéralement sa femme de leur lit et de sa vie: c’est violent et cela fait grincer des dents.  La pièce traite du couple, de l’usure, du vieillissement. C’est parfois très dur à entendre, même si l’outrance des propos et des situations permet de se mettre à distance. Comme je joue le rôle de Léviva, l’épouse, et que je suis aussi la metteuse en scène, je participe simultanément du “dehors-dedans”. Léviva est la somme de toutes les femmes déçues, qui ont sacrifié leur vie à un seul homme, moitié consentantes, moitié victimes de la société. Etre éjectée aussi brutalement de ce à quoi elle a consacré sa vie la rend tour à tour mutique ou hystérique. Comment se défendre devant tant d’injustice quand on ne dispose pas du langage ni du bagage intellectuel adéquats ? Apparemment victime sans ressources, le personnage révèle peut à peu l’universalité du désarroi des femmes et son cri devient une exigence de justice et de respect. Elle a du bon sens et pense que se battre pour le couple vaut le coup. Elle est du côté de la vie, elle ramène le mari au concret de la vie. Jonas est plus vif d’esprit que sa femme et maîtrise mieux les codes langagiers. Il est cynique, de mauvaise foi, mis à mal dans sa virilité et peut donc se montrer odieux. Mais si l’on creuse un peu, on le sent vulnérable et finalement attachant, comme en témoigne sa tendresse finale ” Oh mon abrutie…” qui ne manquera pas de heurter les féministes… Cependant, la question fondamentale qui n’exonère pas de regarder la vérité en face est : vaut-il mieux vivre en couple ou vivre seul.e ? Christian Gregori joue Jonas le mari. Il est un partenaire de jeu avec qui j’entretiens une grande complicité, ce qui a rendu la direction légère. Je ne ressens pas de doute sur la légitimité d’endosser les deux casquettes de comédienne et metteuse en scène, en grande partie grâce à Christian Gregori. Pour surprendre le public il faut dépasser ses limites, se surprendre soi-même, s’étonner l’un l’autre. C’est ce que nous faisons sur scène en donnant chair aux ruptures de tons et de registres, avec les apartés dits à haute voix. Plus le propos est outrancier, plus la mise en scène se doit d’être subtile pour éviter la redondance. Pour rendre crédible sinon acceptable ce qui ne l’est pas, il faut susciter l’empathie des spectateurs. LAURENCE TIÈCHE-CHAVIER 02.11.2021

LE TEMPS

À Genève, une pièce cinglante raconte les dégâts de l’éducation libertaire

À propos de Love Love Love Aïe, le spectacle ne fait pas du bien aux personnes qui valorisent le plaisir comme moteur de vie… Aux Amis, à Carouge, «Love Love Love» règle son compte aux parents insouciants. Courez-y, les acteurs sont formidables! Michel Houellebecq ne détesterait pas Love Love Love, à l’affiche du Théâtre des Amis. Le polémiste réactionnaire jubilerait au contraire en voyant comment Sandra et Kenneth, qu’on découvre à 20 ans, amoureux libertaires en pleine euphorie soixante-huitarde, se prennent le trottoir lorsqu’il s’agit de transmettre à leurs enfants leur appétit de la (grande) vie. Répartie sur trois époques, 1967, 1987 et 2007, la pièce de l’Anglais Mike Bartlett montre de manière implacable les dégâts d’une éducation basée sur le seul plaisir des parents, qui mutent de babas à bourgeois dans le même temps. Sous la direction fine de Pietro Musillo, metteur en scène de cette faillite familiale, Marie Druc, Vincent Bonillo, Thomas Diebold et Madeleine Raykov excellent à restituer le fossé générationnel. «Je croyais que nos enfants seraient des héros. Qu’ils allaient résoudre tous les problèmes du monde… Résultat, ils passent leur temps à regarder des vidéos en attendant le vendredi soir.» Est-ce l’effet Marie Druc, comédienne toujours plus bluffante de précision et de percussion? Ou parce qu’on nourrit une forme de nostalgie pour la période hippie? En tous les cas, au moment de la déconfiture, quand Sandra et Ken, fringants retraités, constatent que leurs rejetons sombrent au plus profond de la dépression, on a un gros pincement. Quoi, la joie ne se transmet pas? Etre heureux ne rend pas forcément les autres heureux? Soupir… Heureux ou hystériques? Bon, le couple de Love Love Love est peut-être plus hystérique et alcoolisé que vraiment heureux. Et ce n’est pas parce qu’on aime la fête (beaucoup) qu’on ne peut pas écouter ses enfants et les accompagner correctement. Autrement dit, Mike Bartlett force le trait en peignant une génération jouisseuse et égoïste qui enquille herbe à vingt ans, champagne à quarante et tout ce qui se consomme à soixante, en distinguant à peine sa progéniture dans le brouillard des paradis artificiels. Oui, la salve du dramaturge quadragénaire ne fait pas dans la dentelle, mais il y a du vrai dans cette peinture cruelle. De fait, le «tout, tout de suite» a ses limites… Il faut donc aller voir cette pièce aux Amis pour sa fable morale et son écriture coup de poing. Mais plus encore, il faut y aller pour le formidable abattage des comédiens. En John Lennon jeune, puis en esthète amusé et, enfin, en disciple zen accompli, Vincent Bonillo fait des merveilles de morphing. Son phrasé aussi évolue au fil des années. Il passe de l’hilarité douce et très touchante – le public l’adore à 20 ans –, à une forme de spleen oublieux à 40 ans pour enchaîner avec une séduction mâtine, en retraité. On comprend que Sandra, son ex-femme, puisse recraquer… Furie à l’autorité chavirante De son côté, Marie Druc est, comme de coutume, inégalable dans le phrasé allegro staccato, décochant ses phrases comme une pluie de couteaux. Elle est pimpante à 20 ans, ulcérante à 40 et désarmante dans sa combinaison émeraude, à 60. Son personnage fait et défait les destins – au départ, Sandra sortait avec Henry, le frère de son futur mari – et Marie Druc trouve parfaitement l’autorité chavirante de cette furie. Parce que Rosie, son personnage, est le même à 16 et 37 ans, Madeleine Raykov est toujours au bord de la crise de nerf face à la «tornade mère» et compose à merveille l’impuissance de cette enfant étouffée. Quant à Thomas Diebold, il est simplement… top. Il joue d’abord Henry, le frère coincé de Ken dans les années soixante, puis Jamie, le fils bêta de 14 ans qui devient carrément demeuré à 34 ans. Chaque fois, le corps de ce comédien formé chez Serge Martin dit son état, et on peine à le reconnaître, tant les changements, renforcés par Emmanuelle Pellegrin aux maquillages et aux coiffures, sont fascinants. Toute ressemblance… Face à cette comédie grinçante, on a le même plaisir que face à Carnage, pièce de Yasmina Reza montée par Georges Guerreiro en 2016 – et adaptée à l’écran par Roman Polanski cinq ans plus tôt. Le plaisir, à la fois sadique et maso, de voir se débattre des parents qui, parfois, souvent, nous ressemblent furieusement. MARIE-PIERRE GENECAND 27.09.2021

 

LA TRIBUNE DE GENÈVE

“Love Love Love” met la génération des boomers sur la sellette 

À propos de Love Love Love

Le Genevois Pietro Musillo dirige un casting étincelant dans la pièce du dramaturge anglais Mike Bartlett, qui tend un miroir sans complaisance aux… habitués des Amis.

Le monde à leurs pieds C’est exactement au milieu de tels accessoires qu’on cueille Kenneth et son frère Henry sur le petit plateau carougeois. Le premier, un étudiant désœuvré d’Oxford, le second, un employé lambda que l’intrigue enverra discrètement ad patres. Ken le parasite a tôt fait de piquer sa petite amie à son frangin, et de s’autocongratuler avec elle de changer le monde qu’ils ont d’ailleurs à leurs pieds. Au deuxième acte, on retrouve le couple embourgeoisé, toujours pétulant après vingt ans de vie commune, et doté de deux rejetons auxquels il ne prête guère attention, tout absorbé qu’il reste par sa prééminence naturelle. Au troisième tableau, les petits sont devenus adultes. Le garçon est un fils à papa demeuré, accro aux jeux que débite son smartphone, la fille une violoniste frustrée réalisant trop tard qu’elle a fait les frais d’une éducation dysfonctionnelle.

Né en 1980, le prolifique dramaturge et scénariste anglais Mike Bartlett a quant à lui l’âge d’un petit-fils de la génération des premiers baby-boomers, nés juste à la fin de la guerre. Dans la pièce qu’il a habilement ficelée en 2010, il occuperait l’angle mort de la famille, puisqu’il a choisi d’y chroniquer les mœurs des contemporains de ses grands-parents, et d’en examiner les conséquences désastreuses sur leurs enfants, à savoir ses parents. Pietro Musillo, acteur, scénographe et metteur en scène genevois émanant de la «génération X» (grosso modo les natifs de 1966 à 1983), fait pour sa part reposer son spectacle avant tout sur le brio de sa distribution. Avec raison, puisque Marie Druc en tête, mais aussi Vincent Bonillo, Thomas Diebold et Madeleine Raykov crèvent d’autant plus le rideau qu’on les saisit transformés à plusieurs reprises, en fonction de l’âge de leur personnage et du contexte historique de l’action. Le voyage dans le temps qu’ils effectuent tous les quatre grâce à leurs costumes, leurs coiffures, leurs gestuelles et leurs discours séduira en priorité les spectateurs ayant eux-mêmes traversé les décennies. KATIA BERGER 24.09.2021

 

LA PÉPINIÈRE

68, année de toutes les libertés… et après ? 

À propos de Love Love Love

Avec Love love love, Les Amis musiquethéâtre ouvre sa saison avec une écriture « au vitriol » signée Mike Bartlett. Dans la mise en scène de Pietro Musillo, les quatre comédien·ne·s excellent pour faire rire le public, tout en le conduisant vers certaines tragédies… Love love love : le titre est directement inspiré du célèbre morceau des Beatles All you need is love, morceau phare de la Génération 68, et surtout celui de Sandra (Marie Druc) et Kenneth (Vincent Bonillo), le couple que l’on suit à travers les trois temps du spectacle. Il y a d’abord leur rencontre, alors que Sandra fréquente Henri (Thomas Diebold), le grand frère de Kenneth. Mais leurs différences sautent immédiatement aux yeux, et c’est au bras du cadet qu’elle partira pour vivre l’aventure. On les retrouve trente ans plus tard, avec leurs deux enfants, Rosie (Madeleine Raykov) et Jamie (Thomas Diebold). La famille est parfaite, du moins en apparence : Sandra oublie ses enfants, et Kenneth minimise ses frasques. Et, alors qu’ils décident de divorcer après être allé·e·s voir ailleurs, les enfants peineront à s’en remettre. C’est ce qui ressort de la troisième temporalité, après l’entracte. Vingt ans après la séquence précédente, Sandra et Kenneth ont refait leur vie. Mais la réunion de famille initiée par Rosie, devenue violoniste professionnelle, tourne au cauchemar… Raconter les « soixante-huitards » Qu’on se le dise : Mike Bartlett ne semble pas tenir en haute estime la génération de mai 68. Dans le « peace and love » prôné par les deux protagonistes et qu’on pourrait croire ouvert vers autrui, c’est surtout l’égoïsme qui ressort : ils n’ont que faire de la souffrance qu’ils provoquent chez Henri, lui qui a hébergé Kenneth pendant des mois après que ce dernier a arrêté de fréquenter l’université. Plus tard, s’ils encouragent leurs enfants à faire ce qu’ils veulent et vivre de leur passion, la réalité démontre plutôt leur absence et leur laxisme en termes d’éducation. Quand Sandra « oublie » que sa fille joue dans un concert et travers Reading à toute allure, après quelques verres de gin, ce n’est qu’une parfaite illustration de l’absence de cette mère soi-disant moderne. Cette modernité, c’est elle-même qui la revendique : ne s’est-elle pas battue pour l’émancipation des femmes dans sa jeunesse ? Elle qui est devenue une working-girl peine à tout gérer de front. Mais quoi de plus normal ? L’élément le plus emblématique de Sandra et Kenneth est sans doute leur refus de toute autorité. Eux qui se sont opposé·e·s à leurs parents pour vivre leurs vies, se moquent d’Henri et de son goût pour la musique classique, critiquant sa vision archaïque des choses – un point sur lequel on peut toutefois difficilement leur donner tort. Si la relation entre les deux soixante-huitards n’est faite que d’éloignements et de rapprochements successifs, celle avec leurs enfants s’apparente surtout à un gouffre qui se creuse. À cet égard, l’évolution du décor est particulièrement intéressante : alors que l’appartement d’Henri est exigu, la salle à manger de la maison de Reading donne une impression d’espace qui grandit. Quant à la terrasse de Kenneth, dans la dernière partie, elle démontre l’immensité de sa maison, cette seule partie étant déjà plus grande que la précédente salle à manger. Agrandissement de l’espace, mais agrandissement également du fossé entre les parents et leurs enfants. Des personnages qu’on adore détester Qu’on ne s’y trompe pas : si la critique de cette génération est virulente, Love love love n’en demeure pas moins une comédie ! Et si l’on rit autant, c’est en grande partie grâce à la personnalité – parfois un peu stéréotypée il est vrai, mais cela fonctionne ! – des personnages et de la performance des comédien·ne·s qui les portent. La justesse de leur interprétation est un véritable régal ! Le premier à apparaître est Henri. Le jeu de Thomas Diebold n’est pas sans rappeler celui de Jean Dujardin dans OSS 117 : ses réflexions machistes et l’image qu’il a des femmes, sans se rendre compte que celle-ci ne colle plus à notre époque contemporaine, le rend tout à la fois détestable et attachant. Et quand il se retrouvera tout seul, on ne pourra s’empêcher d’avoir une certaine empathie pour lui. C’est tout le contraire de ce qu’on ressent pour Sandra, dont la personnalité ne change pas vraiment avec le temps. Elle restera toujours cette jeune femme un peu délurée – ouverte, selon ses propres termes – avec son ton un peu snobinard typiquement british et ses attitudes de hippie. Elle qui prône la liberté sexuelle et le rejet de l’ordre établi reproduira pourtant les mêmes schémas que ceux qu’elle reproche à ses parents. Que dire en effet de son absence de capacité d’écoute envers ses enfants, qui ne demandaient que cela ? Kenneth n’est pas en reste. Cet étudiant désabusé par ses professeurs soi-disant moins intelligents que lui deviendra un père de famille dépassé, passant son temps à tenter de rassurer ses enfants sur les frasques de leur mère. Et alors qu’il devient un retraité épanoui, il ne se rendra pas compte de la détresse dans laquelle se trouve Jamie, qui vit pourtant avec lui… Parlant des enfants, c’est sans doute Rosie qui a le plus souffert de l’attitude de ses parents : la deuxième partie, qui se déroule le soir des ses seize ans, finira mal, très mal pour elle. Et elle ne s’en remettra jamais vraiment, reprochant à ses parents, vingt ans plus tard, d’avoir contribué à ce qu’elle rate sa vie– ce qu’ils nieront en bloc. Elle, qui aurait simplement voulu être aidée et conseillée, a choisi la mauvaise voie, tout cela parce qu’on l’a encouragée à faire ce qu’elle aimait – le violon – même si elle n’a jamais été vraiment douée. De ce fait, elle peine à gagner sa croûte, se retrouve seule à 37 ans et doit sous-louer une chambre de son appartement pour boucler les fins de mois. Un gros contraste avec les villas de rêve de ses parents… Il y a enfin Jamie, un adolescent brillant et prometteur, qui deviendra chauffeur et finira par vivre au crochet de son père. Si l’on pense d’abord qu’il a simplement dérivé et s’est laissé aller, on prend bien vite conscience que le divorce de ses parents et le manque d’explication qui a suivi l’ont totalement brisé. Sa peur de recevoir des reproches ou de voir sa sœur s’énerver après lui en est la parfaite illustration. Et Thomas Diebold parvient à mettre beaucoup de finesse dans ces subtilités pas si faciles à interpréter. Si l’on rit beaucoup en assistant à Love love love, on n’en sort pas pour autant indemne. La fin de chaque partie est de plus en plus tragique, et elle reflète bien la vision de Mike Bartlette sur les personnes issues de cette génération peace and love qui n’a, en réalité, pas changé grand-chose semble-t-il, et même empiré certains points, comme l’écologie… Un spectacle à voir, d’abord parce que malgré cela on passe un excellent moment avec ces personnages hauts en couleur – la performance des quatre comédien·ne·s vaut vraiment le détour – mais aussi parce qu’il questionne sur nos engagements et le monde qu’on va laisser aux générations futures. Un bijou de pièce de théâtre ! FABIEN IMHOF 17.09.2021

 

LE TEMPS

A Carouge, le misanthrope Bukowski se révèle drôle, lucide et attachant

À propos de The Big Bukowski

Loin de l’image de l’ivrogne provoc, Julien Tsongas rend justice à la profondeur de l’écrivain américain. Au Théâtre des Amis, on le découvre défenseur d’une vie pleinement et intensément vécue.

Précipités percutants «La récession, c’est quand votre femme se tire avec le premier venu. La dépression, c’est quand le premier venu vous la ramène. […] Certains ne deviennent jamais fous, leur vie doit être ennuyeuse. […] Mieux vaudrait sentir davantage et penser moins. […] La majeure partie des morts l’étaient déjà de leur vivant. […] Les êtres humains? Des copulateurs sans conscience.» Et ce dernier aphorisme, si pertinent: «Attention aux prêcheurs, attention à ceux qui savent!» Basé sur quatre des multiples ouvrages du prolifique auteur, ce spectacle est un régal en matière de précipités percutants. Si c’est l’alcool qui donne au style un tel tranchant, on devrait tous boire, et beaucoup, avant de prendre la plume! Mais le tranchant, Bukowski le détenait surtout pour avoir connu les coups de son père, alors qu’il était enfant. Et, plus tard, une terrible acné qui a couvert son corps et son visage de pustules et que sa grand-mère, raconte-t-il, crevait à coups de crucifix en maudissant le diable, tandis que le grand-père pestait contre tout ce qui n’était pas blanc. La mort dans sa poche gauche Dans cette partie de la soirée consacrée au parcours de ce perdant magnifique, on apprend aussi qu’il a suivi une école de journalisme, «car c’est un métier de planqué», qu’il boit pour oublier cette mort qu’il trimballe dans sa poche gauche et à qui, il lance, bravache: «Salut beauté, à quand notre rencard?» Clair que Bukowski a souvent pensé à se suicider, mais même ça, dit-il, au comble de la déprime, c’est trop de travail. «Je ne désire qu’une chose, fuir», lance-t-il, exaspéré par ces gens qui vivent «en deçà d’eux-mêmes» en s’accrochant aux bouées de sauvetage que sont le surf, le cricket, le zen, la diététique, la télévision, etc. Lui hait la télé, et même le cinéma, qu’il trouve trop fabriqué. D’ailleurs dans Hollywood, un roman qu’il a publié en 1989 après sa collaboration avec Barbet Schroeder sur Barfly, le cruel censeur se moque de ces stars qui «se font refaire le visage à coups de peau des fesses et s’étonnent ensuite d’avoir une tête de cul». Humour et complicité On rit dans ce spectacle qui se moque de tout et de tout le monde avec mordant. On rit quand Philippe Mathey fait le grand-père ou le recruteur fou de l’US Army. On rit encore quand Bukowski répond aux questions de Lionel Brady, transformé en reporter belge. Mais on est plus mélancolique quand Julia Batinova évoque en anglais l’amour, «ce brouillard qui brûle aux premières lueurs du jour et de la réalité». Ou lorsqu’elle assure que «pour avoir du style, il faut mettre sa peau sur la table». Et on ne rit plus du tout lorsque Mathey-Bukowski, grand tendre qui avance masqué, évoque Marina, la fille de l’écrivain qui, seule, a le pouvoir de l’apaiser. Les mérites de cette création? Sa très belle construction et le fait que la parole circule en toute fluidité entre les aspects biographiques, les observations critiques et les envolées poétiques. Grâce à la qualité et la superbe complicité des comédiens, on navigue voiles au vent sur le flot bukowskien et la traversée, hors de toute provocation gratuite, nous emmène très loin dans l’humain. MARIE-PIERRE GENECAND 16.06.2021

 

RTS

“The Big Bukowski”, hommage théâtral au poète des caniveaux 

À propos de The Big Bukowski

A Carouge, Théâtre des Amis, jusqu’au 27 juin, le metteur en scène Julien Tsongas tire le portrait de Charles Bukowski, l’écrivain le plus ivrogne des lettres américaines. “The Big Bukowski” est un spectacle de fan en mode biographique.
Charles Bukowski! Il y a l’œuvre, abondante, fleuve: poésie, romans, nouvelles, mémoires, récits. Il y a le personnage, créé, peaufiné par le principal intéressé. Un vrai caractère de théâtre, une bête des plateaux TV. Pas surprenant de le retrouver dans “The Big Bukowski” au Théâtre des Amis à Carouge. Charles Bukowski, mort en 1994, est bien vivant sur scène jusqu’au 27 juin. Charles Bukowski! D’un côté la bouteille et l’ivresse permanente. De l’autre une grossièreté soigneusement entretenue dans les pires rades de Los Angeles ou dans ce port de San Pedro où il aimait traîner. Qu’il ait pu parvenir à l’âge respectable de 73 ans tient du miracle. Ivre, il quitte le plateau TV Rappelez-vous son apparition mémorable dans une émission télévisée française en 1978. Il est invité chez Bernard Pivot, dans “Apostrophes”. A l’époque, ça se passait encore en direct: Charles Bukowski vide trois bouteilles de blanc. Et puis n’en peut plus. Il plante l’animateur et quitte le plateau en titubant… Un geste à la Gainsbarre qui colle à son aura de poète des caniveaux. Charles Bukowski avait tout pour plaire au rock’n’roll et au cinéma. On le retrouve cité dans des chansons ou à l’origine de films savoureux: “Les contes de la folie ordinaire” avec Ben Gazzara, “Barfly” avec Mickey Rourke. Deux sacrées gueules d’acteurs pour incarner celui qui se dépeignait volontiers comme un gros dégueulasse. Sur sa tombe il y a gravé “Don’t Try”, “N’essaie pas”. Avec le recul, on peut interpréter la phrase de deux manières: l’écriture ça vient naturellement ou ça ne vient pas, il ne faut pas essayer de s’y mettre. Ou alors, message post mortem: ne tentez même pas de me ressembler, ce serait du suicide. Sa part féminine Aujourd’hui, sur la scène carougeoise, il faut trois personnes pour faire le tour du monstre. Pas moins. Lionel Brady incarne sa jeunesse soulographe. Philippe Mathey porte sa vieillesse soulographe. Et Julia Batinova dévoile sa part féminine soulographe. Car oui, pour le metteur en scène Julien Tsongas, Charles Bukowski, capable de se battre avec ses compagnes et autres rencontres d’une nuit, avait sa part féminine. Sous la peau du crocodile flottant dans son marais de whisky et de Budweiser, il y a le petit Charles, battu comme plâtre par son père, lâché par sa mère, mangé par l’acné, amoureux malheureux maladroit. Des trois Bukowski genevois, c’est Philippe Mathey qui convainc le plus. Avec sa voix grave et claire et cet air madré de celui à qui on ne la fait plus depuis longtemps. Une première scène de drague lourde s’avère assez malaisante, manière de rappeler que l’artiste était quand même une sacrée enflure. Puis “The Big Bukowski” joue la carte biographique. On passe de l’enfance d’Heinrich Karl (il est né en Prusse) à l’âge mur de Charles, facteur, plongeur, buveur, avec des répliques grappillées dans ses écrits et autres interviews. Spectacle de fan La pièce délivre aussi quelques poèmes, en anglais, sans trop convaincre. Il y manque du grain, de la saveur, peut-être l’haleine du vieux filou pour que ces vers percutent vraiment. “The Big Bukowski”, on le sent, est un spectacle de fan. Avec un souci de rendre toute la dignité possible à cet écrivain qui de son vivant avait pris le parti de l’indignité. Quitte à dépasser des limites qu’on ne lui pardonnerait sans doute pas s’il vivait aujourd’hui. A vouloir trop bien faire, à nous le rendre fréquentable, ce spectacle passe peut-être à côté de sa cible. Bukowski reste peut-être… too big. THIERRY SARTORETTI 16.06.2021

 

TRIBUNE DE GENÈVE

Charles Bukowski, trois voix à contre-courant

À propos de The Big Bukowski

Avec «The Big Bukowski», le comédien genevois Julien Tsongas passe à la mise en scène en honorant l’auteur qui l’a marqué à l’adolescence. À partir de l’œuvre, il tisse une anthologie chorale.

Un canon pour trois Pour restituer chronologiquement à la fois la biographie et la pensée de Bukowski, Tsongas confie ses citations à trois voix entrelacées. Celle de Philippe Mathey, hirsute en costume des seventies, qu’on découvre au prologue en train de harceler l’inconnue qui a répondu à sa petite annonce, et qui incarnera par la suite la part nihiliste du personnage arrivé à maturité. Celle de Lionel Brady, qui, tantôt en anglais ou en français, donne vie à la part romantique, suicidaire parfois, du jeune boutonneux maltraité par ses parents. Et celle de Julia Batinova, prévue pour le rôle dès la genèse du projet, qui, outre la part féminine de l’ours, assume la facette slave de cet immigré allemand affublé d’un patronyme polonais. Trois dimensions qui convergent dans un même culte voué aux symphonies de Mahler, aux fonds de bouteilles et au salut par le sexe.

Tant l’auteur, les comédiens que le metteur en scène sont portés par une même exaltation. C’est à leur ferveur à tous que l’on doit la sincérité livrée sur le plateau des Amis. Et c’est sur le compte de cette même fébrilité qu’il convient de mettre le ton par moments exagérément sentencieux aussi bien des extraits de textes, du jeu d’acteurs que de la dramaturgie. KATIA BERGER 09.06.2021

 

LÉMAN BLEU

Les Yeux dans les Yeux

À propos des Amis musiquethéâtre Interview de Françoise Courvoisier PASCAL DÉCAILLET 02.06.2021

LA PÉPINIÈRE

Tel un vieux vinyle

À propos de Faites-vous légers 

Ou la joie de voir sur scène le son d’un 33 tours Faites-vous légers – Chansons d’Anne Sylvestre, dans une mise en scène de Françoise Courvoisier, à voir au théâtre Les Amis, jusqu’au 23 mai.

Dans le foyer du théâtre, autour des tables de bois, on parle, on échange à propos du spectacle précédent Partage des vivants. La qualité du texte, du jeu et surtout de l’émotion reçue : on parle de bonheur le sourire aux lèvres. Car certains spectateurs ont enchaîné les deux spectacles proposés par le Théâtre Les Amis, pour une soirée entière de divertissements variés.

Vaste espace noir, piano laqué, des personnages assis sur un banc, un autre au sol, immobiles. C’est le Musée Grévin sans fioritures. Les chansons d’Anne Sylvestre n’ont pas besoin de décors, tant elles les contiennent. C’est toute la force évocatrice de cette chanteuse de cabaret « Rive Gauche » très populaire dans les années vinyle et qui a quitté ce monde en novembre de l’année dernière.

C’est la puissance de la scène nue qui s’impose avec juste une ou deux touches de couleur, un jeu de scène plus dans le geste que dans le mouvement, plus dans le détail que dans l’effet, plus dans l’intention que dans l’exclamation. Une mise en scène de Françoise Courvoisier tout en touches impressionnistes d’un spectacle qui nous montre le son d’un 33 tours.

Quatre interprètes (Margarita Sanchez, Christine Vouilloz, Floryane Hornung, Sophie Solo) se saisissent avec force, joie et complicité de l’univers d’Anne Sylvestre, de cette râleuse au grand sourire qui croquait le monde avec des rimes à la Brassens, avec une tendresse particulière pour les femmes naturellement et parfois pour celles qui ratent les mayonnaises. Des chansons qui ne parlent pas de là-bas, qui ne parlent pas d’ailleurs, qui évoquent l’ici et le maintenant d’autrefois qui ressemble terriblement à celui d’aujourd’hui. Des chansons qui parlent d’un monde qui claudique, comme il l’a toujours fait, comme Anne Sylvestre l’a toujours écrit et décrit avec des mots dont elle s’efforçait de prendre soin.

Puissance du noir donc, avec un début de représentation saisissant. Assise au sol, petite, ramassée telle une « cosette », Christine Vouilloz amorce le spectacle en chantant a cappella, montrant ainsi qu’une chanson c’est d’abord un texte et une voix. Tout le reste, c’est comme l’alcool, il faut en jouer avec modération.

Les quatre femmes se saissisent de l’entier de l’espace et du volume de la scène. Ce sont les sœurs « Jacques » en noir et blanc avec la même connivence dans le regard et dans le geste. Elles nous proposent un univers si puissant que le public n’ose le troubler en applaudissant entre chaque titre. Alors, l’humour de la chanson « Langue de P… » fait déborder le vase et les bravos jaillissent des fauteuils, car « cinq minutes de langue de p…, c’est fou comme ça fait du bien » comme l’entier du spectacle d’ailleurs.

Sous le « Smooth Jazz » de Florence Melnotte, pianiste, on aime aussi la grincheuse (Floryane Hornung) à qui le grand air fiche de l’urticaire, la voix chaude et grave de Margarita Sanchez ainsi que la délicatesse de Sophie Solo. C’est une parfaite harmonie qui est proposée, qui soutient tous les univers des plus drôles au plus fâcheux tel celui qui évoquent ceux qui pratiquent « L’excuse » et qui participent – innocents aux mains pleines – au carnaval moche de la violence faites aux femmes, aux mères et aux filles. Une chanson qui bénéficie – ainsi que les autres tableaux – d’un éclairage de scène particulièrement juste et efficace de Rinaldo Del Boca.

L’univers de cette « Brassens en jupon » nous est donné avec toute la modération requise certes, mais avec des alcools de qualité et quatre grands crus. Ces quatre femmes nous offrent un autre « Bistrot préféré » que celui de Renaud, peuplé lui uniquement par le vestiaire homme des gens de plumes et de notes. C’est un comptoir quelque part sur la terre, fréquenté par des humains féminins mais pas que, qui possèdent le talent et la force de l’ordinaire, avec leurs joies, leurs soucis, leurs rires et leurs frustrations. Des textes ciselés et des mélodies pour amoureux de la gamme, le public boit les chansons comme un blanc cass’ ou un demi, et on entend parfois du fond de la salle des « Mercis ».

Alors en quittant le théâtre, s’ajoutent les commentaires de ceux qui remettent leurs manteaux avec des étoiles dans les yeux : « Je ne connaissais pas toutes les chansons », « Tu as aimé ? oui, beaucoup ». Au Théâtre Les Amis, le bonheur s’est retrouvé par deux fois devant les planches ce soir-là. Il suffit simplement de laisser traîner son écoute pour s’en convaincre. JACQUES SALLIN 22.05.2021

LE TEMPS

Une morsure d’amour signée Louis Calaferte à Genève

À propos de Partage des Vivants

Les comédiens José Lillo et Felipe Castro libèrent en beauté la saccade fraternelle d’un écrivain bestial, au Théâtre des Amis à Carouge, jusqu’au 23 mai. Deux renards blancs en fuite. Très loin du taudis où ils ont failli crever. Ils vous fixent dans cette caverne qu’est le Théâtre des Amis, à Carouge. Ils sont ailleurs, sur un chemin où l’ordure pullule, où des «sans toit ni loi» fomentent des avortons de révolution, où des éplorées accroupies vous implorent, la sébile entre les cuisses. Qui sont-ils, ces fugitifs orgueilleux comme Goupil? Luigi et Ernst Schborn, deux adolescents unis par la même ardeur, la même fureur de ne pas mourir écrasés entre le poêle et le fourneau. Sur scène, Felipe Castro et José Lillo jouent cette échappée, avec dans la bouche les mots de l’écrivain Louis Calaferte (1928-1994), cet enfant des bas-fonds né à Turin, dont l’œuvre sonde avec une passion féroce les marges. Ils libèrent son Partage des vivants, livre d’une émancipation, et c’est un souffle étrangement doux qui vous traverse.

Ils vous attendent, donc, assis sur une caisse ajourée, sapés comme des valseurs avant le bal musette. Ils font la paire, c’est écrit dans les étoiles. Felipe Castro, veston gris perle, a un air de Verlaine en hiver, pâle comme un fiancé veuf. José Lillo remâche des ténèbres anciennes. Le premier dit: «C’était un hiver comme la terre n’en avait jamais porté. Il venait depuis le plus profond du ciel, une multitude de petites fleurs scintillantes, toutes en belle laine blanche. La première neige.» Le second poursuit: «Venue pour nous. Pour toi et moi. Depuis le plus lointain du ciel. Souviens-toi, Libby, mon amour…» L’enfance d’un rebelle Cette entame est une promesse qui sera tenue. Grâce à la metteuse en scène Françoise Courvoisier, tombée amoureuse de ce récit, qui l’a adapté avec cette sensibilité mélomane qui la caractérise. Grâce à des interprètes qui ont su se fondre dans la prose charnelle de Calaferte. Ils en restituent la saccade, l’ironie vitriolée, le poison tendre. Ils font corps, au fond, avec la matière d’une aventure qui est la jeunesse même de ce rebelle, chacun dans sa veine, classique jusqu’à l’hypnose pour Felipe Castro, rocailleux sur les rivages de la mélancolie pour José Lillo. Alors, on écoute la confidence de ces frères. Les torgnoles de Sophie Calaferte, la mère, à bout de nerfs, qui frappe à tort et à travers sa progéniture. Son faux suicide devant ses fils épouvantés. Les coups et blessures des parents. Ce jour où Luigi, ado encore, décide de courir vers sa lumière, entraînant dans son sillage Ernst Schborn, le copain de toutes les bagarres. Ce jour aussi où Luigi efflanqué est saisi par la beauté d’une autre efflanquée: Libby et son paradis logés dans un grenier miteux. Misérabilisme? Pas le genre de Louis Calaferte, ce poète scandaleux qui d’une étreinte faisait une page aphrodisiaque, en tirant la langue aux censeurs. Partage des vivants, tel que l’ont rêvé Françoise Courvoisier et ses acteurs, est moins un requiem qu’une élégie: Libby, Schborn, les camarades humiliés de la zone ne sont jamais morts. Au Théâtre des Amis, ils renardent dans une neige de rêve. Les belles âmes revivent ainsi. ALEXANDRE DEMIDOFF 12.05.2021

LA PÉPINIÈRE

Les Tags de la Mémoire

À propos de Partage des Vivants

Un monde à la Doisneau, la violence en plus Partage des Vivants de Louis Calaferte, dans une mise en scène de Françoise Courvoisier, à voir au théâtre Les Amis. Au théâtre Les Amis, il y a un foyer qui sent le bistrot, avec ses tables rondes marquées au blanc limé et au sirop à vingt-centimes, celui de la « Compagnie des zincs » avec piano et vitres gravées à l’acide. On ne recule pas dans le temps, ici on l’évoque. Une mise en bouche d’un monde qu’aurait pu décrire François Caradec, cet écrivain des salles de cafés-concerts. Sur scène, coupant celle-ci en deux mondes, une paroi de chantier en tôle ondulée transparente s’impose par un effacement éclatant proposé avec intelligence par la scénographe Sylvie Lépine. Devant ce parapet, des caisses de bois vierges de toute utilisation. Ici, les murs n’ont pas besoin de crier, ils seront tagués par la mémoire, par le partage des deux vivants, deux êtres qui parlent d’un monde à la Robert Doisneau, le témoin photographique de la métamorphose de Paris entre 1930 et 1950, la violence en plus. La violence des faubourgs, des terrains vagues, des culottes courtes, Le sirop de la rue de Renaud version sale. Deux mômes Schborn (José Lillo) et Luigi (Felipe Castro) évoquent selon eux, « une bonne vie palpable », où l’air est suffisamment épais pour retenir des gestes d’amour mais pas assez pour retenir les coups. Chez ces gens-là, on ne crie pas on gueule, on ne coupe pas on tranche, on ne pleure pas on hurle. Des gosses de la rue et leurs corollaires ouvriers : l’alcool et la violence faite à soi-même. Leur monde est étroit, il l’a toujours été et le sera toujours. Par le choix de privilégier l’avant de la scène, dans une bande aussi large qu’un avenir incertain, Françoise Courvoisier impose avec adresse un lieu de jeu, de vie telle une prison, de celle où les deux ados sont nés et dont l’échappée est probable si le destin ne s’en mêle pas. Seulement le destin s’en mêle. Le jeu des deux comédiens, tout en retenue se complète dans un équilibre oscillant parfaitement maîtrisé. Pas de coup de gueule, ou si peu. Quelques cris d’amour avec ce qu’il peut. Ces deux personnages – interprétés avec sensibilité – qui semblent parfois n’en former qu’un, s’installent à l’Hôtel du non vêtu. Costumes identiques pour les deux comédiens et chaussures universelles, ils sont jumeaux de leur histoire et frère de leur destin. Un destin inscrit dans une époque où les choses pouvaient être « bath », c’est-à-dire bien avant d’être « terrible » ainsi que le chantait Johnny en 1964. Dans ce Paris des « Choses de la vie », il pleut, il y a les bistrots, un café pour deux et de la moutarde volée pour se donner l’illusion que l’on a mangé du jambon. Non, n’en déplaise à certains tenants de l’effondrisme, ce n’était pas mieux avant. Certes on vit toujours des choses terribles quand on est terriblement malheureux, ça, le temps ne fait rien à l’affaire. Le temps évoqué ici des « jeunes crevards » sent le moisi, la paille, les flaques d’eau et le pavé. C’est là que le grain de sable du destin s’en mêle. Les deux paumés voulant devenir voyous pour un quignon de pain se heurtent de plein fouet à la générosité d’un très peu moins pauvre qu’eux. C’est l’instant à la Chaplin, où sous des haillons se cache parfois une humanité. Une scène de fausse-piste dont la tension s’explique par la simplicité et la justesse des comédiens. Dans ce texte puissant comme une pochade en noir-blanc, précis, passionné et autobiographique de Louis Calaferte, qui fait parfois penser aux Soliloques du Pauvre de Jean Rictus – le premier chantre des victimes, des exclus et des marginaux – un élan du cœur est toujours possible. L’intelligence de ce récit tranche avec la dualité des pauvres généreux et des riches avares. Chacun des deux mondes possède ses violences, celui des pauvres n’a rien à envier aux riches, il n’en manque pas. Violence des regards, violences des soupçons, violence des jours sans paie, du ventre creux et du froid, violences des autres aussi miséreux qu’eux. Car chacun sauve sa peau comme il peut, et s’il faut pousser un quidam dans le caniveau, pas d’hésitation ! Les personnages de Zola travaillent encore à l’époque de la 2 CV, des premiers congés payés et du parti communiste en pleine puissance. Plus tard, toujours sous les ponts, alors qu’ils sont assis sur leurs caisses de vin, de pommes, de légumes, de souvenirs arrive une petite bluette. Frêle comme il se doit, fine et légère, elle devient la môme, une môme à la Jean Ferrat. Une tache de couleur dans un monde de ferrailleurs et de crachats. Cependant, le destin s’entête, s’en mêle à nouveau et pas toujours pour leur bien. Alors, ne leur reste que le lever du jour, cette forme d’espoir du lendemain enfin arrivé ou rien ne leur est possible que cet éternel destin qui finit par regarder ailleurs. Une mise en scène toute en nuance de ce monde ouvrier passé photographié par Doisneau, écrit par Cavana, filmé par Sautet, chanté par Léo Ferré. Françoise Courvoisier ajoute son nom à cette liste en signant ce spectacle fortement applaudi. JACQUES SALLIN 08.05.2021

PROGRAMME.CH

Coup de coeur, coup de poing

À propos de Partage des Vivants

Jusqu’au 23 mai au Théâtre des Amis, Françoise Courvoisier adapte Partage des vivants(1953) de Louis Calaferte. Ce récit autobiographique sur la misère vécue de l’intérieur est de ces chocs qui ne s’oublie guère. L’histoire part d’une misère et de parents terribles pour embrasser une lueur d’aube. Taraudés par la faim et le froid, deux adolescents d’infortune croiseront ainsi sous les ponts la tendresse et la solidarité humaines au détour d’une communauté de clochards. Si elle peut évoquer parfois Céline ou Rimbaud, l’écriture de ce lyonnais qui s’est frotté à tout – mémoires, essais, entretiens, poésie, théâtre, récits, créations sémantique – transpire la sincérité, l’authenticité. Partage des vivants est expérience. Pour atteindre une telle précision, un pareil détachement non dénué d’humour, il faut sans doute venir de la zone, du «trou». Pour Françoise Courvoisier qui l’aborde, sa fulgurance demeure intacte. Entretien. Comment est né ce projet? J’avais lu de Louis Calaferte, à dix-huit ans, La Mécanique des femmes, qui m’avait laissé comme un «parfum d’interdit». J’avais totalement oublié cet auteur, quand je tombe dans la bibliothèque de mon père sur Partage des vivants. Un livre jauni et écorné, des éditions Julliard… Je l’emporte avec moi dans un train et je ne le lâche plus, jusqu’à la dernière ligne. «- Non, Lobe, non. Il y a l’aube. Nous allons regarder l’aube monter…». Ce sont les derniers mots du Partage des vivants, qui n’adoucissent aucunement le gros et long sanglot qui voudrait sortir de nous, mais n’y parvient pas. Ce récit, revendiqué par son auteur comme autobiographique, retrace ses années d’adolescence quand, au sortir de la zone, avec son copain Ernst Schborn, ils cherchent désespérément du travail et à s’intégrer dans une société qui les rejette. Comme elle rejette en général les plus démunis. Hélas, on est en pleine actualité, bien que ce roman ait été écrit en 1952. Un exemple? Les deux jeunes héros, Luigi et Ernst, se retrouvent à quinze ans dans une file d’attente de plusieurs heures pour la très modeste soupe populaire à L’Armée du salut. Calaferte y ajoute une note d’humour: «le dimanche, la distribution n’avait pas lieu. Le dimanche, c’est le jour du Seigneur, pour qui le ventre est un organe bien trop matériel, je suppose!» Il n’y a qu’à se promener dans Genève, par exemple, pour en mesurer l’actualité… Comme le chante justement Anne Sylvestre: «Se retrouver dans la rue, pas difficile / Honteux de sa main tendue, pas difficile / C’est comme l’envers d’un jeu, une cascade / Où on glisse peu à peu, dégringolade…» (Pas difficile). C’est le règne de l’argent que dénonce l’écrivain. Disons l’argent, en tant que pouvoir absolu et nocif. Il écrit notamment dans Partage des vivants: «L’argent!… Si vous saviez!… J’ai une haine contre l’argent. C’est trop injuste, cette saloperie. Ça a tué tous ceux que j’aimais.» Cette toute-puissance de l’argent le conduit tout naturellement à une empathie fidèle envers ses anciens frères d’infortune, des années plus tard, lorsqu’il est devenu un écrivain reconnu par la société. « Et peut-être qu’un soir, j’aurais de nouveau envie d’un bout de votre pain, de votre chaleur, sous un pont de notre monde ». Le style Calaferte? C’est parler de la vie et des humains. Avec toute la complexité que cela implique, mais sans hypocrisie et sans fioritures. Quand il décrit la scène ou enfant, il est témoin du «faux suicide» de sa mère, puis de la castagne avec le père et enfin, de leur accouplement au sol, animal, on y est ! Comme eux, on est pétrifié par cette violence, tant sa force d’évocation est puissante. Son sens de la rupture est également extraordinaire. On navigue constamment de l’envie de pleurer à celle de rire. Côté acteurs… José Lillo et Felipe Castro incarnent tous les deux Luigi Calaferte, à quinze ans et à trente, lorsqu’il est devenu un écrivain «tranquille», selon ses propres mots. Le plaisir est précisément dans cette alternance du rapport au souvenir. Parfois à vif, parfois avec un peu plus de recul, de distance. Je ne pouvais pas rêver plus belle distribution que ces deux comédiens, à la sensibilité à fleur de peau et à l’intelligence du texte exacerbée. Potes à la vie, ils n’ont pas besoin de tricher pour le rester sur le plateau, à l’image de Luigi Calaferte et de son copain Ernst Schborn. Il est aussi question de déclic… En effet. Si la société en général rejette ces deux jeunes gens, ils sont toutefois accueillis et aimés par plusieurs figures bienveillantes. Grâce à un ancien instituteur, le jeune Calaferte se mettra à lire, puis à écrire. C’est même cette passion de l’écriture qui le sauvera du chaos, contrairement à son camarde Ernst. Et au final, il y aura la rencontre de Lybie, premier grand amour de l’écrivain, pour une jeune prostituée, aussi belle que fragile. Cet amour effervescent pour une femme est l’ultime impulsion qui lui donnera accès à l’écriture. Vous reprenez du 12 au 23 mai, Faites-vous légers!, spectacle musical tissé de chansons d’Anne Sylvestre. De Louis Calaferte à Anne Sylvestre disparue le 30 novembre dernier à 86 ans, il y a ce désir d’écrire pour vivre… et ne pas mourir. Cela sauve. Mais ce rapprochement entre deux plumes hors pair n’est pas volontaire. Accompagnées de Florence Melnotte au piano, voici les comédiennes Margarita Sanchez, Christine Vouilloz, Floryane Hornung et Sophie Solo. C’est un répertoire pétillant d’humour et de pertinence d’une autrice-compositrice très engagée. Ses chansons pour adultes sont frondeuses et subversives. Ainsi, Juste une femme, Les grandes balades. Pour ne citer qu’elles. Le titre du spectacle vient d’un passage de son texte magnifique, Une sorcière comme les autres: «S’il vous plaît faites-vous léger / Moi je ne peux plus bouger…». J’ai tissé la création à partir de cet extrait. Pour moi, une gamine ne peut dire ces paroles. C’est ainsi Christine Vouilloz qui la chante. Dans Frangines, elle avoue simplement trouver bête la compétitivité entre femmes et la regrette. «…C’est tout pareil dans nos métiers / On nous oppose… / Chacune sur notre planète / Ce qu’on a pu tourner en rond!» Elle touche juste. Une chanson à nouveau sublime musicalement. BERTRAND TAPPOLET 06.05.2021

 

RADIO CITÉ

Magazine Culture / Rendez-vous à Genève

À propos de Partage des Vivants

Partage des vivants c’est la création à découvrir à partir du 4 mai prochain, avec les amis musiquethéâtre de Carouge.  Avec José Lilo et Felipe Castro sur des textes de Louis Calaferte, adaptation et mise en scène de Françoise Courvoisier. La directrice du théâtre, Françoise Courvoisier nous fait découvrir les coulisses de cette pièce avant la première !

Interview de Françoise Courvoisier GILLES SOULHAC 26.04.2021

LE COURRIER

À propos de Sagama

Les dessous d’une thérapie destructrice

Marie Beer adapte son roman avec Sagama, portrait à la fois drôle et angoissant d’un psychiatre. Un divan de psychanalyse d’un côté, le canapé gris d’un salon luxueux de l’autre. Le décor évoque d’entrée la série à succès En thérapie. Il faut dire que le sujet en est proche. Deux espaces dis­tincts pour illustrer le double aspect de la vie de Frédéric, psychiatre de métier et mari absent. L’homme, dont l’existence oscille entre sa femme Monique et sa jeune patiente Sagama, partage des fragments de son quotidien saupoudrés de ses réflexions analytiques. Monique, c’est le cliché de la vie bourgeoise patriarcale. Interprétée par Viviana Aliberti de manière touchante, cette cinquantenaire obnubilée par le yoga et les croisières souffre de l’inattention de son mari, trop occupé pour remarquer ses boucles d’oreille. Un style de vie que ce dernier analyse avec mépris et cynis­me, mais dans lequel il souhaite pourtant maintenir son épouse dépressive afin de garder le confort de sa liberté. Car le seul intérêt du psychiatre, c’est sa carrière. Ou plutôt Sagama, jeune femme pleine de blessures intérieures qui lui téléphone des dizaines de fois par jour en lui hurlant des insultes ou en l’appelant à l’aide. Limites de notre perception Après Les Survivants en 2017, l’autrice Marie Beer signe pour la seconde fois l’adaptation d’un de ses romans au théâtre. Accueilli par Les Amis musique­théâtre, le spectacle fait rire autant qu’il inquiète. La confiance accordée de prime abord à ce personnage cyniquement comique à l’expression orale impeccable s’effrite au fil de ses séances avec Sagama et laisse place à une atmosphère pesante. Ce duo psychiatre-patiente brillamment tenu par Christian Gregori et Isabela De Moraes Evangelista reflète bien les limites de notre perception d’une réalité selon qui la raconte. Le public se retrouve face à de nombreux concepts de psy­cha­nalyse intelligiblement exposés comme le transfert, le déni, ou le syndrome de Stockholm. S’inscrivant parfaitement dans l’actualité avec la récente parution du roman de Camille Kouchner et du scandale qui en a suivi, Sagama parle de viol et d’inceste. Des abus physiques et psychologiques illustrés par de rares scènes franchement désagréables, mais essentielles peut-être pour prendre conscience du tourbillon infernal infligé aux victimes. Le suivi d’une thérapie qui ne laisse pas de marbre à sa sortie, donnant à réfléchir sur les signes et l’impact de la manipulation psychologique. JUDITH MARCHAL 21.04.2021

SCÈNES MAGAZINE

À propos de Sagama

Sagama

Le théâtre des Amis rouvre ses portes avec une création, dont le texte et la mise en scène signés Marie Beer, une écrivaine genevoise qui écrit pour le théâtre depuis l’adolescence, et a déjà été lauréate de plusieurs concours d’écriture. Inquiet de la disparition de Sagama, sa jeune patiente semble-t-il psychotique, ou disons cataloguée comme telle, le docteur Wilson, psychiatre patenté et ‘assis’, retrace son propre parcours notamment thérapeutique. Ses souvenirs lui permettent d’échapper à l’atmosphère un peu convenue, parfois agressive car tellement peu spontanée, de ses vacances en mer. Et de son quotidien conjugal auprès d’une épouse un peu déboussolée par son docteur de mari qui ne l’écoute plus, ne la voit guère et la considère peu. Tout d’abord campé dans une posture de mandarin analytique, dénonçant avec sarcasme les mièvreries de son entourage liées aussi aux syndromes d’une époque, Wilson révèle peu à peu et malgré lui ses propres failles, et les abus qu’il dissimule derrière quelques théories médicales. Il tente, avec son aplomb de médecin, d’objectiver une relation qui lui échappe, mais qui le remet au coeur de ce qu’est la vie. En bref, il tente de nier une certaine idée de la liberté, incarnée par la ‘problématique’ Sagama, qu’il préfère concevoir comme un item déjanté. Au départ, Wilson invite à la confiance, mais dans le genre ‘je fais un pas de côté’. Il observe son entourage (Sagama, sa femme, ses amis) avec un oeil acerbe pas forcément malveillant. Il prête une oreille professionnelle à la vie intérieure de sa patiente, et aux angoisses de cette Sagama qui prennent des formes délirantes dans un sens, mais qui sont aussi très poétiques, surréalistes, inventives. Car pourquoi serait-il interdit de danser sur un toit de nuit à demi-nue? Pourquoi serait-il fou de vouloir s’échapper dans les hauteurs ? Ou s’endormir sur des rails de chemin de fer ? Ou recracher des médicaments qui annihilent ? Au fil du texte, Wilson écoute distraitement, avec nonchalance, les revendications de sa femme en plein désarroi physique et psychique, et finalement, il se prête à lui-même une oreille introspective. Ce qui ne lui apportera pas forcément une écoute sereine de lui-même. Finalement on ne sait plus vraiment qui est celui qui parle le plus vrai dans ce texte. Et c’est exactement ce qui plaît. Qui ment ? Qui entourloupe qui ? Les relations patient/thérapeute dérapent parfois, et dans la vraie vie et dans les imaginaires. Les relations mari/femme s’entament bien, et se délavent aussi parfois, par manque d’imaginaire justement. Marie Beer, avec son écriture fluide, limpide, claire, sans fioritures, donne un récit de vie multi-couches. Plusieurs voix, plusieurs voies aussi, qui s’entremêlent, s’entrechoquent, se télescopent, se font face. Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme, qu’est-ce que la psychose, qu’est-ce que le mensonge, la lassitude, le désamour, ou disons l’amour flétri ? Ces interrogations sont très bellement intriquées dans cette pièce de théâtre qui n’en épouse pas les codes (pas de scènes, pas d’actes, pas de didascalies, ou peu) mais en rend le sel : tout le monde est sur scène. Ce récit remet sur le tapis les tours et détours de l’âme humaine qui essaie de se cacher derrière son petit doigt, repose la difficulté d’un vivre ensemble décent, honorable, décrit les rapports louches dans les familles, pointe les changements d’humeur dus aux âges que l’on traverse, hommes et femmes confondus, révèle les réflexions sinueuses qui masquent la pensée, met sous les projecteurs le déni, dénonce le mutisme dans les couples, dévoile l’incapacité d’écouter l’autre tout en étant lucide, expose l’art subtil de se nuire en bonne intelligence, focalise la capacité de ne pas se considérer comme le problème, bref : on est en pleine modernité ? Non ! On est en plein dans les grands récits archaïques, qui flirtent entre philosophie, poésie et art. De vivre.  Ainsi on se retrouve tous concernés par ce texte. D’ailleurs, si on dit vite Sagama deux fois, on entend « ma saga » ! ROSINE SCHAUTZ 01.04.2021

RADIO CITÉ

Magazine Culture / Rendez-vous à Genève

À propos des Amis musiquethéâtre Les Amis musiquethéâtre de Carouge devraient ouvrir leurs portes au public le 13 avril prochain, avec une création Sagama. Après plusieurs mois de fermeture, néanmoins de travail et de répétitions, revoir le public même avec une jauge limitée sera un vrai bonheur pour Françoise Courvoisier, la directrice de la structure Carougeoise, elle nous présente d’ailleurs cette rentrée dans ce magazine culturel. Interview de Françoise Courvoisier GILLES SOULHAC 18.03.2021

SCÈNES MAGAZINE

À propos d’Une Laborieuse entreprise

Une Laborieuse entreprise

Gounkel, le voisin solitaire, vient quémander un cachet d’aspirine au milieu de la nuit chez «les Popokh». Mais il tombe très mal...

En effet Yona a décidé de chambouler le cours de son existence, après trente ans de vie commune avec sa femme. Une nuit d’insomnie aura suffi à le décider et à le motiver à faire non un bilan de santé, mais le bilan de sa vie.  Il ne sait cependant pas par quoi commencer. Il opte pour un traitement pour le moins extrême: virer sa femme, de son lit d’abord, de sa vie ensuite.

Sa femme Léviva devient la brebis galeuse de son dépit : son envie de renouveau va dès lors se heurter au poids des années de ‘couple’. De ce constat lucide quoiqu’un peu aigre naîtra une scène de ménage d’anthologie entre les deux protagonistes. Ils se déchireront sous nos yeux, parleront de leurs amertumes, de leurs désillusions, même se déballonneront de leurs non-dits. La scène devient ring, les salves fusent. On est loin des ‘like’ faiblards qui nous inondent, on se rapproche des pollice verso (bas les pouces) des arènes romaines…

Car, en bon observateur caustique, Levin démonte les clichés qui veulent que le bonheur conjugal soit une réussite, qu’importent les années de vécu ensemble. La vie à deux peut parfois avoir des finalités autres qu’escomptées, peut-être parce que les rêves de vie de couple sont idéalisés, et probablement trop investis. Il fait de cette fausse comédie de boulevard un portrait grinçant qui voudrait déjouer la paix de la durée, et qui en fait montre un élan d’amour, très touchant, du ‘jour le jour’.

L’auteur israélien né en 43 à Tel-Aviv, et mort en 1999, excelle à mettre en scène les aspirations et ici les expirations du couple, quand chacun se retrouve piégé dans une complémentarité toxique, et de fait sans véritable issue. L’humour d’Hanokh Levin est féroce, met dans le mille, son écriture très serrée fait sourdre des dialogues incisifs et fatals. Donc comiques aussi. Des pointes, des flèches pleines de curare. ROSINE SCHAUTZ 01-11.2020

LÉMAN BLEU

 

Les Yeux dans les Yeux

À propos de Chez Michou Interview de Françoise Courvoisier PASCAL DÉCAILLET 29.09.2020

LA PÉPINIÈRE

À propos de Chez Michou

Chez Michou : un spectacle “feel-good”

Comme un hommage à cette attachante personnalité, Chez Michou raconte la naissance d’un cabaret, dans lequel l’art du transformisme, le plaisir de danser et chanter sont mis en avant. Un spectacle à voir aux Amis musiquethéâtre jusqu’au 18 octobre, dans une mise en scène de Françoise Courvoisier. Tout commence avec trois personnes un peu dans la dèche, dont l’un a un projet fou : monter un cabaret. Il a déjà tout en tête, ne manque que l’argent et une tête d’affiche. Cela tombe bien, il doit rencontrer un investisseur et fait la connaissance de Michèle (Bérangère Mastrangelo), en pleine détresse sentimentale. Ni une, ni deux, elle se fera désormais appeler « Michou » et sera la star du cabaret, qui portera même son nom. Il leur faudra ensuite monter un spectacle. L’investisseur est clair : « Il vaut mieux un spectacle percutant de 30 minutes, quitte à le reprendre trois fois dans la soirée, qu’un spectacle d’1h30 où le public s’ennuie et part en plein milieu. » Le casting commence et on est à la recherche d’une Françoise Hardy. Alors que d’autres prestations semblaient plus convaincantes, c’est le neveu de Michou (Antony Mettler) qui sera engagé. Comme quoi, le piston… Ce sont donc les aventures de cette joyeuse troupe, rejointe rapidement par d’autres musiciens et transformistes que nous suivons pendant un peu plus d’une heure. Le public assiste ainsi aux spectacles et aux discussions en coulisses et, surtout, il rit (et chante) beaucoup ! L’art du transformisme Au cabaret, l’art du transformisme est roi : entre les hommes qui se déguisent en stars féminines et Michou qui interprète quantité de grandes chanteuses, on est servi ! Françoise Courvoisier, metteuse en scène qui a longtemps vécu près du vrai cabaret parisien, raconte ce qui l’a beaucoup marquée : « Ce qui différenciait à mes yeux les spectacles de Chez Michou des autres spectacles de cabarets, travestis ou non, c’est le sens du burlesque. » Ainsi, le transformisme montré dans cette pièce ne serait rien sans l’humour. Un humour qui ne tombe jamais dans le grotesque, tout en provoquant des rires francs parmi les spectateurs. On citera ainsi Antony Mettler, plus habitué à des rôles de macho à la virilité parfois excessive, qui interprète un fan de Françoise Hardy très maniéré et xcelle dans son imitation de Dalida. On ne se remettra pas de sa reprise de « Itsi bitsi, petit bikini », chorégraphie à l’appui, pour l’un des moments les plus hilarants de la soirée. Citons également Jef Saintmartin, dans le rôle du patron chauve et un peu sombre, qui n’hésitera pas à endosser, entre autres, le rôle de Mireille Matthieu et son rouge à lèvres si particulier. Mais celui qui engendre le plus de commentaires est sans doute Bastien Blanchard qui porte les robes de Lio et Juliette Gréco aussi bien, voire mieux, d’après ce qu’on peut entendre dans le public, que les femmes du spectacle… c’est dire ! Enfin, celle qui est la star de ce cabaret, Michou, alias Bérangère Mastrangelo, est sans nul doute celle qui présente le plus grand registre, tant au niveau de la voix que de la gestuelle. On évoquera ici sa parfaite imitation de l’attitude de Tina Turner, en contraste avec l’apparente candeur de Chantal Goya et son lapin qui a tué un chasseur. On pourrait lister toutes les autres stars reprises, de France Gall à Sylvie Vartan, en passant par Françoise Hardy, évidemment, tant toutes les interprétations sont fantastiques. Autour ce cette joyeuse troupe gravitent des musicien.ne.s, à commencer par l’excellent Lee Maddeford, toujours aussi magistral au piano, Léa Déchamboux et son accordéon qu’on lui demande d’abord de laisser de côté lors de son casting de Françoise Hardy, ou encore Vanesa Dacuña Rodríguez, dans le rôle de la barmaid devenue choriste. Une ribambelle de comédien.ne.s qui montrent bien que l’univers du spectacle de cabaret dépend de beaucoup de monde, et que chacun doit mettre la main à la pâte pour cela fonctionne. Un spectacle en forme d’hommage C’est donc un hommage à Michou, disparu récemment, qui est proposé dans ce spectacle. Mais ici, Michou, vous l’aurez compris, n’est pas l’homme au costume bleu que tout le monde connaît, mais bien une femme. Celle à qui on demande d’être la star du spectacle, mais aussi de gérer le cabaret, qu’il s’agisse de l’organisation visible et courante (ménage, disposition des tables…) comme de la comptabilité. Un joli clin d’œil pour montrer à quel point elle est indispensable, alors qu’elle se retrouve là un peu par hasard. Au-delà ce cela, on assiste à un bel hommage à la chanson française et à son répertoire, brillamment interprété par toute cette troupe. S’ils ne sont pas chanteur.se.s ou pas tou.te.s habitué.e.s aux spectacles musicaux, tou.tes s’en sortent à merveille, par le biais de l’humour, à grand renfort de maquillage et de costumes parfois décalés. À commencer par Antony Mettler et son porte-jarretelles rouge… On se croirait véritablement Chez Michou, dans un spectacle de cabaret où les numéros s’enchaînent, où le plaisir d’être là est communicatif, le public n’hésitant pas à participer, en chantant avec les artistes où en faisant quelques commentaires. Tout cela participe au côté chaleureux d’une telle pièce, et permet à chacun.e de se sentir bien sortant, comme revigoré par une telle énergie. Bref, un spectacle qui donne le sourire. FABIEN IMHOF 12-10.2020

TRIBUNE DE GENÈVE

À propos de Séance & de La Remplaçante

Deux comédies de chambre se répondent à Carouge

Après cinq mois d’arrêt forcé, le Théâtre des Amis retrouve enfin son public avec deux courtes pièces du dramaturge genevois Michel Viala: “Séance” et “La Remplaçante”.

Pour la première de son nouveau spectacle, le Théâtre des Amis fait salle comble. Les murs et fauteuils pourpres créent un cadre intime et convivial, l’ambiance est taillée sur mesure pour les œuvres raffinées de Michel Viala. D’abord plongée dans le noir, la scène laisse apparaître la silhouette de celui qu’on désigne comme le doyen des comédiens genevois: Maurice Aufair. Pour la quatrième fois assis à la table de l’arrière-salle d’un café, l’octogénaire joue sa «Séance» pendant une heure avec un naturel déconcertant. Il se retrouve seul pour la lecture du rapport annuel de l’«amicale des Joyeux Contemporains», coupé par les interventions d’une jeune serveuse haute en couleur. Plein de nostalgie, le senior est attachant, spontané et délivre son monologue avec autodérision. La pièce, touchante, ponctuée par un discours à l’humour feutré, révèle une crise d’adolescence quelque peu tardive.

S’ensuit un court entracte durant lequel des spectateurs conquis échangent leurs premières impressions: «Que c’est bon d’être de retour au théâtre!» La seconde pièce, toujours aussi minimaliste dans sa mise en scène, invite à la rencontre romanesque entre un routier et une sommelière… dans la chambre de cette dernière. Bien qu’indépendantes l’une de l’autre, les deux représentations se succèdent étrangement bien. Comme si la serveuse de la première pièce dévoilait son intimité dans la seconde. Telle une partition à jouer, la création déroule avec finesse une scénographie et des dialogues millimétrés.

La musique s’en mêle «Théâtre de chambre», tel est le terme qui caractérise le style intimiste de Michel Viala selon la metteure en scène Françoise Courvoisier: «C’est une expression dérivée de la musique, et les pièces de Michel sont de véritables orchestrations. Les dialogues de sourds auxquels on assiste cachent un travail de précision extraordinaire, la conversation est rythmée et les mots s’enchaînent comme des notes de musique.» Convaincue par cette métaphore musicale, elle poursuit: «Dans «La Remplaçante», je vois le personnage de Charlotte comme une clarinette qui débite à toute vitesse. Celui d’Antoine serait plutôt un saxophone, plus calme mais capable de quelques envolées.»

Les chutes des deux pièces, surtout, font effet. Les fins sont toujours empreintes d’une certaine mélancolie, malgré une légèreté constamment présente. Françoise Courvoisier étaie: «C’est la force de Michel Viala, il aime les gens mais rit des petits malheurs du quotidien. Son regard aiguisé sur le monde a permis des textes mêlant tendresse et férocité sans jamais tomber dans le jugement ou l’apitoiement. Ces chutes aigres-douces sont toujours des claques pour les spectateurs… mais des claques sympathiques.» CLARA RIGOLI 07-08.2020

SCÈNES MAGAZINE

À propos de Séance & de La Remplaçante

Deux pièces de chambre de Viala

Comme tous les théâtres de la place, les Amis musiquethéâtre de Françoise Courvoisier n’a pas échappé à la fermeture, interrompant du même coup sa saison qui venait d’enchanter le public avec Oh les beaux jours. Qu’à cela ne tienne, la nouvelle saison qui s’annonce très musicale s’ouvre dès le début du mois d’août avec deux courtes pièces de Michel Viala, La Remplaçante suivie de Séance dans une mise en scène de la directrice de l’institution carougeoise qui avait programmé ce spectacle en mai dernier… La Remplaçante Françoise Courvoisier est impatiente de rouvrir son théâtre et d’accueillir à nouveau le public. Toutes les précautions sanitaires d’usage seront prises, respectant les distances sociales avec une jauge réduite à une quarantaine de personnes, et offrant masques et gel aux spectateurs. Donc que le spectacle commence! Celui qui ouvrira la nouvelle saison est un d’optique combinant La Remplaçante suivie de Séance que l’écrivain et comédien genevois Michel Viala écrivit au début des années 70. Epoque où Françoise Courvoisier a souhaité situer ces deux histoires. La remplaçante est une jeune femme, sommelière de son état. Elle est réveillée par une poignée de graviers lancés contre sa fenêtre par un camionneur qui a ses habitudes à l’auberge. Il se glisse nuitamment dans la chambre de la jeune femme mais… ce n’est pas celle qu’il pensait retrouver. Ce n’est pas Jeanine qu’il souhaitait épouser et qui est partie sans laisser d’adresse. C’est Olga. La remplaçante raconte l’histoire d’une rencontre, celle d’un homme solitaire et d’une jeune femme qui ne s’opposerait pas à repartir vers une nouvelle aventure. Le camionneur est campé par Antoine Courvoisier, jeune comédien genevois dont on a pu apprécier les talents sous la direction de Caton/Suter, Joan Mompart et Pauline Sales, pour ne citer qu’eux. En janvier dernier il exerçait ses dons de pianiste dans Cabaret Antoine & Charlotte aux côtés de la pétulante comédienne et chanteuse Charlotte Filou qui sera Olga, la jeune et jolie sommelière impuissante à retenir le camionneur. On la suivra dans la pièce suivante aux côtés de Maurice Aufair où elle sera également sommelière, permettant ainsi de lier les deux pièces. Selon Françoise Courvoisier, dans La Remplaçante on ne dit rien par hasard et il y a une profonde psychologie humaine qu’elle a cherché à traiter avec humour. C’est en effet ajoute-elle, une pièce très touchante assez peu jouée depuis sa création en 1975, qui permet un beau travail d’acteur. On ne doute pas qu’Antoine Courvoisier et Charlotte Filou sauront relever le défi. Séance Dans les années 70, le metteur en scène François Rochaix qui dirigeait alors le Théâtre de Carouge-Atelier, passionné par l’oeuvre théâtrale de Michel Viala, monta la plupart de ses pièces et lui consacra d’ailleurs un festival en 1975. C’est l’année précédente que fut créé Séance avec Maurice Aufair lequel, 46 ans plus tard, reprend le rôle de Schmidt dont il a maintenant l’âge. Il y a plusieurs années Raoul Pastor, alors directeur du théâtre des Amis, l’avait invité pour jouer ce personnage. Schmidt est un ancien qui, dans l’arrière-salle d’un café, prononce le traditionnel discours d’ouverture de l’Assemblée Générale des Joyeux Contemporains de 1932 : “Chers Joyeux Contemporains… En l’absence du président, du vice-président, du secrétaire, du trésorier… bref de tout le comité… euh… j’ouvre la séance.” Face à lui il a Olga, une jeune et ravissante mais peu aimable sommelière. Elle représente, selon l’auteur, “toute l’agressivité d’une jeunesse triomphante”. Dans ce petit chef-d’oeuvre où se croise humour et tragique, on parle de la mort, évidemment puisque tous les contemporains sont décédés, mais pas seulement. Michel Viala en profite pour peindre par petites touches l’univers étriqué de la Suisse et s’amuser de notre “suissitude”. Schmidt ancien chef de tri à la poste qui se dit “timide, méticuleux, tatillon”, a conservé le sens de l’ordre et de la justice. Toutefois seul survivant des Joyeux Contemporains, il se trouve complètement désorienté devant la grosse somme d’argent laissé par un des membres, avant de mourir. Alors le vénérable vieillard se met à boire. Il divague, se souvient de sa vie et ose imaginer une suite un peu plus excitante… Le metteur en scène Attilio Sandro Palese qui avait monté Séance au Théâtre de Vidy en 2012 constatait, en voyant “des vieux travaillant avec des jeunes, animés par la même joie de créer, de parler des humains, d’incarner des paroles et des corps, que le théâtre était peut-être bien le dernier endroit où une telle chose était possible.” KATHEREEN ABHERVÉ 07-08.2020

24 HEURES

À propos de Misogynie à part

Brassens dompté par une femme

Avec “Misogynie à part”, la Genevoise Françoise Courvoisier rend toutes les nuances du poète et chanteur français. Dès le 11 mars au Théâtre Boulimie.  La scène est propice à la redécouverte d’artistes chéris ou honnis. Le public pourra en faire l’expérience au Théâtre Boulimie, à Lausanne, grâce à «Misogynie à part», en replongeant dans l’univers du compositeur et chanteur français Georges Brassens (1921-1981). «Misogyne, Brassens? questionne la metteuse en scène Françoise Courvoisier. Oh que oui et oh que non! C’est bien la complexité de son rapport aux femmes, à la société et au monde qui nous intéresse!» Pour dépeindre un Brassens multifacette, dans un spectacle en chansons, la Genevoise a décidé de recréer sur scène une ambiance intime, si chère à l’artiste. En effet, à côté des salles combles, l’homme vouait aussi un amour inconditionnel aux espaces intimes, où depuis les petites planches chaque mot se chuchote à l’oreille. Dès le 11 mars à la table de Boulimie, devant un bon vin, du fromage et une baguette, trois comédiens et une guitare dresseront le portrait d’un poète doux ou de mauvaise humeur, n’épargnant personne pour chanter libre. À l’ère de #MeToo, certains pourraient avoir tendance à bouder Brassens. Sommes-nous allergiques à la nuance? En tout temps, l’art est fait pour résister. Avant «Misogynie à part», je voulais, pour être encore davantage dans la provocation, appeler mon spectacle «Elle m’emmerde», des paroles qu’on retrouve aussi dans la chanson-titre. Vous savez, je suis une femme et féministe à ma façon. Et jamais je ne me suis sentie dénigrée par les paroles de Georges Brassens. Je vois son œuvre comme un tout, avec une richesse découlant des nuances. Parfois il chante son amour à sa femme comme dans le bouleversant «Saturne», un hommage où il explique qu’il s’en fout totalement de ses cheveux blancs, toujours avec beaucoup de délicatesse. Mais d’autres fois il exprime de l’exaspération, et je trouve très malhonnête de penser qu’un artiste ne doit éprouver que de l’admiration pour ses sujets. Brassens a écrit autant de chansons tendres que de titres prétendument misogynes. Lorsqu’il dit par exemple, dans «Quatre-vingt-quinze fois sur cent», que «la femme s’emmerde en baisant», il y a une certaine vérité là-dedans, confirmée par les nombreux gloussements féminins qu’on entend dans la salle au moment de cette chanson! Et le poète n’épargne jamais l’homme en évoquant celui qui, couché sur elle, se trouve formidable: «C’est à seule fin que son partenaire, se croit un amant extraordinaire.» Le consensus, ce n’est pas trop votre truc? Bien sûr que non. Et chaque fois que j’imagine un spectacle, sans le savoir je cherche à tout prix à l’éviter. Ici la chanson permet aussi d’évoquer plusieurs thèmes qui s’entrechoquent, en évitant les écueils du didactisme. C’est un mode d’expression merveilleux lorsqu’il est bien utilisé. En alternant des morceaux comme «Je me suis fait tout petit», «La complainte des filles de joie», «Fernande», «Le gorille» ou encore «Les copains d’abord», l’équilibre était-il difficile à trouver? Durant mon enfance, grâce à mon père, j’ai vécu avec les chansons de Brassens. Mais la distribution, moment crucial, a largement guidé mon choix des musiques. D’abord Roland Vouilloz est apparu comme une évidence, pour son rapport au texte d’une exceptionnelle acuité, sa causticité, son espièglerie. Il partage avec Brassens un sentiment de révolte face aux injustices… «Le gorille», par exemple, qui critique la peine de mort, lui colle à la peau! Pour sa désinvolture et son charme, Philippe Mattey s’est ensuite imposé. Il est irrésistible, notamment, dans «Je me suis fait tout petit». Enfin François Nadin, le plus jeune, pour sa voix en or et son bouillonnement intérieur. Lorsqu’il se met à chanter «Les passantes», le public fond. Chacun révèle les paroles à sa manière. Et puis il y a les incontournables, comme «La complainte des filles de joie». On ne peut pas faire un spectacle autour de Brassens sans la chanter. Et ses mélodies, que certains trouvent monotones, comment les faites-vous résonner? Elles sont beaucoup plus complexes qu’elles n’en ont l’air! Là aussi, grâce aux enchaînements, j’ai cherché à faire apparaître les contrastes, les ruptures. Le guitariste argentin Narciso Saúl a permis cela. Il s’est littéralement approprié l’œuvre et revisite les rythmes et les harmonies. Sa façon de prendre de la distance avec Brassens permet en fait de mieux le redécouvrir. Toujours en faisant preuve d’une grande modestie. Que désirez-vous apporter aux textes de Brassens à travers la mise en scène? Brassens avait toujours une bande de copains. Selon moi, ses chansons s’adressent davantage à quelques potes autour d’une table. Par exemple, «Misogynie à part» s’intègre parfaitement bien dans l’espace intime sur scène, avec cette complicité masculine évidente. ADRIEN KUENZY 01.03.2020

LE TEMPS

À propos de Trois ruptures

A Carouge, le couple, version pâtée pour chien

Sur la scène genevoise des Amis, deux jeunes comédiens donnent vie aux séparations explosives signées Rémi de Vos. Joyeux et carnivore. Rémi de Vos ne fait pas dans la dentelle. Lorsqu’une femme veut quitter son mari, l’affaire peut virer à la pâtée pour chien ou terminer en incendie. Et, côté éducation, l’enfant chéri est, sous sa plume, plutôt un tyran sans merci… Né en 1963, l’auteur français affectionne le verbe cru et la situation explosive. Ceci, pour le plus grand bonheur de Charlotte Chabbey et de Bastien Blanchard, deux jeunes comédiens genevois qui, aux Amis, à Carouge, pratiquent la séparation à répétition dans Trois Ruptures, pièce de 2014. Sous la direction de Nadim Ahmed, le duo exploite avec une belle énergie ce verbe extrême, carnivore et réjoui. Bastien Blanchard. Avec Antoine Courvoisier, il est l’une de ces recrues de l’Ecole Serge Martin qui ébouriffent par leur talent. Musicien, amuseur, mais aussi danseur, le comédien à la vaste plasticité physique et mentale amène sa plus-value cartoon dans les productions qui l’emploient. L’été dernier, dans un round d’improvisation en plein air donné par la Parfumerie, on l’a vu en leader de charme à la tête de Benny Blanco and the Blankets. Et on l’a retrouvé en automne avec autant de joie dans le très beau Un discours! Un discours! Un discours!, d’Evelyne Castellino, où il composait le rôle improbable d’un enfant sage. Visage de dessin animé Ici, dans Trois Ruptures, il passe du cocu revanchard à l’amoureux de Steve le pompier, pour finir en père totalement déconfit, et c’est chaque fois un plaisir de voir son visage de dessin animé prendre les contours du personnage célébré. A ses côtés, sur la petite scène des Amis, Charlotte Chabbey est parfaite aussi. Plus classique, plus intérieure, mais très juste dans la variation de ses compositions. Dans la première séparation, elle a l’insolence vacharde de celle qui quitte. Elle excelle ensuite en bourgeoise soufflée par le vent de la modernité et, dans le champ de bataille domestique de la troisième situation, elle rappelle toutes les mères du monde terrassées par une réalité qui dépasse la fiction. Le couple au tapis A la mise en scène, Nadim Ahmed soigne les rythmes de jeu et la gamme des interactions. On sent qu’il exige une vraie précision, car après une semaine d’exercice, le spectacle est encore un peu timide et appliqué. Le duo, déjà percutant, peut encore gagner en puissance, en audace et en liberté. Le potentiel de délire est là. Avec la verve de Rémi de Vos, l’idée du couple ne s’en remettra pas. MARIE-PIERRE GENECAND 16.01.2020

LE COURRIER

À propos de Faites-vous légers!

Des humaines comme les autres

Au Théâtre des Amis, sans fausses notes, quatre comédiennes chantent l’éternel féminin des titres d’Anne Sylvestre dans le spectacle Faites-vous légers! Ce ne sont pas des femmes puissantes. Ni fragiles. Quatre comédiennes et une pianiste. Des humaines que Françoise Courvoisier met en scène au Théâtre des Amis, qu’elle dirige, dans un spectacle qui est comme Anne Sylvestre, qu’elles chanteront pendant plus d’une heure. C’est-à-dire immanquable, à tel point que 2019, qui tire sur la fin, serait moins belle sans avoir vécu ce moment de grâce. Comme serait moins belle une vie sans les chansons d’Anne Sylvestre. Pour découvrir l’artiste, vous avez toute la vie. Pour ce spectacle, en revanche, vous avez jusqu’au 31 décembre. On dirait qu’elles chantent moins les femmes que la vie tout entière. Cette vie qu’elles donnent, même si la leur peut parfois leur être volée ou gâchée, ne va faire d’ailleurs qu’exploser au visage du public de Faites-vous légers! L’injonction en question, d’une bienveillante violence, est celle d’«Une sorcière comme les autres», hymne-fresque qu’Anne Sylvestre publie en 1975 dans un album du même nom, et qui cristallise la substance lumineuse de ce spectacle. «Vous m’avez aimée servante / M’avez voulue ignorante / Forte vous me combattiez / Faible vous me méprisiez.» Sous la foudre et le feu Dans une sobriété qu’elles transgresseront par le pouvoir des mots rugueux, sales ou exaltés de la plume d’Anne Sylvestre (avec Florence Melnotte au piano), le spectacle s’ouvre sur la «Berceuse de Bagdad», où Christine Vouilloz fait naître instantanément l’amour éclatant de modestie d’une mère qui, «sous la foudre et le feu», éprouve le sublime égoïsme de mettre au monde un enfant, malgré tout. Plus que jamais, être une femme est aussi cette chance d’être mère, et dans cet accouchement de mots si évocateurs se faufile toute l’éternité de la vie. Un enfant naît. Les problèmes de la guerre des hommes, ainsi que celle qu’il faudra mener contre eux, tout cela sera pour plus tard. Ce fils, ce frère, ce mari, ce père… Cet homme nourri à leur sein sera la cause de leur tourment. Mais rien n’est militant, pourtant, dans ces odes choisies par Françoise Courvoisier, moins un florilège qu’une variation sur le thème féminin, où on s’abaisse, on chante l’humiliation, on réclame la lumière et on sait aussi pratiquer l’autocritique. Comme dans «Langue de pute», où le plaisir de cracher son venin est si bien incarné par ces amies accoudées à leur zinc que ces montées de fiel en redeviennent universelles. Ecrire pour ne pas mourir D’autres moments légers font rire le public des Amis, comme la grincheuse rengaine «Les grandes balades», où la désopilante Floryane Hornung, sac au dos, peste contre l’exercice, le grand air et la nature où, il faut bien le dire «y a pas de magasins». S’y conjugue aussi la présence exceptionnelle de Sophie Solo, la trop confidentielle chanteuse genevoise. En clin d’œil à sa propre carrière, lui confier «Ecrire pour ne pas mourir» – qu’Anne Sylvestre rédige en 1985 en pleine chimiothérapie – est une des autres prouesses de ce récital théâtral. La chanson «Frangines» suggère encore que les contraintes d’une société patriarcale et machiste ont peut-être fait oublier à certaines femmes qu’un peu plus de sororité aurait rendu le combat moins dur. Mais comment se blâmer d’avoir parfois voulu tenter de tirer son épingle du jeu, puisque le jeu s’est montré bien complexe? Bientôt main dans la main ou le bras lové autour de la taille de l’autre, les quatre comédiennes émeuvent, réunies autour de Margarita Sanchez, dont la reconnaissable voix rauque et l’élégance argentée achèvent de rendre ce spectacle moins féminin qu’éternel. LUCAS VUILLEUMIER 20.12.2019 

RTS

 

Entre nous soit dit

À propos de Mémoire de fille

Interview de José Lillo MÉLANIE CROUBALIAN 03.04.2019

LÉMAN BLEU

 

Les Yeux dans les Yeux

À propos de Oh les beaux jours Interview de Françoise Courvoisier PASCAL DÉCAILLET 02.03.2020

Les Yeux dans les Yeux

À propos de Probablement les Bahamas Interview de Françoise Courvoisier PASCAL DÉCAILLET 25.02.2019

Les Yeux dans les Yeux

À propos d’Oldamir Alsmatoff Interview de Charlotte Filou PASCAL DÉCAILLET 29.01.2019

Les Yeux dans les Yeux

À propos de Misogynie à part Interview de Françoise Courvoisier PASCAL DÉCAILLET 04.12.2018

Genève à chaud

À propos du Blues de la Bourgeoise Interview de Françoise Courvoisier à 10’30” PASCAL DÉCAILLET 30.10.2018

Les Yeux dans les Yeux

À propos de Vive la mariée! Interview de Françoise Courvoisier PASCAL DÉCAILLET 10.09.2018

Les Yeux dans les Yeux

À propos de Mathilde Interview de Françoise Courvoisier PASCAL DÉCAILLET 30.04.2018

Les Yeux dans les Yeux

À propos de l’ouverture de LES AMIS, musiquethéâtre Interview de Françoise Courvoisier PASCAL DÉCAILLET 15.03.2018

TRIBUNE DE GENÈVE

À propos de Trois ruptures

On se sépare ni une, ni deux, mais trois fois

Sous la baguette de Nadim Ahmed, un duo d’acteurs genevois, Charlotte Chabbey et Bastien Blanchard, interprète coup sur coup trois couples qui volent en éclats. Le divorce des autres vous amuse? Alignez-en une triade, percutants en diable car Rémi De Vos signe ces “Trois ruptures”. 18-19.01.2020 (Mon week-end à Genève)  À propos de Trois ruptures

On se quitte plutôt trois fois qu’une

Sacré Rémi De Vos, qui, non content d’éclairer un couple, s’amuse à en déchirer trois coup sur coup – histoire qu’ils ne s’en relèvent pas. L’auteur français dédie toute sa virtuosité à la mise à mort de l’amour, dans ces “Trois ruptures” conçues en 2014 et incarnées ici par un même duo d’acteurs, Charlotte Chabbey et Bastien Blanchard, sous la direction de Nadim Ahmed. 11-12.01.2020 (Mon week-end à Genève)  À propos de Faites-vous légers!

On savoure les paroles d’Anne Sylvestre

Pour faire pendant au quatuor masculin qui entonnait récemment les titres de Brassens sur le même plateau, Françoise Courvoisier dirige Sophie Solo, Christine Vouilloz, Margarita Sanchez et Floryane Hornung dans “Faites-vous légers!” en hommage à celle que Brassens plaçait au top des parolières de son temps, Anne Sylvestre. 21-22.12.2019 (Mon week-end à Genève)  À propos de Est-ce que les fous jouent-ils?

On met dos à dos les fous et leurs soignants

Sous la houlette de Philippe Lüscher, la formidable brochette d’acteurs que composent Doris Ittig, Julien Tsongas, Christian Gregori, Julia Batinova, Jean-Pierre Gos, Candice Chauvin et Jef Saintmartin redonne vie à un texte fondateur de feu Michel Viala, “Est-ce que les fous jouent-ils?” qui brise les repères de la normalité. Dans le sous-sol de cet asile psychiatrique, les déviants ne sont pas qui l’ont croit et les malades trouvent un accès royal à l’art dramatique. 05-06.10.2019 (Mon week-end à Genève)  À propos de Cuckoo

Le cuiseur à riz, métaphore d’une Corée sous pression

Le performeur Jaha Koo présente à Carouge un grinçant «Cuckoo» qui fait état d’une jeunesse coréenne dépressive. Inaugurant un partenariat tout neuf avec La Bâtie, le Théâtre des Amis accueille ces jours de Séoul – mais via les Pays-Bas – une performance aigre-douce, tragicomique, bref un brin schizophrène. Ses protagonistes? Trentenaire sombre et poupin, l’artiste sud-coréen Jaha Koo, actuellement basé à Amsterdam, dans son propre rôle, à la première personne; à sa gauche, Hana, un autocuiseur de riz condamné à ne faire que cela, cuire du riz, contrairement aux deux autres rice-cookers à sa droite, Duri et Seri, qui, eux (elles?), prennent la parole – conversent, vocifèrent, insultent – tout en faisant copieusement clignoter leurs leds. Derrière ce petit monde, un écran où défilent des images d’archives documentant le triste état où se trouve la Corée depuis 1997, quand le pays en crise a accepté le plan de sauvetage du FMI, et que Jaha Koo a vu nombre de ses amis se suicider à la chaîne. Lui-même, dès lors, se définit par un mot n’existant que dans sa langue, et qui signifie «isolé sans aide». À la fois témoignage intime, exposé d’histoire et cri d’alarme anticapitaliste, «Cuckoo» se livre sur le ton mesuré que l’on associe au style asiatique. Baigné de rengaines électros également signées de l’auteur, le spectacle superpose à la gravité par moments insoutenable du propos un vernis «kawaii» que figure bien le cuiseur à vapeur, lui qui couvre sa pression interne d’un design «user-friendly» en vue de produire quotidiennement ses portions de riz nature – consommés «seuls sans aide» le plus souvent. Un ustensile semblable à la pièce qu’il inspire, et pas forcément aux antipodes de son homonyme helvétique. KATIA BERGER 03.09.2019  À propos des Amis Musiquethéâtre

Carouge sauve le Théâtre des Amis

Le Conseil municipal a décidé, mardi soir, d’accorder une subvention de 300 000 francs à l’institution.  Le Théâtre des Amis à Carouge est sauvé. Après deux ans d’incertitudes suite au départ précipité de son ancien directeur, Raoul Pastor, l’institution de la place du Temple retrouve enfin une stabilité. Le Conseil municipal a décidé mardi soir d’accorder une subvention exceptionnelle de 300 000 francs à l’établissement. Ce montant sera également octroyé les prochaines années. “Je suis ravie, je me réjouis de pouvoir confirmer aux artistes les spectacles de l’automne, réagit Françoise Courvoisier, qui a repris les rênes du lieu il y a un an. Sans cette subvention, je n’aurais pas pu continuer.” La survie de cette petite scène de 80 places n’était pas gagnée d’avance. Elle avait frôlé la fermeture à la fin 2017 en raison d’une bisbille entre son fondateur Raoul Pastor et la Commune. Craignant de voir le théâtre disparaître, la metteuse en scène et comédienne Françoise Courvoisier avait décidé sur-le-champ de reprendre le flambeau. Grâce aux soutiens financiers d’une fondation et d’un mécène qui souhaitent garder l’anonymat, l’ancienne patronne du Poche a pu mettre en place une programmation qui mêle théâtre et musique. Echaudée par le coup de sang de Raoul Pastor, la Ville de Carouge avait quant à elle décidé de supprimer sa subvention, tout en promettant de reconsidérer l’option lorsqu’un nouveau projet aurait fait ses preuves. Ce jour-là est arrivé. Plus d’un an s’est écoulé depuis la reprise du lieu et le succès est au rendez-vous. La dizaine de spectacles proposés par la nouvelle équipe, les concerts classiques du dimanche matin et les “nocturnes jazz” organisés les jeudis soir ont séduit le public. “C’était un pari risqué, confie Françoise Courvoisier. Heureusement, j’ai une bonne expérience dans le métier et une grande capacité de travail. Et puis je suis très bien entourée.” Le travail de la nouvelle directrice a été salué par l’ensemble des conseillers municipaux mardi soir. Malgré cet enthousiasme partagé, la demande de subvention a suscité de vives discussions au sein du Délibératif. Les élus PLR et MCG estimaient l’octroi de celle-ci inapproprié alors que la Commune n’a toujours pas de budget 2019, faute d’accord entre les partis. Le PLR s’est dit prêt à entrer en matière pour autant que l’hémicycle promette de réduire d’autant d’autres dépenses et que la Commune ne s’engage pas formellement auprès des Amis pour les années à venir. A majorité de gauche, le Conseil municipal a refusé l’amendement du PLR. La délibération a été votée à une faible majorité. Le montant alloué à Françoise Courvoisier reste très inférieur aux 900’000 francs versés à l’époque à son prédécesseur. La directrice explique cette différence notamment par la “scénographie légère” de ses spectacles. Elle précise néanmoins que le théâtre pourra tourner grâce aux soutiens de mécènes qui compléteront la subvention communale. CÉLINE GARCIN 02.05.2019  À propos de Mémoire de fille

Déflorations au Théâtre des Amis

«Mémoire de fille» d’Annie Ernaux perd sa virginité scénique à la faveur de cette première adaptation. José Lillo y dirige une méticuleuse Caroline Gasser. L’enivrant sirop d’un tube de Dalida, «Histoire d’un amour». Dos au public, dans la pénombre, une longue silhouette féminine. La chanson se tait; l’obscurité se troue; Caroline Gasser se tourne, et déflore de sa voix limpide le texte d’Annie Ernaux, «Mémoire de fille» – pour la toute première fois porté à la scène par José Lillo. La minutieuse élocution de la Genevoise, ses doigts effilés caressant l’air épouseront 75 minutes durant l’avancée du récit autobiographique d’un dépucelage. Narration en crabe, à la troisième personne du singulier, s’autorisant ici et là digressions réflexives ou notations socioculturelles. Un va-et-vient suivant les coups de sonde de la remémoration – jusqu’à la diffusion, pour clore la boucle, d’un «J’attendrai» de la susdite Dalida. Le titre initial, parce qu’il abreuve les ondes en cet été 1958, pendant lequel Annie Duchesne, 18 ans, monitrice de colonie de vacances, vit son premier rapport sexuel à l’occasion d’une «surpat». Le final, parce que l’écrivaine, désormais Annie Ernaux, a elle-même attendu 2015 pour restituer cette expérience fondatrice restée tout ce temps à l’état de projet littéraire. Entre les deux mélopées, une parole qui cherche à parcourir la distance sans trahir ni le «elle» d’alors ni le «moi» d’aujourd’hui: neutre et incisive en même temps. Pour la faire entendre, une démarche théâtrale hiératique, qui viendrait compenser la rudesse de l’«entrée en sexualité», selon l’expression de Lillo. Au contraire de la brutalité, règne ici l’acuité: le sens abstrait supplante le sens concret du mot «pénétration». Ce qui n’empêchera ni Ernaux ni Lillo de convoiter l’empathie du public – contre une mère rigoriste ou un amant goujat –, quitte à flirter avec l’univocité propre à l’autofiction. KATIA BERGER 09.04.2019  À propos de Probablement les Bahamas

Comment la violence se balaie sous le tapis

Au Théâtre des Amis, Claude Vuillemin monte «Probablement les Bahamas», du Britannique Martin Crimp. Et avec quelle intelligence! Nous sommes à la fin des années 80, dans le salon cossu de Franck et Millicent Taylor, retraités. La datation n’a de valeur qu’anecdotique, pour justifier que la fiction contienne des téléphones reliés à des fils, des vieilles dames en tailleur et des photos qu’on se passe sur papier. Pour le reste, le constat global effectué par l’éminent dramaturge anglais Martin Crimp – la trentaine au moment où il écrit «Definitely the Bahamas» («Probablement les Bahamas») – garde toute son acuité: la bourgeoisie d’où qu’elle vienne mettra toujours tout ce qu’elle peut en œuvre pour nier la violence qu’elle engendre. Il y va de sa survie. Le comédien genevois Claude Vuillemin – sensiblement du même âge que l’auteur – choisit à raison de revenir à la mise en scène (on se rappelle son «Irrésistible» il y a quelques saisons au Poche) avec ce texte dont il partage l’humour glacé, la désespérante lucidité, et jusqu’à une forme de cruauté meurtrie. Sans la moindre ostentation, Vuillemin superpose à la peinture sociale de Crimp quelques enluminures d’inconséquences et d’aveuglements plus contemporains. Voici donc Milly, sublimée par une Anne Durand au top de sa forme: bavarde, chamailleuse, appuyant son emprise sur d’incessants «hein, Franck?» rhétoriques. Dans son ombre se recroqueville le susdit mari, sous les traits d’un Christian Robert-Charrue qui se rallume chaque fois que son tyran reprend son souffle. Pour tromper leur solitude commune, voilà encore Marie Ruchat, dans le rôle de cette jeune fille au pair dont chacun écorche allègrement le prénom: Marijka. Alors qu’elle dispose un bouquet dans le vase, l’affriolante Hollandaise révélera, en un long monologue, comment Michael, le fils parvenu dont ses parents sont si fiers, a abusé d’elle sexuellement, presque sous leurs yeux. Captive, l’assistance assure à ce mouroir pavillonnaire «le calme» tant recherché par les Taylor. Mais il n’y a pas que le silence de la salle. Une autre instance se tait, accusant sotto voce les complicités coupables. Il s’agit d’un personnage à l’identité mystérieuse, auquel les protagonistes adressent leur babil. Claude Vuillemin s’est distribué à lui-même la partition muette de cette oreille ambassadrice du public, de cet enquêteur sur la piste du crime, de ce thérapeute auquel rien n’échappe – et dont l’écoute invite le spectateur à relayer l’analyse critique. Suivant l’exemple de cette passivité feinte, l’observateur note par exemple qu’un féminisme peut en cacher un autre. Et que l’emballement actuel, s’il défend le point de vue de la victime Marijka, n’assume certainement pas l’ascendant de la mégère Milly… KATIA BERGER 28.02.2019 À propos d’Oldamir Alsmatoff

On rassemble deux tourtereaux

Il avait tapé dans l’oeil de Françoise Courvoisier sur le plateau d’Am Stram Gram, elle avait attiré son regard sur celui de la Comédie. La metteure en scène a l’excellente idée de réunir Charlotte Filou et Antoine Courvoisier (rassurez-vous, à peine un petit-cousin issu de Germain) dans une comédie décalée de Guy Foissy, suggéré par le jeune comédien. Résultat à découvrir jusqu’au 3 février: “Oldamir Alsmatoff”, du nom d’une statue fictive à l’ombre de laquelle éclosent maladresses et tendresses . KATIA BERGER (Mon dimanche à Genève) 18-19.01.2019 À propos de Misogynie à part

Les Amis rendent sa niaque à Brassens

Rien qu’en le fredonnant, trois comédiens en verve mettent le copain d’abord. Qu’on se rende à l’évidence: l’époque boude Georges Brassens. On juge ses ritournelles pauvres sur le plan musical. Ses textes, surtout depuis le mouvement #MeToo, heurtent les féministes. On lui préfère les refrains graveleux de Gainsbourg ou les doucereux d’Yves Duteil. Bref, il y a une certaine audace à entreprendre en 2018 sa réhabilitation. Ce culot, méritoire, revient à Françoise Courvoisier, une artiste connue chez nous pour n’avoir pas froid aux yeux. Au Théâtre des Amis qu’elle a repris en début d’année, elle appose sans ambages sa signature visuelle à «Misogynie à part». Nappe Vichy, baguette, pinard et canapé de cuir rouge, la metteure en scène trimballe son style de la vieille ville à Carouge. Sa caution féminine, reconnaissable notamment à cette convivialité sans façon, devrait préserver le tour de chant qu’elle offre en cadeau de fin d’année du blâme pour phallocratie. Son savoir-faire, lui, va plus loin que cela. Il se déclare d’abord dans le choix des morceaux retenus pour le spectacle, qui se détourne des plus populaires «Amoureux des bancs publics», «Brave Margot» ou «Parapluie», pour mettre en relief, précisément, les moins politiquement corrects «Je me suis fait tout petit», «La complainte des filles de joie» ou «Fernande». Plus encore, l’intuition de la créative lui désigne les interprètes rêvés pour sortir le barde de la léthargie où il sommeille – et réactiver ses multiples jaillissements. Diversement pourvus en pilosité faciale, Roland Vouilloz, Philippe Mathey et François Nadin, accompagnés du guitariste argentin Narciso Saùl, reflètent chacun une facette de la virilité brassensienne. Le premier, syllabes syncopées et regards entendus, fait saillir le poète: «un baiser pour de bon, un baiser libertin, un baiser sur la bouche, enfin bref, un patin», détache-t-il. Le deuxième, désabusé, goguenard, esquisse le séducteur, jamais avare de provocations: «95 fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant», gouaille-t-il avec le renfort du public. Le troisième, lui, met sa mélodieuse émotion, aux accents parfois poignants, au service du romantique: «on pleure les lèvres absentes de toutes ces belles passantes». Avec leur instrumentiste, mais sans l’apport du moindre commentaire ni de la moindre trame narrative, ils font chatoyer la tête, la sève et le cœur du chansonnier – jusqu’aux acmés successives atteintes par «Jeanne», «La prière» ou «Les amours d’antan». Ils dessinent tant la complexité que la profondeur du rapport aux femmes de l’immortel gorille. Sous les applaudissements continus du public, ils lui administrent une belle dose d’aphrodisiaque! KATIA BERGER 30.11.2018 À propos d’Haldas Aufair

On rend visite à Haldas au bras d’Aufair 

Une grande figure de la scène va à la rencontre d’une grande figure de la littérature, toutes deux genevoises. La première, Maurice Aufair, retient les pages qu’elle préfère de la seconde, Georges Haldas, et en tire un spectacle sobrement intitulé “Haldas Aufair”. Dernière ce dimanche. 20-21.10.2018 (Mon dimanche à Genève) À propos de Vive la mariée!

On célèbre un mariage à Carouge

Françoise Courvoisier rassemble ses amis à l’occasion de “Vive la mariée!”, un tour de chant tantôt festif, tantôt mélancolique, qui voit Christine Vouilloz, Felipe Castro, Floryane Hornung et Moncef Genoud reprend Michel Jonasz, Claude Nougaro, Julien Clerc ou Joe Dassin, selon l’humeur. Attention, dernière ce dimanche! 29-30.10.2018 (Mon dimanche à Genève)

SCÈNES MAGAZINE

À propos de Trois ruptures

Trois ruptures

Du  8 au 26 janvier prochains, dans la petite salle intime du Théâtre des Amis, sera montée une création mise en scène par Nadim Ahmed qui se frotte au théâtre de Rémi De Vos et à la comédie vivifiante et grinçante Trois Ruptures. Un réalisme caustique et décalé qui vous emporte avec bonheur.  Charlotte Chabbey et Bastien Blanchard ont compris que les dialogues de Rémi De Vos sont percutants et incisifs, composés par un homme de théâtre total, comédien à son heure, et qui joue avec les mots comme d’une partition musicale. Monter De Vos c’est un peu comme porter au plateau une pièce de Feydeau, une mécanique miroir du vivant qui réclame précision et sensibilité, sens du rythme et équilibre visuel. Les deux comédiens vont incarner successivement les six personnages et rompre à trois reprises, sans temps morts. Les trois parties du texte sont donc jouées en continu, ce qui favorise la proximité du public dans la vie de ces couples et permet de glisser imperceptiblement du rire au drame. Lieu du combat La philosophie de l’auteur est simple: pourquoi se séparer en bonne et due forme, alors qu’une rupture déchirante est la meilleure manière de prouver à l’autre qu’il a tellement compté ? A chaque fois c’est la même chose, un détonateur provoque une réaction en chaîne. Une chienne, la rencontre d’un pompier, un enfant détesté. Trois couples donc, et trois ruptures interprétées par des pervers narcissiques qui poussent le bouchon un peu, beaucoup, à la folie… On l’aura compris le couple est le véritable lieu du combat, les affrontements verbaux se multiplient, dans une ambiance de violence circonscrite, de lutte des pouvoirs, de rapport de domination et de coups de griffés portés aux piliers de notre société, tels que la place de la femme, l’homosexualité ou toute-puissance de l’enfant. Le couple en crise est face à un tiers, considéré comme un rival amoureux, sexuels, adverse. Bref, une fable moderne, comme un concerto pour couples avec des indications musicales éloquentes en trois mouvements: allegro, moderato et furioso. Enfin, les trois couples partagent la même langue, des répliques courtes, une tonalité familière volontairement exacerbée au fur et à mesure que la pièce se déploie; mais le langage trahit aussi l’incompréhension. A vrai dire, la rupture délivre également les protagonistes de leur rancune passée et entretient ce paradoxe d’une ouverture possible vers autre chose, tout en se refermant comme un piège sur le couple. Une espèce de laboratoire du couple à l’épreuve d’une cruelle théâtralité mise en abîme. Corrosif et jouissif à la fois. Jérôme Zanetta 12.2019 À propos du Corps infini

Le Corps infini de René Zahnd dans une mise en scène de Françoise Courvoisier

Journaliste culturel puis directeur adjoint de René Gonzalez à Vidy-Lausanne et dramaturge, René Zahnd a écrit une quinzaine de pièces qui ont été publiées et jouées. Il est également l’auteur de biographies sur Mathias Langhoff, François Rochaix et, dernière en date, Benno Besson. Enfin, à la demande du directeur de l’opéra de Lausanne Éric Vigié, il a écrit le livret de Le Major Davel dont la musique est signée Christian Favre et qui se jouera au printemps 2020. Entretien avec l’auteur sur ses différentes activités. Le Corps infini est un beau titre ; comment s’est effectué ce choix ? Le titre d’une pièce est toujours un problème important mais pas toujours le fruit d’une stratégie ni d’une analyse. Il y entre une grande part d’intuition et de spontanéité, il importe surtout que cela fasse sens. Celui-ci résume l’expérience vécue dans un pays en guerre, dont la découverte de l’amour sans limite, comme en attestent les monologues poétiques adressés à Slimane. Il résume aussi la thématique de la relation de couple versus la relation dans le monde. Enfin, c’est le corps souffrant, immobilisé dans un lit d’hôpital qui contraste avec le corps de l’amour, de l’orgasme. D’où vous est venue l’inspiration de ce texte ? Je suis un grand lecteur de journaux, c’est donc parti d’un fait divers, une journaliste française blessée qui a été exfiltrée de Syrie et qui en tant qu’Occidentale, a bénéficié d’un soutien logistique, médical, politique. Mais ce retour au confort est problématique car le saut est irrationnel de la guerre horrible au show médiatique du rapatriement. Il y a d’un côté le retour à la vie ordinaire, de l’autre sa volonté de montrer ce qui se passe là-bas. Cet affrontement est amplifié par la présence aimante et inquiète du compagnon de la journaliste et par celle d’un couple d’amis qui fait entrer dans la chambre d’hôpital les problèmes de leur quotidien immédiat qu’ils ne parviennent pas à mettre de côté. Le monde irait-il mieux si nous allions mieux ? S’interrogent-ils. J’ajoute que la situation de conflit déclenche les choses mais qu’elle n’est pas le thème central. Elle oblige à une mise à nu des autres par réaction car face à l’horreur on ne peut tricher. C’est un thème qui n’est pas nouveau et que le cinéma américain a traité avec le retour des soldats du Vietnam, ou la littérature européenne pour évoquer les survivants de la première guerre mondiale. Et Brecht ne croyait-il pas en la transformation du monde par le théâtre ? La mise en scène est signée Françoise Courvoisier : y participez-vous ? Non, pas du tout, je n’ai jamais fait de mise en scène car je préfère rester à ma place d’auteur, mais j’apprends beaucoup des acteurs et metteurs en scène. Ma collaboration avec Françoise remonte aux années où elle dirigeait Le Poche et je lui avais alors fait lire mon texte. Il est essentiel de donner de la visibilité aux textes en les portant à la scène. LAURENCE TIÈCHE-CHAVIER 11.2019 À propos de la demi-saison septembre 2019- janvier 2020

1/2 saison 2019/2020

Françoise Courvoisier entame sa deuxième saison à la direction du sympathique et convivial petit théâtre – en terme de jauge mais non de qualité – de Carouge qui mêle spectacles de musique et de théâtre pour le plus grand plaisir du public. Scènes Magazine l’a rencontrée dans son antre pour évoquer sa demi-saison jusqu’en janvier 2020,  dont le fil rouge est qu’elle aborde des sujets plutôt graves avec humour, car la joie de vivre subsiste même dans les pires situations. Attention ! Les spectacles se jouent souvent peu de soirs… Après l’accueil de Cuckoo du Sud Coréen Jaha Koo dans le cadre de La Bâtie-Festival et la création de Est-ce que les fous jouent-ils ? du toujours si vivant bien que disparu Michel Viala, l’accueil de Perplexe de l’auteur contemporain allemand Marius von Mayenburg apportera fraîcheur et fantaisie. Un couple rentre après des vacances dans son appartement prêté à des amis et se retrouve dans la position d’étrangers car les amis se sont appropriés leur intérieur. Folie, non-sens et absurde mènent la danse, orchestrée par Georges Grbic. 30 octobre-3 novembre. Puis ce seront les Brèves carougeoises en reprise après le succès au Printemps Carougeois 2019. Il s’agit d’un emprunt aux Brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio et Jean-Michel Ribes, une adaptation très libre de Françoise Courvoisier qui en signe également la mise en scène. Soit une quinzaine de personnalités locales, treize non professionnels et deux professionnels, Pierre Maulini et Jef Saintmartin. C’est du quotidien drôle et tendre, surtout inspiré du film qui a donné lieu à une réécriture. 6-10 novembre. Autre reprise dont se réjouiront les amateurs de Brassens, Misogynie à part, avec les trois comédiens chanteurs Roland Vouilloz, Philippe Mathey et François Nadin, accompagnés par la guitare experte de Narciso Saùl. Egalement mis en scène par la directrice des lieux. 13-17 novembre. Un sujet plus grave avec Le Corps infini de René Zahnd, mis en scène par Françoise Courvoisier. Guerre de couples en écho au drame mondial dans le huis-clos d’une chambre d’hôpital, entrecoupée des merveilleuses pauses poétiques que s’offre la protagoniste qui ne sont rien d’autre que des envolées érotiques qui l’aident à atteindre la plénitude grâce à Slimane l’absent. Alexandra Tiedermann sera la rescapée en sursis d’une tragédie qui se passe loin de nous, dans un pays en guerre. 27 novembre – 15 décembre. En pendant à Misogynie à part qui fait chanter quatre hommes, Françoise Courvoisier a souhaité faire chanter quatre comédiennes et c’est Anne Sylvestre avec sa Sorcière comme les autres pour laquelle elle a eu un gros coup de coeur qui a fait naître le spectacle musical Faites-vous légers ! 18-31 décembre. Enfin, la demi-saison se terminera en janvier avec une création du Français Rémi De Vos, Trois Ruptures, avec deux tout jeunes comédiens sortis de l’école Serge Martin, dans une mise en scène de Nadim Ahmed. Ce sera une comédie grinçante sur le thème de la séparation de trois couples, joués successivement par les deux comédiens. Coproduction Les Amis – Le Chariot et Cie Sous Traitement. 8-26 janvier. Et la suite ? On croit savoir que de belles surprises attendent les spectateurs, dont un retour sur la scène qui en réjouira plus d’un… LAURENCE TIÈCHE-CHAVIER 10.2019 À propos d’Oldamir Alsmatoff

Oldamir Alsmatoff

Guy Foissy / Françoise Courvoisier Avec Charlotte Filou et Antoine Courvoisier Louis la Poisse cherche à trouver l’âme soeur mais à chaque fois qu’il donne rendez-vous à une femme ‘rencontrée’ par le biais d’un site, près de la statue d’Alsmatoff, une drôle de créature vient lui casser ses plans… Guy Foissy est un dramaturge français né en 1932 à Dakar. Enfant, il suit son père ingénieur en Afrique occidentale française dans ses différents postes (Mali, Dahomey, Sénégal). Ses premières pièces ont été montées en 1956 au Théâtre de la Huchette à Paris, puis en 1965 par la Compagnie Jean-Marie Serreau-André-Louis Périnetti. En 1972, Cœur à deuxest créée à la Comédie Française, et en 1976, une compagnie théâtrale japonaise dirigée par Masao Tani, décide de s’appeler Théâtre Guy Foissy, et de se consacrer exclusivement à son œuvre dramatique (une cinquantaine de comédies…) Guy Foissy a mené parallèlement une carrière de cadre de l’Action Culturelle en France et à l’étranger, et a également été administrateur du Théâtre de Bourgogne, directeur du CAC Mâcon, directeur du Centre culturel franco-italien de Gênes, et président de la Compagnie 73-Théâtre de Cannes. Une vie bien remplie donc, qui n’a cessé d’alimenter son écriture. La carrière définitivement internationale – il est traduit en pas moins de 15 langues – d’un homme aujourd’hui mal connu des jeunes générations, à re-découvrir toutes affaires cessantes. En effet, son écriture mêle absurde et non sense, humour, cruauté et ironie, et fait la photographie d’une époque loin d’être désuète, ou obsolète comme on dit aujourd’hui. Epoque des Ionesco, des Tardieu, des Queneau qui aimaient à jouer sur les mots, avec les mots, et à inscrire leurs intrigues dans un quotidien un poil décalé.   Entretien croisé avec les deux acteurs : Charlotte Filou et Antoine Courvoisier De quoi parle cette pièce, et en quoi vous parle-t-elle ? CF/AC : En deux mots : un homme attend une femme rencontrée sur la toile. Il ne la connaît pas, il ne sait pas son nom, mais son pseudo ‘social’. Il l’attend près d’une statue, nommée Alsmatoff. À chaque rencontre prévue, une femme vient l’embêter, contrarier ses plans. Il ne voit jamais son rendez-vous. CF : Les thèmes de la solitude, des rencontres difficiles, l’impossibilité de se parler, et le comique de la situation qui s’ensuit, me parlent. L’humour de Foissy est fin, souvent absurde. Il met en scène deux angoissés. Ici, la femme épie l’homme, le dérange et l’homme regrette d’être sorti. Quel âge ont les personnages que vous incarnez dans la pièce ? CF/AC : On ne sait pas exactement. Disons qu’ils ont notre âge… Nous vivons à l’ère du portable et des rencontres virtuelles ; nous avons transposé certaines situations pour rendre le texte plus directement accessible au public contemporain. La pièce se passe dans un huis-clos extérieur, si j’ose dire… CF/AC : Oui, dans un square, à côté de la fameuse statue ! Qu’est-ce qui vous plaît dans cette pièce ? AC : Un lieu, deux personnages. Cela permet de partir dans plusieurs directions, ce qui est dynamisant à jouer. Le charme de la pièce réside également dans certaines répliques assez énigmatiques. Oldamir Alsmatoff, on dirait une anagramme, ou un nom de personnage sorti de la Disparitionde Perec… CF : Oui ! Foissy a le sens du « non sens ». Son humour est singulier. Les personnages jouent à jouer, avec les situations comme avec le langage. Quel type de mise en scène a été privilégié ? CF/AC : Françoise Courvoisier a opté pour une mise en scène épurée, concentrée sur le texte et le jeu d’acteur. Aucune surenchère. ROSINE SCHAUTZ 02.2019 À propos de Mathilde 

Mathilde

Françoise Courvoisier, ancienne directrice du Théâtre de Poche à Genève (de 2003 à 2015), reprend les rênes du Théâtre des Amis à Carouge, sous le nom LES AMIS, musiquethéâtre. Le deuxième spectacle à y être présenté est la pièce Mathilde de Véronique Olmi, adaptée et jouée par Françoise Courvoisier, du 2 au 20 mai.  Véronique Olmi, comédienne puis romancière d’origine niçoise, livre avec Mathilde une pièce poignante sur une femme, auteure célèbre, qui rentre dans son ménage après avoir purgée une peine de trois mois de prison pour avoir couché avec un adolescent de 14 ans. Face à son mari inquisiteur, elle devra trouver les mots justes pour expliquer et faire comprendre un acte qui aujourd’hui semble absolument inacceptable, non sans humour et mordant. Son dernier roman, Bakhita, a par ailleurs été finaliste du Goncourt et lauréat du prix du roman Fnac 2017. Françoise Courvoisier, racontez-nous un peu ce nouveau projet “LES AMIS”. Je suis tout d’abord extrêmement reconnaissante envers Raoul Pastor, l’ancien directeur, de m’avoir permis de reprendre son Théâtre des Amis pour pouvoir réaliser mon projet. Ce n’est donc pas une réouverture au sens strict, mais bel et bien l’inauguration d’une nouvelle mouture, baptisée “LES AMIS musiquethéâtre”, qui eut lieu le 21 mars de cette année, avec Complètement Dutronc, qui a réuni une dizaine de comédiens qui reprenaient les chansons de Jaques Dutronc, manière de lier musique et théâtre de façon programmatique. Comme j’ai une expérience et un amour tant pour le théâtre que la musique, je souhaitais proposer un lieu à Genève où des artistes avec ce double talent bénéficieraient d’un public. Cette salle est donc dédiée à la musique et au théâtre, avec, en sus des représentations, des matinées classiques – pour faire découvrir ce monde parfois trop confirmé à public de n riche – et des nocturnes jazz. Comment en êtes-vous venue à adapter la pièce de Véronique Olmi? J’ai rencontré l’écriture de Véronique Olmi à Avignon en 1998, avec la création Chaos Debout. Ébranlée par ses textes dont la musicalité m’a tout de suite frappée – et qui explique donc en partie le choix de l’adapter dans le cadre de ce projet music-théâtral – j’ai par la suite dévoré tout ce qu’elle a produit. J’avais du reste programmé son bouleversant Bord de mer, histoire d’une Médée moderne, au Théâtre e Poche, qui avait eu un impact durable sur le public. Mathilde, publié aux éditions Acte de Sud en 2003, poursuit la thématique du couple et de la femme “tragique” propre à son auteure. Elle a par ailleurs déjà été mise en scène au Rond-Point par Didier Long et au Théâtre Le Public à Bruxelles par Michel Kacenelenbogen. Mais les spectateurs prenaient peut-être trop cite le parti du mari, et c’est pour cela que Christian Gregori et moi-même avons décidé de créer une mise en scène qui ne soit pas moralisatrice envers l’acte de la protagoniste, Mathilde. D’ailleurs, c’est vous-même qui jouez Mathilde. Tout- à-fait! Bien que j’ai été très tôt comédienne, je m’étais promis désormais de ne pas mettre en scène et jouer… mais j’ai été si touchée par la pièce, que j’ai décidé de faire exception. Cette pièce me tient à coeur car, dans notre époque rigoriste, elle est contestataire: parler de sexualité débordante des femmes est aussi une manière de s’extirper de ce sexisme sous-terrain qui réserve ce genre de libido taboue aux hommes. Véronique Olmi désamorce d’autant plus la situation par son écriture fine et drôle, ce qui lui permet, en dépit de la situation bien spécifique dont elle parle, de s’adresser à tout un chacun. Car c’est au fond l’histoire d’un pardon et d’un amour qui pardonne. ANTHONY BEKIROV 05.2018

LE TEMPS

À propos de Cuckoo

La Corée du Sud vous fait Cuckoo

Sobre, précis, haletant. Ce spectacle à La Bâtie qui raconte comment le pays asiatique est sous pression depuis le plan du FMI est une véritable claque. A voir au Théâtre des Amis, à Carouge, jusqu’à vendredi. On l’a écrit, cette Bâtie 2019 fait la part belle aux comédiens et aux performeurs – une palme au troublant Stéphane Gladyszewski et son Corps noir, au Théâtre du Loup, ou comment trouver un père dans la matière. A l’inverse de cette tendance, Cuckoo ne se distingue pas par ses prouesses d’acteur. Sur la scène des Amis, à Carouge, l’unique interprète, Jaha Koo, brille par son effacement constant. Mais quelle claque, ce spectacle! Cuckoo est une formidable leçon d’histoire récente qui raconte comment la Corée du Sud s’est fait étrangler par le FMI en 1997 en échange d’un plan de sauvetage. Une «humiliation nationale» restituée à travers trois autocuiseurs de riz de la marque Cuckoo, emblème domestique du pays. La charge est sobre, précise, haletante. Tout commence avec un jet de vapeur. Hana, le premier autocuiseur, rouge et muet, a rempli son humble office. Soit cuire du riz, socle nutritif de la Corée du Sud, nation exsangue et en feu depuis que ses dirigeants ont accepté le plan de redressement de Robert Rubin, secrétaire au Trésor américain, dans l’administration de Bill Clinton. L’idée du 21 novembre 1997? Eponger les dettes du pays en lui versant 55 millions de dollars et exiger en contrepartie d’en prendre les rênes de sorte à imposer une politique d’austérité. C’est en tout cas ce qu’expliquent les deux autocuiseurs blancs trônant sur la table, après s’être copieusement engueulés. Des autocuiseurs qui s’insultent? C’est que ces robots emblématiques pour leur servilité ont été trafiqués de sorte à penser, analyser, s’allumer, chanter, etc. Comme si, dans cette contrée où les citoyens sont niés, les machines étaient plus vivantes que les humains. Colère et riposte policière Pendant que les autocuiseurs dressent leur réquisitoire, des vidéos montrent la colère des Coréens, toutes générations confondues. Des manifestants qui descendent dans la rue et se font corriger sans ménagement. Revendications, affrontements, violence: l’idée discrète et feutrée que l’on se fait de la Corée vole en éclats face à ces poings levés, ces visages désespérés et les coups de bouclier des policiers. C’est rude et ça dure depuis vingt ans. Le temps d’une génération, justement. Jaha Koo a 34 ans et, aussi loin qu’il se souvienne, il n’a jamais «vu personne sourire en Corée». Aujourd’hui, il travaille comme musicien et performeur en Belgique, et dédie son spectacle à six de ses amis qui se sont suicidés. Chômage ou travail de somme, sept jours sur sept, pour un salaire indécent, vies familiales brisées, pression constante sur les jeunes épaules: Jaha Koo parle, détaille et c’est Emile Zola ou Victor Hugo qu’on entend. Avec, en plus, le froid glacial de la technologie. Au nom de Jerry L’artiste qualifie cette dépression d’«isolement sans aide», des mots qu’il dit en coréen. Sinon, il s’exprime en anglais, parfois relayé par les autocuiseurs qui clignotent et poussent la chansonnette. Le contraste entre la légèreté du style et la gravité du propos frappe. Jaha Koo parle surtout de Jerry, un ami danseur qui, devenu père, n’a pas résisté à la pression et a fait le grand saut. Un acte, le suicide, qui «se répète toutes les trente-sept minutes en Corée du Sud», assène l’auteur. A la fin, Jaha construit une tour avec du riz cuit. Un petit bonhomme, de riz aussi, est placé à son sommet. Sautera, sautera pas? On connaît déjà la fin du récit. MARIE-PIERRE GENECAND 03.09.2019  À propos de Mémoire de fille

Un mirage d’amour avec Annie Ernaux à Genève

La comédienne Caroline Gasser s’empare avec humilité de «Mémoire de fille», récit sec et poignant qui sonne juste au Théâtre des Amis à Carouge. Cet été-là, Annie Ernaux a cru vivre un grand amour, sourit l’actrice Caroline Gasser au Théâtre des Amis, à Carouge. Cet été-là, on parle de l’année 1958, le général de Gaulle revient aux affaires, Charly Gaul, ce feu follet du bitume, gagne le Tour de France, et la future écrivaine, 18 ans, croque la pomme de l’indépendance dans une colonie de vacances où elle est monitrice. Elle le pressent, elle l’espère, elle va y rencontrer le premier homme de sa vie, un certain H. Un goujat aux airs de Marlon Brando Il a 22 ans, il est moniteur, fiancé à une demoiselle dont il garde la photo près de son lit et Annie lui trouve un air de Marlon Brando. Il lui donne le vertige un soir où toute l’équipe s’enivre en musique. Il l’entreprend avec une brusquerie de brute, elle est chamboulée et bientôt amoureuse. A 18 ans, on n’est pas raisonnable, on est absolu. Annie l’est; H. s’en moque. Il la harponnera trois semaines après: une heure et demie dans les mauvais draps d’une virilité obtuse. Cette initiation au sexe qui tourne à l’humiliation a inspiré à Annie Ernaux Mémoire de fille(Gallimard/Folio), récit qui creuse son lecteur comme le ressac le rocher. Ce livre n’ouvre pas seulement une poche de honte, il examine et exalte le pouvoir d’élucidation de l’écriture. Il procède d’un double «je(u)»: sur le rivage du temps, Annie Ernaux repêche, un demi-siècle plus tard, l’Annie d’hier, rescapée des eaux d’une amnésie plus ou moins volontaire. L’art de l’effacement C’est dire s’il y a, dans ce dispositif, du théâtre et si Caroline Gasser a eu raison de tenter l’aventure. Parce qu’elle sublime les tourments qui lui sont propres en clarté, parce qu’elle sait s’effacer pour qu’une parole chemine en liberté, la comédienne genevoise excelle sous le ciel de cet été 1958. Elle avance, donc, dans la chambre obscure des leurres d’antan, précise comme le photographe d’autrefois au moment d’extraire son image du bain. Rien ne fait obstacle à cette opération de la pensée. Le metteur en scène José Lillo a voulu cette pureté d’énonciation: un pinceau de lumière plutôt qu’un décor. Alors oui, en ouverture, la fameuse chanson de Dalida, Mon histoire, c’est l’histoire d’un amour, ravit. Annie Ernaux la cite au début de sa traversée, parmi les reliques de ce mois de juillet fatidique. Ecrire sur soi, c’est affronter ses mélodies perdues. Caroline Gasser est au diapason, dans sa façon obstinée de fendre la nuit pour que cette déchirure ne soit plus lettre morte. ALEXANDRE DEMIDOFF 09.04.2019 À propos d’Oldamir Alsmatoff

Amours virtuelles, plaisir réel

A Carouge, un spectacle savoureux raconte le danger de la technologie dans les jeux amoureux.  On le répète sans cesse, Guy Foissy a choisi d’en faire une pièce. Alors qu’elle est censée nous rapprocher en facilitant les connexions, la technologie rate souvent sa cible en empêchant les vraies relations. C’est le cas dans Oldamir Alsmatoff, un duo malin et généreux à voir au Théâtre des Amis, à Genève, jusqu’au 3 février. La situation? Un dénommé Louis la Poisse multiplie les rendez-vous dans l’espoir de trouver la femme de sa vie et passe à côté de celle qui apparaît dans la réalité. Dans un texte qui rappelle Roland Dubillard pour son côté allumé, Charlotte Filou et Antoine Courvoisier composent un couple parfait sous la direction de Françoise Courvoisier. «Vous l’aurez voulu, vous l’aurez voulu! C’est vous qui l’aurez voulu! Parce que moi. Moi! Moi, je n’ai besoin de personne! Je n’ai besoin de parler à personne moi! J’ai un rendez-vous moi! J’ai rendez-vous avec une femme moi. Une femme-femme, vous voyez ce que je veux dire. J’ai rendez-vous avec la femme que j’aime. La femme-femme que j’aime-j’aime et avec qui j’ai rendez-vous. Elle va arriver. Elle va arriver parce que je l’aime et qu’en plus nous avons rendez-vous.» Langue musicale Antoine Courvoisier n’est pas seulement acteur, il est aussi musicien et chanteur. Il faut ces qualités pour interpréter une partition aussi rythmée que celle écrite par Guy Foissy. L’extrait ci-dessus témoigne de la langue cadencée de l’auteur français et le jeune comédien romand, formé chez Serge Martin, trouve parfaitement le ton agité de son personnage. Femme fatale En face de lui, Charlotte Filou joue sur plusieurs registres. Elle est «Elle», la femme en chair et en os qui apparaît à chaque rendez-vous au pied de la statue équestre d’Oldamir Alsmatoff et se moque de ce rêveur récidiviste qui, chaque fois, croit que la «Suédoise de 1 m 85» va arriver. Dans une première séquence, elle a le ton rentre-dedans et l’accoutrement d’une gamine insolente. Elle revient en fille fleur, dans une robe rouge à pois blancs, et sa voix se fait plus grave, plus tentante. Au final, elle apparaît en femme fatale, robe noire et boa, et signe la fin de ce jeu dangereux. C’est qu’il se pourrait bien que les faux rendez-vous soient de vrais défis imaginés par les amoureux… Le spectacle vaut pour la réflexion sur le danger des amours virtuelles. Il vaut surtout pour le duo savoureux que composent les deux comédiens, habiles à visiter la gamme des sentiments et des stratégies de séduction. MARIE-PIERRE GENECAND 31.01.2019 À propos de Mathilde

Sexe entre adultes et adolescents? Une pièce en débat

Dans “Mathilde”, mise en scène par Françoise Courvoisier à Carouge, un mari et une femme s’affrontent sur le droit au désir versus le choix de la raison. Un questionnement courageux en ces temps d’étau moral resserré. Un adulte qui couche avec un adolescent. Le sujet est, ces temps, particulièrement brulant. Dans “Mathilde” à découvrir à Genève au Théâtre des Amis, une écrivaine retrouve son mari après avoir été condamnée à 3 mois de prison à la suite d’une liaison avec un mineur. Dans cette relation, il n’était pas question d’amour, précise Véronique Olmi, l’auteure de cette pièce écrite en 2001, mais de désir et de plaisir. Une précision qui ajoute encore à la provocation. Françoise Courvoisier fait un choix courageux en montant ce texte aujourd’hui, alors que l’étau moral se resserre sérieusement, sinon dangereusement. (…) Un acte illégal, point “Le détournement de mineurs est un acte illégal, ce qui en a découlé est pure logique”, assène Pierre. “Mais puisque le désir n’est pas logique, comment peut-on logiquement enfermer quelqu’un pour son désir?”, questionne Mathilde qui résume ironique: “Chacun doit rester avec son double, sa moitié: vieillir ensemble et finir par se ressembler, confondre le mari et la femme avec le frère et la soeur… C’est plus sain?” “C’est dans l’ordre des choses”, répond le mari. “Je ne suis pas ordonnée”, conclut l’épouse rebelle. Ces extraits de ping-pong verbal que se livre le couple durant une nuit, raconte bien leur position antagonique. D’un côté, Pierre, gynécologue respectable et respecté jusqu’au scandale, prône le contrôle des pulsions par la raison et la vie tranquille, faite de petites attentions. De l’autre côté, Mathilde a soif de sensations, d’imprévus et de désir sans entrave. Elle dit: “La tendresse, c’est ce qu’on donne quand il n’y a plus rien et moi je veux tout.” Echange intéressant qui pose la question du poids de la responsabilité et des carcans parfois étroits qui sont garants de la stabilité de la collectivité. L’individu face à la société Un autre sujet divise le couple: Mathilde va-t-elle écrire le récit de cette transgression? Elle assure que non, lui pense que oui, car lance Pierre, “tu fais du style avec la douleur du monde”. Là, c’est la position de l’écrivain miroir qui est questionnée. L’écrivain qui, souvent, vit pour écrire ou en tout cas écrit ce qu’il vit… Véronique Olmi est brillante dans cette manière de tourner autour de ces sujets complexes qui opposent aspirations personnelles et impératifs de société. Face à face, donc, au Théâtre des Amis, Françoise Courvoisier et Christian Gregori. Le comédien genevois, une tronche et une allure, est un habitué de ces personnages cassés et désenchantés. Il prête à son Pierre une humanité plus blessée que bornée, même si le chagrin et l’orgueil le poussent parfois à des pics de mauvaise foi. On est émus de cette incompréhension de la situation, on le suit dans ses positions. Françoise Courvoisier, qui – incroyable! – continue à surprendre avec sa fraîcheur de jeune fille, son corps un peu bancal et ses élans juvéniles. C’est charmant, d’autant que Mathilde est décrite comme une femme-enfant toujours prête à s’envoler. (…) MARIE-PIERRE GENECAND 11.05.2018

LE COURRIER

À propos de Mémoire de fille

Nuit d’été refoulée

José Lillo signe la mise en scène fine, belle et simple de Mémoire de fille, comme un miroir subtil de l’écriture d’Annie Ernaux. Caroline Gasser fait revivre cette première expérience de la sexualité, au fil d’un monologue qui nous happe.  La comédienne Caroline Gasser tourne d’abord le dos au public, en fond de scène, dans la pénombre. Puis on entend la voix de Dalida chanter ” Histoire d’un amour”, l’histoire d’un amour “éternel et banal”. La chanson est sortie en 1958. Cet été-là, Annie Ernaux allait avoir 18 ans. Elle travaillait comme monitrice dans une colonie de l’Orme. Il a fallu à l’écrivaine française le temps de la maturité pour rouvrir les pans de sa jeunesse et de ses premiers rapports sexuels. Une histoire refoulée, associée à l’amour sans en être. C’était avec H, moniteur-chef à la carrure imposante un peu plus âgé qu’elle. Il était fiancé. Son récit Mémoire de fille (2016) revient sur cette première expérience physique, celle d’un corps qui s’abandonne au-delà de la raison, pour assouvir à tout prix une seule obsession, perdre sa virginité. Un corps magnétisé par cette première nuit avec un homme, entre inexpérience et absence de plaisir. Annie Ernaux convoquera Simone de Beauvoir pour dire que “la première pénétration est toujours un viol”. Caroline Gasser porte ce texte de manière limpide sur le plateau des Amis. Son ton légèrement grave, sans emphase ni jugement, restitue la distance imposée par l’écrivaine, finalement revenue sur ces instants marquants de l’adolescence, à la troisième personne du singulier. Au fil d’un long monologue qui nous happe, Caroline Gasser fait entendre tous les bruissements du corps d'”elle”, et les turpitudes de l’esprit, passant ensuite au “je”, une fois l’écrivaine réconciliée avec elle-même. José Lillo signe cette mise en scène fine, belle et simple, comme un miroir subtil de l’écriture d’Annie Ernaux. C’est à voir à Carouge, dans l’intimité du Théâtre des Amis, rebaptisé Théâtre des Amis musiquethéâtre par sa directrice Françoise Courvoisier. CÉCILE DALLATORRE 02.04.2019  À propos d’Haldas Aufair

Aufair joue Haldas

Boulevard des Philosophes, Chroniques de la rue Saint-Ours, La légende des cafés, etc. Autant de textes de Georges Haldas (1917-2010), dans lesquels Maurice Aufair, 84 ans, s’est plongé pour en extraire un matériau théâtral. Jusqu’à dimanche, il est à découvrir dans Haldas Aufair sur la scène du Théâtre des Amis, à Carouge, dirigé par Françoise Courvoisier. Le comédien genevois y rend hommage à l’écrivain, qu’il a bien connu. Egalement traducteur, essayiste et poète, Georges Haldas, né d’un père italo-grec et d’une mère suisse, passa la majeure partie de sa vie à Genève, où une plaque salue désormais sa mémoire au 7 boulevard des Philosophes. Auteur d’une oeuvre prolifique et récompensé par de nombreux prix, il avait l’art de faire récit du quotidien, et des petites gens, au détour d’un café, avec ses mots de poètes. CÉCILE DALLATORRE 16.10.2018 

LE PROGRAMME.CH

À propos de Est-ce que les fous jouent-ils?

Une demi-saison de folie

Les Amis musiquethéâtre ont lancé leur (demi-)saison. Une douzaine de propositions sont au programme, dont deux créations théâtrales. A voir jusqu’au 20 octobre, Est-ce que les fous jouent-ils? permet de découvrir et de redécouvrir Michel Viala, disparu en 2013. Incarnation genevoise du poète-anarchiste, le personnage est surtout un auteur très apprécié, que la directrice Françoise Courvoisier avait déjà programmé plusieurs fois, il y a quelques années au Poche. Ce n’est pas sans émotion qu’elle a invité Philippe Lüscher à mettre en scène une «histoire de fous» en guise de porte d’entrée pour les univers de Michel Viala. Autre création à la fin de l’automne, Le Corps infini, de René Zahnd, du 27 novembre au 15 décembre. Ce texte mettra en place le télescopage d’un conflit humain majeur et d’une crise de couple, dans le décor propre à l’humour grinçant d’une chambre d’hôpital. Pour en savoir plus, il faudra se déplacer aux Amis musiquethéâtre de Carouge. Et pour commencer, se laisser gagner par l’enthousiasme de Françoise Courvoisier. Michel Viala, disparu en 2013, a laissé une empreinte importante à Genève. Dans votre cas, comment l’avez-vous découvert? Je le voyais déjà lorsque j’étais jeune comédienne. Mais ce n’est que lorsque j’ai programmé ses pièces au Poche que j’ai appris à le connaître. Les gens l’adoraient, il avait un charisme extraordinaire qui touchait toutes les couches sociales, c’était un vrai bonheur. Je ne sais pas trop comment le dire autrement: les gens l’aimaient. Il était connu comme le loup blanc à Genève, un peu à l’instar de sa consoeur Grisélidis Réal, également peintre et écrivaine. Son alcoolisme, pleinement assumé, fait qu’il n’a pas pu être comédien très longtemps, mais quand on le revoit dans un film, il est toujours très juste. Quel regard portez-vous sur son écriture? De l’homme comme de l’artiste se dégage une puissant sentiment de liberté, il était libre dans l’instant présent, dans toutes circonstances. Et on retrouve toujours cette immédiateté dans ses pièces, qu’il fasse parler des fous ou des gens ordinaires. Il y a énormément de fantaisie. Et en même temps, tout est réel, tout est extraordinaire mais possible. Son histoire est-elle essentiellement genevoise? Il était fier que ses pièces soient montées jusqu’en Allemagne et en Russie. Mais c’est ici que son travail est le plus connu. François Rochaix l’a régulièrement monté au Théâtre de Carouge. J’ai en quelque sorte pris le relais au cours de mes années à la tête du Poche. Je considère ses pièces comme des porte-bonheur. Les comédiens les empoignent, c’est souvent drôle, mais il s’en dégage en même temps une grande mélancolie. Il disait avec générosité et humour la petitesse humaine, il aimait raconter les gens qui ont une vie difficile. Pourquoi avoir choisi Est-ce que les fous jouent-ils? Je l’ai proposée à Philippe Lüscher parce qu’elle n’avait pas été monté depuis Mathusalem. Il m’a tout de suite dit qu’il l’adorait. Il a une grande admiration de longue date pour Viala. Il avait brillamment monté Vacances au Poche. Cela s’est fait aussi simplement que ça… Encore que pour moi, ce texte a l’avantage de placer sept acteurs dans un même lieu. Je n’ai pas besoin de cacher que Les Amis musiquethéâtre ont peu de moyens. Et je préfère que l’argent parte pour les comédiens plutôt que, disons, pour les décors. Est-ce que les fous jouent-ils?, c’est aussi sept beaux rôles pour sept artistes chevronnés. En 2019, vous proposez une demi-douzaine de spectacles, dont une deuxième création, Le Corps infini, de René Zahnd, que vous mettrez vous-même en scène. Je connais René Zahnd depuis qu’il a travaillé à Vidy. Il m’avait présenté ce texte que je voulais déjà programmer lors de ma dernière année au Poche, mais j’avais eu les yeux plus grands que le ventre, et il a eu la gentillesse de m’attendre trois ans! J’aime beaucoup son écriture, qui a la particularité d’être à l’opposé de celle de Viala. Il est dans une dimension plus «littéraire», voire à certains moments, poétique. En même temps la situation est d’une telle force, qu’on entre sans problème dans les tensions des personnages. Comme Est-ce que les fous jouent-ils, Le Corps infini est un huis-clos. Mais à l’asile d’aliénés, René Zahnd «préfère» l’hôpital. Nous avons donc une journaliste, qui est hospitalisée après avoir été gravement blessée au cours d’un reportage sur une guerre civile. Son mari, une amie et un ami sont à son chevet. Les quatre sont très proches, complices depuis très longtemps. Et se superposent là, les interrogations que peuvent susciter un conflit majeur et une crise de couple. Zahnd a beaucoup d’humour, et on peut retrouver la violence et le sarcasme d’une Yasmina Reza, sauf que l’action ne se déroule pas dans un intérieur bourgeois, mais dans l’inconfort total d’une chambre d’hôpital. Je n’ai jamais vu ça au théâtre. La situation laisse la place à des conflits domestiques violents tout comme à des pulsions de vie et de tendresse. Dans les Amis musiquethéâtre, il y a musique. Nous avons un très joli programme de Matinées Classiques et de Nocturnes Jazz. Mais je suis aussi très fière de Mysoginie à part.Nous avons connu un énorme succès avec ce spectacle de chansons de Brassens, créé l’année dernière, qui a été repris avec bonheur à Sion et à Yverdon pour quelques représentations, et que nous allons rejouer en novembre prochain aux Amis. VINCENT BORCARD 08.10.2019  À propos de Probablement les Bahamas

Les dessous flous d’un bonheur tout simple 

Un couple de retraité se raconte à un ami. Tout va bien. Bon évidemment, il y a toujours des proches qui ont des soucis. Un cambriolage, un chien tué, la fausse couche de la belle-fille… Insensiblement, un autre «tout va bien» se dévoile. Mais pas vraiment, pas clairement, et sans rien céder au plaisir de faire bonne impression. C’est à ce vertige que convient l’auteur Martin Crimp, le metteur en scène Claude Vuillemin et les comédiennes et comédiens de Probablement Les Bahamas. Autour d’une table, Claude Vuillemin et la comédienne Anne Durand acceptent de revenir sur l’étrange étrangeté qui entoure Milly et Fred, leur famille, leur jeune fille au pair, et même ce très discret ami auquel ils se confient. Une embrouillamini à découvrir en clair aux AMIS musiquethéâtre de Carouge, jusqu’au 17 mars 2019. Le spectacle Probablement les Bahamas nous amène-t-il à nous intéresser à l’envers de la respectabilité ordinaire? (Claude Vuillemin) Sans doute, mais Milly et Franck ont aussi plus profondément envie de donner du sens à leur vie. Elle devrait être simple mais ils constatent qu’elle est compliquée, ce qui crée de l’angoisse – ce qu’ils essaient de cacher. Quel masque doivent-ils adopter pour que les autres les supportent, et déjà pour que eux-mêmes se supportent? Ils fabriquent cela constamment, cela les amène à dire blanc, puis noir peu après avec la même détermination. (Anne Durand) C’est un vieux couple qui se raconte à une connaissance, à un ami. Ils veulent faire bonne figure, se valoriser, donner l’impression qu’ils ont trouvé le bonheur. C’est très important de donner l’impression qu’on a réussi sa vie, c’est comme l’histoire de la Rolex qu’on a ou qu’on a pas à cinquante ans! Alors ils parlent, et, sous les yeux des spectateurs, tout se craquèle, sans qu’ils ne cessent d’essayer de faire bonne figure. Ils veulent donner l’image d’une vie tranquille à la campagne. Mais ne peuvent manquer d’évoquer des cambriolages, des drames familiaux, des actes de violence. Et même un fils qui a fait de bonnes affaires en Afrique du Sud… (Claude Vuillemin) Oui, le texte a été écrit à la fin des années 80, alors que l’Apartheid est encore en place. Et Milly évoque une maison et un grand terrain entouré de barbelés! (Anne Durand) Les éléments politiques sont intéressants. Mais ils n’offrent, pas plus que les autres, de clés définitives. Cette absence de réponses, le fait que tout reste toujours ouvert est d’ailleurs une des qualités majeures de ce texte – c’est assez beau. Typiquement, quand on commence à travailler on se dit qu’en étant préparé et attentif,  on comprendra tout à la seconde lecture. Mais ce n’est pas le cas! Bien sûr, on constate encore davantage que tel personnage est peu recommandable, qu’il s’est passé quelque chose de violent. Mais on ne sait pas exactement jusqu’où cela a été. Donc, on nous cache tout! (Claude Vuillemin) Dans notre travail de préparation, nous avons pourtant mené l’enquête! Ce couple est-il à l’aise financièrement, ou plus tellement? Ils disent qu’ils ont quitté la ville à cause du bruit des avions, mais est-ce vraiment pour cela? Et ces amis, étaient-ils à Ténérife, à Miami, ou au Bahamas? Rien, aucune certitude, même pour les détails! Il n’y a jamais de solutions, cela peut induire un peu de frustration. Mais ce n’est certainement pas à nous, metteur en scène et comédiens de donner des solutions. Il ne faut pas aller contre l’auteur et assumer au contraire cette voie déroutante et déstabilisante, qui fait que l’on a jamais de vérité. C’est au public de faire selon sa perception. Mais à quoi faut-il croire lorsque la réalité est fuyante, à quoi faut-il se rattraper, comment fabrique-t-on, alors, notre propre réalité? Les violences qui sont évoquées par les deux personnages, parfois frontalement, parfois de biais, apportent-elles une touche de fantastique? (Claude Vuillemin) Ce n’est pas mon impression, je trouve cela plutôt calme en comparaison avec ce que je lis chaque jour dans le journal: jeunes qui se battent avec des couteaux, agressions dans un train, à la sortie d’une boîte de nuit. Non, le texte est en dessous de la réalité. Est-ce que les lecteurs de l’auteur Martin Crimp vont se retrouver en terrain connu? (Claude Vuillemin) On retrouve une énigme qu’on va essayer de percer. Le doute, l’incertitude sont très présents dans plusieurs de ses premiers textes, je pense notamment à La campagne. Les deux personnages qui s’enferrent dans leurs explications appellent-t-ils à la comédie, à la farce? (Claude Vuillemin) Il y a certainement de l’humour, mais je parlerais plutôt de situations douloureusement risibles. Nous n’avons nullement pour objectif d’accabler ou de moquer Milly et Franck. Dans notre travail après nous être comporté en enquêteurs pour essayer de comprendre, nous sommes devenus des avocats, pour défendre les deux protagonistes. Si il y  a quelque chose de très anglais dans ce texte ou chez Crimp, c’est une forme de retenue, qu’on retrouve aussi chez Pinter: les personnages peuvent parler constamment sans faire d’éclats, sans que jamais une porte ne claque. Tout se passe à fleurets mouchetés. (Anne Durand) Le drame se dévoile insensiblement. Les deux personnages évoquent d’abord quelques soucis, comme si ils s’agissait de petites fausses notes. Puis il y a un crescendo extrêmement maîtrisé, et un retour au calme. Ils racontent tout cela à un mystérieux personnage. Un ami qui ne dit mot, et qu’ils vouvoient. Comment le considérez-vous? (Claude Vuillemin) Il est tentant de dire que c’est la mort. Car finalement, les deux protagonistes n’attendent plus vraiment personne d’autre! Mais comme l’auteur n’indique rien, cela devient un révélateur, un médiateur, qui les amène à se raconter, à s’expliquer, à se dévoiler. VINCENT BORCARD 01.03.2019 À propos du Blues de la Bourgeoise

Françoise Courvoisier chante le blues…

A la tête du Théâtre de Poche pendant douze ans, la comédienne et metteure en scène Françoise Courvoisier interprète ses propres textes depuis une petite dizaine d’années, accompagnée à la guitare par Narciso Saúl. Créé pour une seule représentation au Poche de Genève en 2010, le spectacle musical Le Blues de la bourgeoise s’est joué avec succès au Théâtre Le Public à Bruxelles en décembre 2012, puis à La Manufacture des Abbesses à Paris au printemps 2016, et se donnera pour cinq représentations aux AMIS musiquethéâtre de Carouge du 31 octobre au 4 novembre 2018.  Entre théâtre et musique, Françoise Courvoisier, qui a repris les rênes du Théâtre des Amis en mars dernier, déroule un tour de chant fait d’histoires chargées de tendresse, de désir, et d’une bonne dose d’autodérision. Quelle place tient la musique dans votre vie? Mon rapport à la musique remonte à la prime enfance puisque mon père était violoncelliste et que la musique faisait partie de mon quotidien. Nous jouions tous d’un instrument dans la famille, pour moi c’était le piano. Notre grand-mère nous a donné nos premiers cours puis nous sommes tous allés au conservatoire, cela allait de soi. La musique est passée au second plan quand j’ai commencé à faire du théâtre professionnellement. Vous écrivez des chansons pour d’autres depuis des années, qu’est-ce qui vous a amenée à vouloir les chanter en 2010? J’ai commencé à écrire des chansons au hasard des rencontres, et lorsque j’ai débuté la mise en scène, j’ai créé plusieurs spectacles musicaux. Notamment pour Bérangère Mastrangelo et pour Philippe Mathey. J’ai eu envie de les interpréter lorsque j’ai réalisé qu’elles avaient des résonances profondes en moi. Le Blues de la bourgeoise contient des chansons que j’ai écrites au fil de ces vingt dernières années. Les plus récentes datent d’il y a deux ans. Elles ont été mises en musique par le guitariste argentin Narciso Saúl, mon partenaire sur scène, qui signe également les arrangements des chansons précédentes composées par Pierre Vincent, Arthur Besson, Lee Maddeford et aussi Marco Sierro. Qui est cette bourgeoise? Dans quel univers nous emmène-t-elle? Le Blues de la bourgeoise, c’est le titre d’une chanson, la première que j’ai eu envie de chanter, c’est peut-être pour ça que je l’ai choisie comme intitulé de ce tour de chant. Cette bourgeoise, c’est vous, c’est moi. Car même si on se veut bohème ou artiste, comparés à des gens du voyage ou des migrants par exemple, on est forcé de se rendre à l’évidence: nous sommes des bourgeois!Mais le spectacle ne parle pas que de ça, chaque chanson vous emmène vers un ailleurs. Je raconte des histoires intimes qui tournent autour des questions existentielles que nous partageons, comme l’amour, la mort ou le désir. Et pour moi la mort et le désir sont extrêmement rapprochés, puisque tout désir qui touche à sa fin nous entraîne inévitablement vers une sorte de “petite mort”. Vos chansons sont-elles tout ou partie autobiographiques? Cette femme n’est pas un personnage, je suis une porteuse de chansons. Ces histoires sont fictives, mais on peut dire qu’il y a une part autobiographique effectivement. Le déclic d’une chanson, c’est aussi parfois une histoire qui arrive à quelqu’un d’autre et que vous traduisez en chanson parce qu’elle vous touche. Une chanson, c’est un moment de vie. Au cœur du spectacle, un texte d’Henri Michaux intitulé Clown. J’adore ce texte depuis toujours, il me donne de l’énergie. J’avais abordé l’auteur il y a quelques années et ce texte me reste comme une ancre. Il dit qu’à partir du moment où on assume le fait de n’être qu’un grain de poussière, on se sent libre et tous les possibles sont là. Ce texte exhorte à ne pas avoir peur du regard des autres, du jugement. Et l’autodérision, symbolisée par le clown qui veut bien faire rire de lui-même, est la forme d’humour qui amène la légèreté que je recherche. J’essaie de ne pas me prendre au sérieux parce la prétention m’exaspère. Je ne parle pas de l’ambition, qui pousse à se dépasser, mais de l’autosuffisance. Un spectacle empreint de nostalgie également quand on lit dans la chanson Rouge vermillon aubergine: «Un jour on se dit que c’est fini. Que le dernier train est parti. Face au miroir on jauge les restes.» Oui et non, parce que la chanson se poursuit ainsi: «Et puis voilà, qu’elle ou qu’il – car je le chante une fois pour les femmes et une fois pour les hommes – se rapplique la bouche en cœur et l’œil qui brille, un petit coup de rein et c’est reparti. C’est fou ce qu’elle est jolie la vie.» Vivre c’est des éternels recommencements aussi. Je connais des personnes qui sont tombées amoureuses à soixante-cinq ans. En somme, tant qu’on n’est pas mort, tous les espoirs sont permis! ALEXANDRA BUDDE 26.10.2018 À propos de l’ouverture de LES AMIS, musiquethéâtre

A Carouge, musique et théâtre se conjuguent aux AMIS, Musiquethéâtre

Entre théâtre et musique, pourquoi choisir? Françoise Courvoisier lutte contre les étiquettes et propose une saison entre théâtre de texte, spectacles musicaux, soirées jazz et matinées classiques. A la tête du Théâtre de Poche pendant douze ans, Françoise Courvoisier a repris en mars dernier les rênes du Théâtre des Amis, fondé il y a une vingtaine d’années par Raoul Pastor. En ce début de saison, celle qui aime mélanger les genres comme les générations offrira notamment deux créations autour des grands noms de la chanson française: Vive la mariée! en septembre et Misogynie à part en décembre.  Et si, pour des histoires de calendrier, la première partie de saison sera plus orientée vers les spectacles musicaux, le théâtre aura la part belle en seconde partie avec, entre autres, le jeune Antoine Courvoisier pour une comédie avec Charlotte Filou, Christian Grégori pour un solo de théâtre, Claude Vuillemin pour la mise en scène d’une pièce anglaise très caustique de Martin Crimp, ou encore José Lillo pour une adaptation de Mémoire de fille d’Annie Ernaux avec la comédienne Caroline Gasser dans le rôle-titre. Parlez-nous de ce lieu magique dans lequel vous vous trouvez. J’ai assisté aux débuts du Théâtre des Amis, alors qu’il se situait à l’étage d’un petit café, rue Ancienne à Carouge: le Café des Amis. Quelques années plus tard, Raoul Pastor déménageait Le Théâtre des Amis Place du Temple, là où il se situe encore aujourd’hui. Cette petite scène de 80 places permet un rapport d’intimité entre la scène et la salle, les acteurs et les spectateurs. Les gens adorent ça! Le Théâtre des Amis a très vite connu un grand succès, grâce aussi à la fougue et au talent de son directeur. En le rebaptisant LES AMIS musiquethéâtre en mars dernier lorsque vous avez repris le flambeau, vous avez choisi de marquer le lien qui unit ces arts. J’ai des affinités avec le théâtre mais aussi avec la chanson, la musique classique et le jazz. A l’image de la saison dernière où un concert entièrement consacré à Prokofiev côtoyait le spectacle Complètement Dutronc, je souhaite décliner musique et théâtre sous toutes leurs formes. En quelque sorte, vous retournez à vos premières amours, quand en 1997 vous fondiez le Théâtre La Grenade, dans l’ancienne SIP de Plainpalais. C’est vrai que je retrouve aux Amis un peu de cet esprit de liberté et d’ouverture qui soufflait à l’époque dans les murs de La Grenade, qui a su inspirer de nombreux metteurs en scène. A la différence de La Grenade, le Théâtre des Amis a déjà vingt ans d’âge! Ce qui signifie un public fidèle, des moyens techniques professionnels, etc. Alors que La Grenade était un espace vide et vétuste… Mais je crois que c’est en faisant ce qui nous plait le plus, en programmant des spectacles qu’on peut défendre, qu’on arrive le mieux à convaincre le public. Plusieurs spectacles musicaux composent ce début de saison, à commencer par Vive la mariée! qui réunira dès le 12 septembre Christine Vouilloz, Felipe Castro, Floryane Hornung (voix) et Moncef Genoud (piano).le 12 septembre Christine Vouilloz, Felipe Castro, Floryane Hornung (voix) et Moncef Genoud (piano). Depuis Complètement Dutronc présenté en fin de saison dernière, j’avais vraiment envie de mettre en avant Christine Vouilloz, une superbe comédienne qui chante merveilleusement bien. Sa voix et sa personnalité ont été ma stimulation de base pour créer le synopsis du spectacle qui réunit les chansons de différents compositeurs-interprètes autour d’un mariage à la campagne. Lors d’une noce, les mariés se retirent parfois au fond du jardin pour se dire leur amour, tandis que d’autres invités se sentent un peu seuls, parce qu’ils viennent d’être quittés, ou parce que les enfants sont partis, ou encore parce que ce bonheur naissant donne un coup de vieux à leur propre couple… L’art de procurer une émotion à travers une chanson reste très mystérieux, et ne repose pas toujours sur une équation définie, or ça me plaisait de confronter dans ce spectacle des chansons dites à textes, de grands paroliers respectés comme Michel Jonasz, à des chansons beaucoup plus populaires comme celles par exemple de Joe Dassin. Dans la jeune génération, on a retenu Stromae, dont le texte est elliptique mais néanmoins profond. Pensez-vous que les talents vocaux des comédiens sont sous-exploités en général? J’aime beaucoup les «comédiens qui chantent». Ils s’attachent surtout à incarner les mots, penser ce qu’ils chantent… Ce n’est pas mieux que les «vrais chanteurs», c’est autre chose. Cela a du charme en tous cas. Début octobre, vous recevrez le grand acteur Maurice Aufair pour un projet théâtral unique autour des textes de Georges Haldas, Prix Édouard-Rod 2004 pour l’ensemble de son œuvre. Maurice Aufair a bien connu Georges Haldas – et le Théâtre des Amis également par ailleurs –, alors quand il m’a proposé ce projet, j’ai trouvé l’idée géniale. D’autant qu’on a rarement eu le plaisir d’apprécier les mots de Georges Haldas sur scène. Dans Haldas Aufair, le comédien reprendra les plus savoureux récits de l’auteur, tirés notamment de Boulevard des Philosophes et Chronique de la Rue Saint-Ours. Et pour les mélomanes, la saison réserve dix nocturnes jazz et dix matinées classiques où le public découvrira de nombreux artistes régionaux. J’ai surtout choisi de programmer des artistes qui ont du talent, jeunes et moins jeunes, connus et moins connus, dans un cadre qui est celui de la scénographie de la pièce en cours. J’aime détourner les formes artistiques et cela ajoute une dimension qui facilite l’appréhension que peut avoir un public qui n’a pas l’habitude de se rendre à des concerts classiques. Ainsi la première «matinée classique» recevra cet immense concertiste qu’est Jean-François Antonioli pour Les dernières œuvres pour piano de Chopin – les plus sublimes! – le dimanche 23 septembre à 11h00, sur l’herbe tendre du décor de Vive la mariée! La nocturne jazz du 11 octobre verra se produire Nicolas Lambert (chant et guitare) et Emilie Bugnion (saxophone ténor et contrebasse) dans la scénographie de Haldas Aufair. Et pour mieux confronter les arts et prolonger les soirées, les concerts de jazz auront lieu après le spectacle, le jeudi à 21h00. Pour la première nocturne du jeudi 20 septembre, nous entendrons Moncef Genoud et Ernie Odoom. Un mot sur la formule originale d’abonnement que vous proposez? C’est une formule souple que j’ai lancée spontanément dès le début de mon mandat le 21 mars, pour répondre rapidement aux demandes d’abonnement. C’est un Pass, accessible à tout moment de la saison et valable pour dix événements pendant toute une année, qu’il s’agisse de musique ou de théâtre. ALEXANDRA BUDDE 29.08.2018

LA PÉPINIÈRE

À propos de Séance & de La Remplaçante

Un retour au théâtre plein de tendresse

Après cette longue période loin des planches, l’émotion était palpable aux Amis musiquethéâtre, pour ce retour sur scène. Quel meilleur choix qu’un hommage à Michel Viala, avec Séance et La Remplaçante, pour marquer cette reprise ? C’est d’abord l’émotion qui a primé, pour ce premier spectacle de la saison 2020-2021. Revenir au théâtre après ces mois d’attente… quel plaisir ! En arrivant sur place, on se sent bien. Il y a d’abord l’ambiance du lieu, cosy et empli de tant de souvenirs. Il y a ensuite l’accueil, toujours aussi chaleureux, de Françoise Courvoisier, directrice et metteuse en scène du spectacle. Il y a enfin le spectacle, à proprement parler, qu’on attend avec impatience. Tous les ingrédients sont réunis pour passer une soirée ! Sur les planches, on nous propose un diptyque de Michel Viala, avec Séance, suivi de La Remplaçante. Tout commence dans l’arrière-salle d’un restaurant. M. Schmidt, interprété par le charismatique Maurice Aufair, lit le procès-verbal de l’Assemblée générale des Joyeux contemporains. Seul à la table, il semble être le dernier survivant du groupe. Régulièrement interrompu par une serveuse peu aimable (Charlotte Filou), il effectue son travail avec beaucoup de sérieux. Non sans l’entrecouper de quelques souvenirs et autres traits d’humour sur l’absence de ses camarades… S’en suit une rencontre improbable entre une sommelière (Charlotte Filou) et un chauffeur-routier (Antoine Courvoisier) qui ne se connaissent pas, dans la chambre de la première. Bien vite, chacun se dévoile à l’autre et l’on comprend que leurs histoires amoureuses ont été des échecs successifs. Trop naïfs ou trop amoureux ? À chacun d’en juger… De la tendresse avant tout Ce qui marque d’abord avec la plume de Michel Viala, c’est la tendresse qui s’en dégage. Loin de faire une caricature grotesque de personnages pourtant typés, il les rend profondément humains, agrémentant chaque rôle de la touche d’humour adéquate. Il y a d’abord cet homme, âgé et seul, dont tous les amis et l’épouse sont visiblement décédés. Loin de perdre la tête, il se remémore avec nostalgie les souvenirs des sorties annuelles, les discussions avec sa femme. Il joue même avec les codes du théâtre, en s’adressant aux absents comme, comme s’ils étaient là, se moquant de leurs traits de caractères, de l’ancien militaire trop strict au tire-au-flanc présent dans toute association. Séance se présente ainsi comme une jolie métaphore de la solitude que l’on peut éprouver, une fois un certain âge arrivé, et alors que nos proches ne sont plus là. C’est aussi un message d’espoir, cet homme continuant à rire, alors qu’il a presque tout perdu – c’est d’ailleurs la dernière fois qu’il pourra venir dans cette salle, la patronne ne voulant plus la lui prêter. C’est enfin une belle leçon de partage et de générosité. Que faire de tout l’argent qui reste sur le compte de l’association (plus de CHF 26’000.-) ? Quand, touchée par l’attitude du vieillard, la serveuse commence à se confier et à lui déballer les problèmes liés à son divorce, M. Schmidt y voit une opportunité de faire quelque chose de cette somme. Même seul, et malgré l’attitude désagréable de son homologue il continue de penser aux autres… Cette tendresse et cet humour se retrouvent dans La Remplaçante. Alors que le chauffeur-routier débarque dans la chambre de sa fiancée, il est surpris d’apprendre que cette dernière est partie dans la journée, emportant toutes ses affaires et les CHF 2000.- qu’il lui avait prêtés pour l’achat de l’argenterie. D’ordinaire réservé, mais marqué par ce qui lui arrive – c’est la deuxième fois ! – il se confie à la sommelière qui occupe désormais la chambre. Racontant son histoire, il paraît d’abord naïf. Pourtant, plus la conversation avance, plus un sentiment de confiance se dégage de cet homme. Il croit en la beauté du monde et de la nature humaine. Elle, qui dévoile moins de détails sur ses histoires, n’est pas en reste. Avec un enthousiasme non-dissimulé, elle tente de redonner espoir à son homologue, en lui montrant qu’il n’est pas seul à avoir vécu de telles difficultés (elle aussi a été quittée, par un peintre, dans des circonstances similaires). Si la vision peut sembler quelque peu angélique, on ne tombe pas dans les clichés, et on finit par éprouver de l’empathie pour ces sympathiques personnages. Quant à savoir si la relation – plutôt ambiguë – entre eux évoluera, la pièce ne le dit pas. L’important est ailleurs : deux âmes esseulées et brisées se rapprochent, se confient l’une à l’autre, se redonnant le sourire et l’espoir avec. C’est ce que je retiens de La remplaçante. De l’émotion surtout À la fin de ce diptyque, l’image qui me reste en tête est la tendresse dans les yeux de Charlotte Filou, alors que Maurice Aufair sort de scène, M. Schmidt faisant ses adieux à la pièce. Je n’oublierai pas l’émotion dans leurs regards au moment des saluts, mélange entre celle des fantastiques textes de Michel Viala et celle du retour sur la scène, après ces temps difficiles. Le théâtre est là pour procurer des émotions, et croyez-moi, elle est au rendez-vous, chez tous ceux autour de qui gravite ce spectacle. Merci pour cela. FABIEN IMHOF 07-08.2020

À propos de la demi-saison Crise oblige, les théâtres et autres acteurs culturels ne savent pas vraiment de quoi l’avenir sera fait. Depuis les dernières annonces, Les Amis musiquethéâtre respire, et propose de découvrir son programme d’août à décembre. Petit tour d’horizon. Françoise Courvoisier, directrice, le dit, s’adressant aux spectateurs : « Voilà plus de deux mois que le théâtre est vide… Plus que jamais nous avons pu mesurer que notre art perdait son sens sans vous, sans votre présence, votre regard et votre écoute, ainsi que nos échanges à l’issue des spectacles. Oui, vous nous avez sacrément manqués… » Rassurez-vous, dès le mois d’août, et avec quelques aménagements, Les Amis sont prêts à vous accueillir pour une première partie de saison… en musique ! Un menu musical Six spectacles seront au programme durant cette première partie de saison. Du 5 au 23 août, c’est un diptyque de Michel Viala, entre création et reprise, que proposent Charlotte Filou, Maurice Aufair et Antoine Courvoisier. Avec La remplaçante, découvrez l’improbable rencontre entre un routier et… une sommelière ! Dans un second temps, et ce 36 ans après la première au Théâtre de Carouge, Maurice Aufair reprend l’incontournable Séance. Des moments d’humour et de tendresse, deux valeurs dont nous aurons bien besoin pour ce retour au théâtre ! Du 4 au 8 septembre, le Japon sera à l’honneur, avec l’accueil de Goodbye, de Michikazu Metsune. Dans le cadre de La Bâtie Festival, le performeur nippon s’intéresse à des lettres d’adieu, écrites par et pour différentes personnes. Suivra un hommage au showman parisien, Michou, avec un spectacle intitulé sobrement Chez Michou. Retour sur la naissance du célèbre cabaret, avec un mélange de personnalités hétéroclites qui sont allées au bout de leur rêve. À voir du 30 septembre au 18 octobre. Le mois de novembre sera quant à lui consacré à la vie conjugale, avec Une laborieuse entreprise, d’Hanokh Levin. Françoise Courvoisier retrouvera pour l’occasion Christian Gregori, dans une scène de ménage qui durera toute la nuit. L’arrivée impromptue du voisin (Julien Tsongas) apportera une dimension grotesque à ce spectacle qui fera rire, à n’en pas douter ! Deux spectacles, enfin, seront à l’affiche durant le mois de décembre. À commencer par Léo, un spectacle poétique consacré à Léo Ferré. Entre révolte et amour, cette création reviendra sur les diverses influences du chanteur. Dès le 18 décembre, c’est la musique d’Anne Sylvestre que vous aurez l’honneur d’écouter, grâce à Faites-vous légers !, porté par quatre comédiennes-chanteuses, dans un répertoire à la fois malicieux et tendre, empreint parfois d’une petite touche de colère. Sans oublier les autres événements En marge des spectacles, des matinées de concert seront régulièrement proposées, comme la saison dernière, aux spectacles des Amis. Le dimanche 23 août, dès 11h, le Théâtre accueillera ainsi le ténor Gabriel Courvoisier et le pianiste Nicolas Le Roy, qui interpréteront des œuvres de Robert Schumann. La suite du programme sera prochainement en ligne. Vous n’êtes pas du matin ? Aucun problème, Les Amis pensent aussi à vous ! Des « Nocturnes » vous seront également proposées. Le 20 août d’abord, dès 21h, Véronique Pestel présentera ses compositions de chanson française. Le 8 octobre, à 21h toujours, la magie et le jazz seront à l’honneur, grâce au jeune Noé 4, accompagné au piano par Evaristo Perez. Les autres « Nocturnes » seront à découvrir tout prochainement. Une demi-saison axée autour de la musique donc, mais pas uniquement. Comme à son habitude, ce lieu chaleureux accueillera toutes sortes d’artistes, pour combler un public qui reviendra nombreux, on en est certain ! FABIEN IMHOF 26.06.2020   À propos de Oh les beaux jours

L’enlissement avant la mort

Sur les planches des Amis musiquethéâtre, Anne Durand était enlisée, littéralement. Elle interprétait Winnie, le personnage de la pièce Oh les beaux jours, de Samuel Beckett, dans une mise en scène de Claude Vuillemin. La scène des Amis musiquethéâtre a laissé sa place à un énorme monticule de sable. Au milieu de celui-ci, dans un « mamelon de terre » (ainsi qu’il est nommé par l’auteur), trône Winnie, dont seule la moitié du corps dépasse. Une sonnerie retentit. Elle se réveille, puis fait sa toilette, avant d’occuper sa journée comme elle peut. Elle sort des objets de son sac, commente ce qu’ils lui évoquent, dialogue avec Willie, quand ce dernier se décide à sortir de son trou… Dans ce qui semble être sa routine depuis bien longtemps, elle est l’incarnation même du positivisme, au sein d’un univers qui ne prête pas à l’optimisme. Dans le second acte, seule sa tête dépasse du trou. Une avancée inéluctable vers la mort, semble-t-il… Une performance complète Car c’est d’abord de cela qu’il s’agit : une performance d’actrice. Anne Durand détient les clés de ce presque monologue,. Le texte parvient par bribes, les phrases sont incomplètes, à de rares exceptions, comme quand elle s’adresse à Willie. On a le sentiment d’assister au déroulement d’un fil de pensée, comme une sorte de poème sur le monde. D’une certaine façon, elle exprime tout ce qui lui passe par la tête, sans forcément de rapport entre une phrase et l’autre. Elle peut ainsi parler de sa routine quotidienne, puis passer aux souvenirs des gens qui l’ont regardée en passant, avant de rappeler à Willie qu’il doit, de temps en temps, sortir de son trou. Le tout peut paraître décousu, et ici réside l’incroyable difficulté de ce texte dont Anne Durand s’empare avec brio. Pourtant, à bien y réfléchir, les mots sont conduits par une grande cohérence : ils racontent le quotidien et le ressenti de Winnie, qui vit une existence qui pourait être celle de n’importe qui. Et, alors qu’elle est coincée dans son trou, elle parvient à amener du dynamisme à la scène, bien que sa tête soit seule à sortir. Par un habile jeu de regards, Anne Durand semble bouger encore et encore, même lorsque la fin s’approche. Une performance vraiment complète… La symbolique de l’enlisement Ce quotidien, disais-je, pourrait-être vécu par n’importe qui. Et c’est bien là que réside la force du texte de Beckett. Comme toujours, il reste assez mystérieux sur le sens profond de ce qu’il écrit. On comprend toutefois que l’enlisement est le point central de cette pièce qui, bien qu’écrite il y a une cinquantaine d’années, n’a jamais été aussi actuelle. Le spectacle pourrait, ainsi, représenter la société sédentaire qui, même si elle est toujours en mouvement, ne va jamais très loin pour éviter de sortir de sa zone de confort. La pièce pourrait également représenter la routine dans laquelle beaucoup d’entre nous s’enferment, une routine qui se fait de plus en plus présente à l’approche de la mort, avec son côté rassurant. Pas étonnant dès lors que Winnie s’enlise de plus en plus en voyant la fin arriver… Pour autant, Oh les beaux jours n’est pas une pièce triste, loin de là. Le titre, que Winnie évoque à plusieurs reprises (surtout en fin de journée), prête déjà à l’optimisme et rappelle que, même quand la mort est proche, de belles choses demeurent à vivre et à se souvenir. Winnie incarne ainsi l’optimisme, elle qui répète inlassablement « Oh le beau jour que ça a été. » Elle parvient encore à s’émerveiller du moindre changement, d’une pierre qu’elle n’aurait pas vue auparavant. Elle rappelle à tous que la beauté est partout et qu’il ne tient qu’à nous de la voir et de l’apprécier. La présence de Willie apporte également un vent d’air frais bienvenu : en intervenant pour commenter les brèves qu’il lit dans son journal, il court-circuite le débit de paroles de Winnie, pour la ramener dans la réalité. Bien qu’il ne sorte pas souvent de son trou, il fera l’effort de se rapprocher de sa femme avant la fin, pour qu’elle le voie une dernière fois. Oh les beaux jours, c’est enfin une pièce qui parle du temps qui passe et dont il faut profiter chaque jour. Ce temps qui défile est symbolisé par un habile jeu de lumières, qu’on voit sans s’en rendre compte : du zénith de midi, on avance petit à petit vers le soir, avec une lumière qui se veut de plus en plus tamisée, se recentrant toujours plus sur le visage de Winnie. Une façon de nous rappeler que c’est elle qui importe. Et symboliquement suggérer le fait qu’il faut suivre sa philosophie et rester optimiste, même si le temps file. Un joli moment de poésie que nous offrent Beckett, Claude Vuillemin, Anne Durand et Les Amis musiquethéâtre. Merci pour cela. FABIEN IMHOF 09.03.2020   À propos de Trois ruptures

Les relations amoureuses en question

Trois Ruptures. C’est le titre d’une pièce de Rémi de Vos, mise en scène actuellement par Nadim Ahmed aux Amis – musiquethéâtre, avec Charlotte Chabbey et Bastien Blanchard. Trois histoires un peu extrêmes, mais si drôles, qui questionnent l’amour. À voir jusqu’au 26 janvier. À travers trois courtes histoires, Rémi De Vos propose Trois ruptures, trois façons d’envisager les relations amoureuses, dans des situations qui, bien que poussées à leur paroxysme, existent au quotidien. Dans la première, après un succulent dîner qu’elle a mis deux jours à préparer, la femme annonce à l’homme qu’elle le quitte, ne pouvant plus les supporter, lui et sa chienne Diva. S’ensuit une séquestration de la part de l’homme… Deuxième histoire : un pompier vient s’immiscer dans le couple. L’homme l’a rencontré à la salle de sport, et a été immédiatement attiré. Après quelques mois à entretenir ses deux relations, ses deux amours décident de le quitter. Pour ne pas tout perdre, lui aussi la séquestre et la ligote… Enfin, dans la troisième histoire, c’est l’enfant ingérable qui pousse le couple à se séparer, pour pouvoir encore s’aimer. Une comédie caricaturale Comme souvent chez Rémi De Vos, le comique vient du tragique. Les situations présentées sont tout sauf drôles, de prime abord. Pourtant, avec l’humour incisif qui est le sien – porté magnifiquement par deux excellents comédiens – il parvient à amener une fulgurance comique bienvenue. Pourquoi se quitte-t-on ? On pourrait résumer le propos de la pièce par cette simple question. Les relations humaines sont compliquées, on le sait. À travers ces histoires un peu grotesques, il faut le reconnaître, l’auteur appuie pourtant là où il faut. Il évoque ainsi trois raisons de rupture que n’importe quel couple pourrait vivre. Il y a d’abord l’entourage, qu’on ne peut plus supporter. La chienne Diva, que l’homme fait passer avant tout le reste, pourrait représenter n’importe quel membre de la famille ou ami. Difficile parfois d’entretenir toutes ses relations… C’est ensuite l’adultère qui est évoquéMais Rémi De Vos en prend le contrepied, en faisant assumer pleinement à l’homme cette tromperie – est-ce dès lors un véritable adultère ? Chacun se fera son opinion. Si la situation est acceptée un temps, c’en est finalement trop pour la femme, qui décide de partir. Cette seconde pièce interroge sur le taux de tolérance que chacun a face à la douleur et ce que l’on peut accepter, par amour. Elle questionne aussi l’orientation sexuelle, qui peut être découverte bien plus tard qu’on ne le pense. Difficile dès lors de ne pas être perturbé… Enfin, dans la troisième partie, l’amour et la passion sont toujours là. La présence de l’enfant – rassurez-vous, tous ne sont pas aussi terribles – empêche le couple d’avoir une vie… de couple ! Ne vaut-il pas mieux alors se séparer et vivre comme des amants, pour entretenir la flamme ? Cette dernière partie nous rappelle que l’arrivée d’un enfant chamboule toutes les habitudes et que l’adaptation n’est pas toujours aisée… Un spectacle tout en rupture(s) La force de la mise en scène de Nadim Ahmed réside aussi dans l’appui sur le jeu de rupture(s). Au-delà des ruptures amoureuses, il y a les ruptures de construction voulues pour par Rémi De Vos, qui passe de l’annonce aux conséquences, avec la séquestration de la femme par exemple. Ces ruptures se font aussi sur la scène, avec des noirs durant lesquels, sur des airs toujours adaptés à la situation et soigneusement arrangés par Bastien Blanchard, les comédiens modèlent le décor à leur guise. Les blocs gris qui jonchent la scène avant le spectacle s’avèrent ainsi être une table, des chaises, un canapé, une étagère, un escalier… selon les besoins ! Trois ruptures, c’est donc une pièce d’apparence légère, durant laquelle on rit beaucoup, mais qui, au final, s’avère particulièrement incisive. Le rythme est très élevé, le comique de répétition, notamment lors de la scène initiale, apporte un bol d’air frais bienvenu. Si le jeu des comédiens peut parfois paraître un peu exagéré, cela fonctionne parfaitement avec le texte, qui pousse les situations à l’extrême. Il fallait donc bien que tout y réponde ! FABIEN IMHOF 20.01.2020

LE CAROUGEOIS

À propos de la demi-saison septembre 2019 – janvier 2020

Les Amis musiquethéâtre

La saison 2019-2020 ayant débuté, nous vous rappelons les prochains spectacles que ce théâtre vous propose. Est-ce que les fous jouent-ils? L’écrivain Michel Viala, décédé il y a six ans, revivra grâce à la création de l’une de ses pièces mythiques: Est-ce que les fous jouent-ils? Doux anarchiste et surtout désopilant inventer d’histoires, l’auteur suisse romand nous emmène dans la cave d’un asile psychiatrique, occupée clandestinement par un groupe de déviants pour y faire “du théâtre”. Un jour, ils invitent quelques membres du personnel soignant à assister à une répétition… C’est le début d0un délire très réjouissant, qui offre à sept comédiens le bonheur de plonger dans le monde fantaisiste et libérateur de Michel Viala, sous la direction d’un metteur en scène éclairé, Philippe Lüscher. Perplexe Un couple rentre dans son appartement après des vacances à l’étranger. Sauf que les amis, qui étaient chargés d’arroser les plantes pendant leur absence, ont pris possession des lieux… Après le folie, place au non-sens et à l’absurde tels que l’affectionnait Ionesco, mais à travers la plume d’un auteur d’aujourd’hui, Marius Von Mayenburg. Le climat d’étrangeté s’amplifie au fil des dialogues, transgressant allègrement les règles de la vraisemblance. Perplexe, créée par son auteur à la Schaubühne de Berlin en 2010, propulse le spectateur dans un sentiment d’irréalité, tentant de faire exploser au passage les codes du théâtre bourgeois. Brèves carougeoises Une quinzaine d’habitants de Carouge, toutes générations confondues, mais tous “amateurs” de théâtre (au sens étymologique du terme) nous embarquent dans la vie d’un bistrot de quartier où tous les clients se connaissent et s’interpellent pour exprimer les petites et les grandes choses de la vie. On rigole, on se dispute, on chante et on danse chez Dany, le patron à la fois tendre et bougon de cette petite taverne. Un spectacle créé dans le cadre du Printemps Carougeois 2019, librement inspiré des Nouvelles brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio et de Cris écrits de Jean-Michel Ribes. CLAUDE MOREX 10.2019  À propos des Brèves carougeoises

Esprit canaille aux Amis musiquethéâtre

Cette année, à l’occasion du Printemps carougeois, nous avons eu la chance de pouvoir assister en direct à une représentation théâtrale de nos amis carougeois bien connus. Sur le modèle des Brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio et Jean-Michel Ribes, la directrice du Théâtre Les Amis musiquethéâtre, Françoise Courvoisier, a créé et mis en scène des textes inspirés par l’esprit des brèves de comptoir, adaptés pour nos personnalités carougeoises. Et l’on doit dire que le résultat est très réussi. Tout d’abord au niveau de la mise en scène, ce qui est très original, c’est que le public présent est placé comme s’il était dans un bistrot. On assiste en direct à des dialogues entre des personnages touchants et sympathiques. Chaque personnage haut en couleur a sa tonalité propre et la directrice du Théâtre a bien tenu compte des caractéristiques et personnalités de chacun. Par exemple, Léon, l’intellectuel qui se lamente de l’imbécilité environnante et qui lit du Baudelaire et créé des poèmes, entre deux sentences: “Tu l’as dit bouffi(e)!” en s’adressant à Carole, “Moi j’vous l’dit!” Charles-Edouard s’adresse à Carole: “Il faut pas vous inquiéter Carole, dès qu’on est pas grossier ici, on passe pour des bégueules”. Charles-Edouard, le raffiné séducteur qui susurre des mots doux à sa bien-aimée, une belle femme bourgeoise, et qui veut racheter le bistrot pour en faire un parking, rajoute: “Ouais, c’est bien vrai tout ça!”. Dany, le tenancier du bistrot, réunit les clients dans la bonne humeur et crée le liant avec de petites phrases bien choisies: “Un iceberg celui-là, trois fois plus con que ce qu’on voit!”. Titeuf, le fils de Léon, la mascotte du groupe, fait un très joli tour de magie style bistrot. Plusieurs autres femmes et hommes bien sympathiques, et il est difficile de tous les citer. Parce que la mémoire nous fait toujours défaut et “décidément le cerveau c’est plus du gras que du muscle!”. De la danse, de la valse, de la musique, du chant, de la magie, de l’humour de bistrot, bref, ou plutôt brève, on ressort ravis! Succès au rendez-vous, le Théâtre a joué à guichets fermés pendant les huit représentations. CÉCILE BARRO 20.06.2019  À propos des Amis Musiquethéâtre

Les Amis musiquethéâtre est sauvé!

Le Conseil municipal dans sa majorité a voté pour sauver ce petit Théâtre de la place du Temple. Il fallait un montant de 300’000.- francs pour que sa directrice puisse continuer à exploiter ce bijou culturel qui existe depuis vingt-sept ans. La subvention, qui était à l’époque de 950’000.- francs, avait été supprimée lors du départ de son ancien directeur. C’était une décision, à juste titre, du Conseil administratif de suspendre la subvention jusqu’à la reprise par une nouvelle direction. Entre-temps les finances de la Commune se sont détériorées. Mme Françoise Courvoisier a dû faire appel à des mécènes. Elle a tenu à bout de bras pendant pratiquement deux ans avec, malgré tout, une excellente programmation alternant chant, musique classique et bien entendu comédie. Mais elle arrivait financièrement au bout de l’aventure et elle envisageait de jeter l’éponge fin septembre. Notre journal a sonné l’alarme et certains Conseillers municipaux ont été alertés dont Loulou Morisod qui fit, lors d’un dernier Conseil, une intervention fort remarquée ce qui déclencha un renvoi en commission puis a débouché sur un projet de délibération venant, chose rare, du Conseil municipal. En effet c’est plutôt du ressort du Conseil administratif de déposer des projets de délibérations. Mais apparemment avec un budget refusé par la majorité du Conseil municipal et ayant prévu d’énormes dépenses comme par exemple la piscine qui risque de coûter une fortune (quelque 60’000’000.- de francs), la rénovation du Musée (3’500’000.- francs) plus quelques bricoles comme le revêtement antibruit des routes de la Commune et d’autre bagatelles de plusieurs milliers voire millions de francs. Il me semble que les autorités municipales visent un peu haut. De plus une administration digne d’une ville de cinquante mille habitants pèse lourd dans le budget de fonctionnement. Nous avons fait le tour des dépenses actuelles et futures. Bref pour dire que la subvention à ce Théâtre est une goutte de rosée dans une rivière. La gauche et les Verts avec une partie des PDC ont accepté la délibération, le MCG a voté contre. Quant au PLR les Conseillers municipaux ont voté contre sauf une abstention. Non pas que les Conseillers PLR étaient contre cet établissement mais ils voulaient des garanties. Deux amendements ont été déposés. L’un demandant des économies supplémentaires pour trouver les 300’000 francs alloués au Théâtre et l’autre que cette somme reste unique jusqu’à ce que le budget, qui rappelons n’est toujours pas accepté, soit équilibré. Ces deux amendements ont été refusés par la majorité du CM d’où le refus du PLR d’accepter cette subvention sans contrepartie. La saison du Théâtre est sauvée et les manoeuvres politiques, finalement, sont de moindre importance. ALAIN SARACCHI  15.05.2019  À propos des Amis Musiquethéâtre

Les Amis

La nouvelle directrice, pour le début de cette saison, s’adresse à son public par ces quelques propos: Le Théâtre des Amis, fondé par Raoul Pastor il y a une vingtaine d’années, est devenu au fil des ans un rendez-vous théâtral incontournable pour un public nombreux, notamment grâce à la qualité artistique de ses productions. Je me réjouis de poursuivre son oeuvre, avec pour objectif d’ouvrir cette petite scène carougeoise , à l’acoustique remarquable, tant à la musique qu’au théâtre. Avant de diriger pendant douze ans Le Poche Genève, j’avais eu loisir de m’atteler à divers projets musicaux, qui ont développé en moi des affinités avec la chanson, la comédie musicale et les concerts classiques. Je me réjouis donc de partager avec vous ce programme particulièrement varié, faisant la part belle aux comédiens et aux musiciens. D’ici à juin 2019, pas moins d’une trentaine d’artistes de tous les horizons et de toutes les générations se partageront l’affiche. Voici déjà le calendrier des premiers spectacles prévus jusqu’à Noël. Pour ceux qui le souhaitent, Le Pass musique-théâtre est désormais proposé à la place du traditionnel abonnement, donnant accès à dis spectacles ou concerts au choix, à un prix “très amical”, valable une année à partir du premier spectacle visionné. Vous pouvez acquérir votre Pass musique-théâtre à n’importe quel moment de la saison, par téléphone ou par courriel. Je me permets également d’ajouter que plus que jamais, Les Amis ont besoin d’amis, nos moyens financiers étant actuellement très modestes. Si vous souhaitez apporter un soutien particulier en faveur de la réouverture de ce lieu mythique de Carouge, vous pouvez commander Le Pass Amis, qui vous donnera accès à un nombre illimité de représentations ou de concerts pendant une année entière. C’est dans la joie de ces beau défi à relever que je vous adresse mes plus amicaux messages, en espérant que ce programme, riche en nouvelles créations, saura vous réjouir autant qu’il nous réjouit. Les Amis vous proposent: Le Blues de la Bourgeoise Du 31 octobre au 4 novembre Spectacle musical avec Françoise Courvoisier (voix) et Narciso Saul (guitare). Textes de Françoise Courvoisier, musiques d’Arthur Besson, Pierre Vincent, Lee Maddeford, Marco Sierro et Narciso Saùl Un moment d’intimité partagée, des mystères de l’amour à la condition humaine: le rapport à la mort, au désir… mais toujours, selon la marque de fabrique de Françoise Courvoisier, avec un humour et un sens de l’autodérision salvateurs. Au coeur du spectacle, un texte d’Henri Michaux (Clown) nous rappelle à quel point nous sommes à la fois tout et rien. Le Blues de la Bourgeoise est un tour de chant qui déborde de tendresse et d’humanité. Créé pour une seule représentation au Poche Genève en 2010, ce spectacle de “chansons originales” s’est joué avec succès au théâtre Le Public à Bruxelles en décembre 2012, puis à la Manufacture des Abbesses à Paris au printemps 2016. Depuis une petite dizaine d’années, la comédienne et metteure en scène Françoise Courvoisier interprète ses propres textes, accompagnée à la guitare par Narciso Saul. Misogynie à part Du 28 novembre au 23 décembre Dire et chanter Brassens… Avec Roland Vuilloz, Philippe Mathey, François Nadin (voix) et Narciso Saùl (guitare). Conception et mise en scène de Françoise Courvoisier, lumière de Rinaldo Del Boca Les chansons de Brassens sont des pépites d’or. Ses textes comme ses mélodies demeurent un bonheur d’intelligence et de simplicité. Il chante ce que l’on n’ose pas dire avec des mots toujours justes. Il célèbre l’insoumission et la liberté de pensée, la beauté des femmes (avec parfois une certaine paillardise) et dénonce avec un malin plaisir l’hypocrisie, l’injustice, la lâcheté… Trois “comédiens qui chantent”, bien connus des scènes romandes, se partageront le nectar d’un répertoire d’une richesse inépuisable. Misogyne, Brassens? Oh! que oui et oh! que non! C’est bien la complexité de son rapport aux femmes, à la société et au monde qui nous intéresse. Chacune de ses chansons est le fruit d’une nécessité de dire. Dire l’amour de la femme comme son revers (Saturne, mais aussi Misogynie à part), la tendresse pour son semblable comme sa colère et son mépris (L’Auvergnat, mais aussi Le Temps ne fait rien à l’affaire)… Horaires: mercredi, jeudi et samedi à 19h; vendredi à 21h et dimanche à 17h Les matinées classiques Le dimanche matin à 11h une heure de musique suivie d’un apéro gourmand Concert Ysaÿe 4 novembre Six sonates pour violon seul, interprétées par Martin Reimann Concert Ravel 25 novembre Le trio pour violon, violoncelle et piano et deux sonates interprétés par François Sochard, Florestan Darbellay et Nicolas Le Roy. Concert Bach 23 décembre Trois suites de Bach pour violoncelle, interprétées par Florestan Darbellay. CLAUDE MOREX 19.10.2018

LA PÉPINIÈRE

Du théâtre dans le théâtre : laisser vivre les personnages

À propos de Une pièce espagnole Aux Amis musiquethéâtre, on joue à jouer des comédien·ne·s. Véritable mise en abyme du théâtre et réflexion sur la solitude, la famille et la société en général, Une pièce espagnole s’apparente à une tragi-comédie en forme d’auberge espagnole qui ne laisse pas indemne. Sur la sc