La prostituée la plus célèbre des Pâquis fait son show aux Amis musiquethéâtre du 13 au 25 mai 2025 à Carouge avec 46 Rue de Berne, une création de Françoise Courvoisier. Une représentation convaincante, avec deux voix fortes qui refont vivre dans un savoureux huis-clos les correspondances de Grisélidis le temps d’une soirée.
Avec Grisélidis, il n’y a pas de place pour le pathos ou les platitudes. Avec sa plume, comme dans la vie, elle fonce dans le tas tête baissée, au risque d’y laisser parfois des plumes.
Un cancer ? Et même deux ? Pff ! Ce n’est pas ça qui va décourager Grisélidis, qui bouffe la vie à pleines dents, comme Martine Schambacher le montre ostentatoirement durant la pièce, entre la dégustation d’une plaquette de chocolat Lindt ou la concoction d’une soupe aux poireaux.
Grisélidis Réal, c’est une écriture sauvage mais avec de la dentelle. Elle mêle argot des rues et écriture précieuse, sans doute héritée de son éducation bourgeoise. Cette écriture rappelle du Genet, qui faisait partie de sa bibliothèque, Dürrenmatt et dans une certaine mesure du Céline.
Née à Lausanne en 1929 dans une famille d’intellectuels, Grisélidis Réal grandira à Alexandrie, la mythique ville d’Égypte – et accessoirement le tube de l’été 78 de Claude François. La jeune Grisélidis pliera bagage à l’âge adulte pour Genève, la ville dans laquelle elle se mariera une première fois et deviendra mère.
Elle qui se voyait artiste peintre (ses œuvres psychédéliques sont actuellement exposées aux Amis musiquethéâtre), elle gardera toute sa vie un attachement à la peinture, mais faute de gagner correctement sa vie avec son art, elle commencera à fouler le trottoir.
Grisélidis se prostituera tout d’abord par nécessité pour nourrir ses enfants, mais ce chemin faisant, le métier « alimentaire » se muera en part intégrante de son identité, qu’elle revendiquera farouchement par le biais d’activités militantes ou encore ses coups de gueule à la télévision.
Celle qui rêvait de se défaire des « clichés misérabilistes » que lui imputaient entre autres les féministes – ces dernières mettant sur un pied d’égalité son activité rémunératrice avec le viol de petites filles en Inde – gambergeait à une reconnaissance du travail de prostituée.
Durant la pièce, elle traite la prostitution comme un acteur social prépondérant des bas-fonds de la société, voire même comme de l’aide humanitaire au vu de la détresse affective dans laquelle se trouvent certains de ses clients qui se pressent au portillon.
Pour elle, une prostituée en plus de son corps, donne son temps, son mental, sa santé… sa personne entière en somme.
Femme qui lit à moitié dans ton lit
Ici, la condition de prostituée n’est pas l’expérience magique que nous vend Emma Baker. Sa réalité à elle, ce sont des attributs masculins pas toujours entretenus, des expériences sexuelles parfois fades, accompagnées ponctuellement de violences, la peur de l’expérience sentimentale et irrémédiablement la sécheresse affective qui peut en résulter.
Ce qu’elle veut, elle le dira, c’est « un petit chien et un homme qui lui tienne la main ».
Et pourtant, elle le dira aussi, l’idée de tomber amoureuse la révulse ; peur entre autres de faire le tapin, mais bénévolement. Peur d’être utilisée par un homme.
Ses fêlures sont reflétées dans son empathie pour les hommes seuls, la misère du monde, mais aussi et surtout ses poèmes, ces petites roses épineuses qui parcourent un destin singulier tout en mouvement. France Culture et compagnie se pressent d’accueillir cette catin cultivée à leur table, une curiosité à l’époque unique dans le paysage littéraire.
Mais ce serait une erreur de s’intéresser à Grisélidis uniquement pour son « personnage ». Ses correspondances (cette pièce reprend les lettres des manuscrits compilés Les Sphinx et La Passe imaginaire) ainsi que ses poèmes font partie intégrante du patrimoine littéraire genevois, et depuis, son œuvre a déjà bien traversé les frontières.
C’est d’ailleurs une revendication de la part de Grisélidis ; ne pas essentialiser la prostituée au cliché de la cruche illettrée qui écarte les jambes sans être capable d’accomplir quoi que soit d’autre. (voir l’article de Fabien Imhof sur la pièce à deux voix Huston/Réal de 2022 : https://lapepinieregeneve.ch/reines-du-reel-faire-naitre-le-dialogue-et-lemotion/) Une prostituée peut être une grande lectrice, invitée à des tables-rondes aux côtés de chercheurs ou de politiciens bien comme il faut, voyager, être militante, parler de tout, parler de rien, et parfois même nous refiler en catimini une recette maison de sole !
Un jeu qui régale
Cette femme aux mille et une vies est brillamment interprétée par deux voix essentielles dans le monde du théâtre. Tout d’abord, l’inénarrable Françoise Courvoisier, qui endosse le rôle de la Grisélidis des années 70-80 avec légèreté et volupté. Il est à noter que Françoise a été une amie de Grisélidis, et depuis son décès, elle n’a eu de cesse de faire la promotion de son œuvre en mettant en lumière ses poèmes auprès d’éditeurs ou alors sur les planches.
Martine Schambacher, elle, incarne avec une truculence jouissive la Grisélidis des derniers jours, plus cynique que jamais. Son narré unique, soutenu par un ton acéré et son regard bleu acier rend à la vieille Grisélidis moribonde une vitalité décuplée.
Les deux actrices se partagent un aparté avec le public, qui devient « Jean-Luc ». D’ailleurs…
Qui est Jean-Luc ? Jean-Luc, le correspondant réel et imaginaire, le confident, le frère, l’amant idéal de Grisélidis Réal à qui elle dédiera son « Passe imaginaire ».
Jean-Luc Hennig, de son nom complet, c’est son compagnon d’armes dans le monde de l’art … l’art… Ce domaine, pour Griséldis, libre de corruption, encore « pur », qui doit rester inviolable.
Derrière ces provocations et ces coups de gueule dithyrambiques, une femme sensible, trop sensible. Outre la condition des prostituées qui la touche en plein cœur, elle se fait porte-parole d’autres causes « perdues », par exemple, celle des Arabes, mal-aimés par l’Europe mais affectionnés par la célèbre prostituée des Pâquis autant charnellement (elle raconte une nuit torride avec dix d’entre eux, expérience éminemment inoubliable) qu’intellectuellement (l’écrivain Mohammed Choukri fait partie des « must-have » de sa bibliothèque qu’elle évoque plus d’une fois durant la pièce. Dans son appartement situé dans la mythique rue de Berne au numéro 46, elle avoue aussi rêver secrètement à l’amour. Elle rêve du prince charmant, prince charmant ARABE, s’il-vous-plaît !
Inhumée une première fois au cimetière du Grand-Saconnex, sa dépouille sera transportée jusqu’au prestigieux Cimetière des Rois en 2009, celui où reposent Calvin et Borges.
Elle pourra se targuer d’être la première prostituée à recevoir les honneurs du gouvernement genevois.