25 AVRIL – 14 MAI 2023

De Jon Fosse

Traduit du norvégien par Terje Sinding et publié chez L’Arche en 2003
Avec Anne Durand et Thierry Jorand. Mise en scène Hervé Loichemol
Scénographie Clément Schlemmer. Construction Collectif5m50
Photographie Nicolas Crispini. Lumière Rinaldo Del Boca. Son Nicolas Le Roy
© Anouk Schneider 

La pièce est publiée aux éditions de L’Arche, 2008

Horaires
Mardi 20h • Mercredi, jeudi, samedi 19h • Vendredi 20h30 • Dimanche 17h
Relâche lundi

SYNOPSIS

–  Hé toi ! Toi ! Tu entends ? Je te parle ! Tu vois pas ? Je suis là. 

Une femme interpelle un homme. Il ne la connaît pas, elle ne le connaît pas non plus et pourtant elle s’accroche à lui. Elle ne le lâche pas et lui, même s’il affirme sans cesse qu’il va être en retard, finit par rester avec elle. On sait qu’il est en déplacement professionnel. D’elle, on ne sait rien. Chez Fosse, la tension naît du mystère. Et nous autres, spectateurs, devenons les témoins fascinés par cette rencontre qui se construit sous nos yeux. Une rencontre qui fera peut-être basculer leurs vies.

« Les êtres humains n’ont pas un caractère défini. Ce n’est pas notre identité mais nos relations qui mènent nos vies. » dit l’auteur. Et le metteur en scène d’affirmer : « Certaines rencontres peuvent faire basculer nos vies ».

Jon Fosse est né en septembre 1959 sur la côte Ouest de la Norvège. Il publie une quinzaine d’écrits avant de venir au théâtre. Sa première pièce, Et jamais nous ne serons séparés, est montée et publiée en 1994.

Né en Algérie, à Mostaganem, Hervé Loichemol entre à l’école du Théâtre National de Strasbourg (TNS) en 1972. Il réalise ensuite de nombreuses mises en scène en Suisse et en France, tout en enseignant l’art dramatique dans différentes écoles supérieures. Dès 1990, à la Grange du Nouveau Châtelard de Ferney-Voltaire, il développe pendant douze ans avec la Cie du Nouveau Fusier un projet autour du siècle des lumières. En 2011, il est nommé à la Comédie de Genève, qu’il dirige jusqu’en juin 2017. Dans le prolongement d’ateliers réalisés à Gaza depuis 2013, il vient de mettre en scène au Freedom Theatre de Jénine Le Métro de Gaza, une pièce coécrite avec Khawla Ibrahim et jouée à Ramallah, Jérusalem et Haïfa. 

Production Les Amis – Le Chariot

L’ENTRE DEUX

Hervé Loichemol, mars 2023

Une femme interpelle un homme. Qui sont-ils ? Leur identité n’est pas donnée mais se révèle lentement dans les échanges, à travers des indices, des traces, des répétitions et demeure incertaine jusqu’au bout. C’est une rencontre.

Comme un matin de printemps qui n’en finirait plus, l’après ne sera plus comme avant. Mais ce basculement est précédé, accompagné de frottements, de tremblements, de fractures. Comme en hiver, quand la vie semble figée et qu’elle travaille en secret. Mouvement souterrain des choses, des sentiments, des idées, qui mûrissent, se préparent, se développent à notre
insu, nous prennent au dépourvu et nous embarquent dans des directions imprévues.
L’ouverture est un déchirement. Précarité et vulnérabilité sont les fondements de la rencontre.

Fosse met en place un jeu de relations au plus proche de la réalité. Son écriture raréfiée débusque ces instants, ceux qui nous débordent, échappent à nos consciences. Qui font de nous des êtres pour autrui, des responsables.

Ce relationnisme exige évidemment beaucoup des comédiens : une attention d’autant plus grande au texte qu’il est minimaliste ; un soin du détail qui évite la banalité et le bavardage ; un souci des situations et de ses métamorphoses ; une délicatesse face au partenaire, à sa respiration, à sa présence, à sa parole.

Jon Fosse confie aux spectateurs le meilleur rôle, celui, actif, de compléter les phrases inachevées, de prolonger les idées en suspens et d’imaginer des réponses aux questions soulevées. La meilleure place, l’entre-deux.

 

LA PRESSE 

L’AMOUR À DEMI-MOT DE DEUX INCONNUS
Tribune de Genève, 27 avril 2023

Hervé Loichemol appelle Anne Durand et Thierry Jorand à se surpasser dans le laconique «Hiver» du Norvégien Jon Fosse. Point trop n’en faut pour emballer.

Une femme échouée sur le banc d’un abribus. Un homme en costard-cravate muni d’un attaché-case. Elle titube, il se tient droit. Elle vocifère, il cherche ses mots. Elle semble habiter la rue, il est attendu quelque part par sa famille, au retour de son déplacement professionnel. Tous deux sont seuls, sans âge et vulnérables à leur façon, elle frêle comme une mauvaise herbe, lui massif comme une épave. À quatre reprises, on assiste à leur rencontre, deux fois dans l’espace public, deux fois dans une chambre d’hôtel.

On ne pouvait imaginer meilleur assemblage que celui d’Anne Durand (merveilleuse Winnie dans «Oh les beaux jours» de Beckett, aux mêmes Amis) et de Thierry Jorand (impayable dans le récent «Fil à la patte» de Feydeau au Loup) pour interpréter la partition minimaliste composée par le Norvégien Jon Fosse.

Chez l’auteur de «Jamais nous ne serons séparés», les personnages communiquent par bribes monosyllabiques, tantôt hésitant, tantôt éructant. Leurs silences, leurs corps, leurs regards en bégaient plus long que leur vocabulaire restreint et leur pauvre syntaxe: «Hé toi toi toi toi là oui toi oui je te parle…», hèle la Femme pour accrocher l’Homme.

Tout l’art du directeur d’acteurs consiste à enrober de chair ce degré zéro de la parole transcrit sans la moindre ponctuation. Le vieux routier qu’est Hervé Loichemol – une centaine de mises en scène et six ans de pilotage de la Comédie au compteur – se transcende dans ce rôle, en maintenant ses comédiens sur le fil de la puissance et de la retenue.

La bouteille de l’expérience assure la première; la volonté d’inclure le public garantit la seconde. Grâce à la tension engendrée, le spectateur ne relâche pas son attention. C’est un coup de foudre tout en pudeur qui a lieu de part et d’autre du plateau.

Chaque fois que l’un faiblit, l’autre vient à la rescousse. Une valse débute, où l’on tente de combler les lacunes de son savoir mité: est-elle prostituée? Est-il dépressif? Et surtout, depuis combien de temps dure leur manège de retrouvailles et de séparations? Pour combien de temps encore? Peu importe, répond «Hiver». Ce qui compte, c’est l’attention portée à l’inconnu. Dans un monde saturé, cette décroissance-là fait un bien fou.
Katia Berger

 

 

RENCONTRE ENTRE DEUX ÂMES SOEURS
La Pépinière, 30 avril 2023

Les Amis musiquethéâtre accueille en ce moment Anne Durand et Thierry Jorand, avec Hiver, dans une mise en scène d’Hervé Loichemol. Un texte sur un fil, constamment dans un entre-deux, porté par deux magnifiques acteur·ice·s et une mise en scène subtile.

Hiver, c’est l’histoire d’une rencontre entre deux êtres. Est-on dans la rue ? Dans une station de métro ? Peu importe finalement. Elle semble en détresse, il ne fait que passer avant un rendez-vous professionnel. Elle l’appelle, il l’ignore. Elle insiste, il finit par revenir en arrière et écouter ce qu’elle a à lui dire. Alors la discussion se fait, parfois décousue, et il finit par l’héberger dans sa chambre d’hôtel. Les liens se nouent, ambigus, indistincts. Et c’est ce qui est beau : on ne sait trop quelle est la nature de leur relation, ce qui laisse place à tous les possibles.

Sur le fil de l’indécis
Le texte de Jon Fosse suggère énormément, sans donner de réponses claires. Les phrases sont brèves, et bien souvent ne se terminent pas, comme des réflexion qu’on aurait dans la tête, ou un moyen d’exprimer une sorte de gêne entre deux êtres qui ont envie de se parler, mais ne savent pas vraiment quoi se dire. Leurs propos sont ponctués de « oui » réguliers, comme on se le dit dans notre tête, ou comme une forme de validation de ce qu’iels disent avec une grande incertitude. Aux spectateur·ice·s de construire la fin de ces phrases…

Dès lors, l’histoire peut prendre une infinité de chemins : Se connaissaient-iels ? Viennent-iels de se rencontrer ? Est-elle droguée, fatiguée, ivre, simplement triste ? Est-elle une prostituée ou une femme à la rue ? Est-il d’une profonde gentillesse et aide-t-il sincèrement cette femme ? Ou cherche-t-il au contraire à profiter d’elle ? Les questionnements pourraient être infinis, car le texte ne dit rien de tout cela. Il exprime plutôt leurs doutes, leurs interrogations, dans une forme d’entre-deux jamais résolu. La mise en scène d’Hervé Loichemol a cette finesse d’indiquer quelques pistes, sans apporter pour autant de réponse toute faite, permettant au public de demeurer sur ce fil, et de choisir, en partie du moins, le sens qu’il veut donner au propos.

Des comédiens funambules
Il serait pourtant simple de tomber dans quelque chose de donné, avec une mise en scène trop dirigée dans un sens ou dans l’autre. Il faut souligner aussi la grande réussite d’Hervé Loichemol, qui parvient à rester dans cet entre-deux constant, où seuls les lieux sont imagés : la rue et la chambre d’hôtel. Mais on pourrait être n’importe où, en somme. Cette indécision est également portée par deux comédien·ne·s au sommet de leur art. Dans la première Anne Durand interprète parfaitement son rôle de femme en détresse : le regard perdu, la gestuelle mal assurée, le pantalon plein de terre. On ne sait rien de ce qui lui est arrivé, mais lorsqu’on voit le résultat, on se dit que cette personne a besoin d’aide et de repères. Ce repère, il survient du personnage de Thierry Jorand. D’abord assez passif, il se tient quelque peu en retrait, observant, comprenant cette détresse. D’abord réticent, il se décide finalement à l’aider, de peur peut-être qu’elle ne se remette pas de sa situation ? Ou alors, si notre esprit est plus vil, on pourrait se dire qu’il cherche à profiter de la situation. Au fil de la discussion, on découvre quelques éléments de sa vie, notamment familiale. Et d’autres interprétations nous viennent en tête…

La seconde partie, qui prend place quelque temps plus tard – une fois encore, le temps n’est pas précisé – et dénote une forme de renversement. Cette fois, c’est lui qui semble en détresse, en manque de cette femme qu’il n’a pas retrouvée depuis un moment, et ce n’est pas faute d’avoir cherché ! Elle semble plus sûre d’elle, avec sa perruque rouge et ses beaux vêtements – ceux-là que l’homme lui avait offerts dans la première partie de la pièce – et paraît réticente à retourner auprès de lui. Pourquoi ? On ne le saura jamais… Est-ce elle qui a finalement profité de lui ? Veut-elle le protéger de quelque chose ? Qui sait. La tension entre les deux parties, entre ces deux êtres entre lesquels un lien est désormais noué, demeure, et induit de nouvelles réflexions.

Alors, on se dit que ce sont peut-être deux âmes sœurs égarées qui se sont retrouvées ? Est-ce le bon moment et pourront-elles demeurer ensemble ? On n’en sait rien, mais on a très envie d’y croire… Et vous ?
Fabien Imhof

 

 

HIVER
Scène magazine, avril 2023

Depuis Gaza où Hervé Loichemol anime régulièrement des ateliers à l’Institut culturel français depuis 2013, le metteur en scène a répondu à nos questions sur la pièce qu’il mettra en scène aux Amis. Mais tout d’abord nous lui avons demandé la raison de sa présence à Gaza.

Hervé Loichemol : Par intérêt, conviction, engagement. En 2019, au Freedom Théâtre dans le camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie, j’ai entrepris un travail sur une utopie, un projet artistique sur le « métro » de Gaza, du gazaoui Mohammed Abusal, qui imagine cent quatre-vingt stations de métro. Il s’agit d’un travail d’écriture à quatre mains, interrompu par le Covid en 2020, repris en 2022 après quelques changements dans le texte. Une représentation est prévue en décembre sur place.

Venons-en à la mise en scène de Hiver du Norvégien Jon Fosse aux Amis Musiquethéâtre.
H. L.
: J’ai été intéressé par le titre, Hiver. La pièce se passe en hiver, quand les choses semblent mortes (la nature est-elle en sommeil ou précède-t-elle le printemps ?) mais où la vie se prépare. C’est une période de gestation et la pièce correspond au titre.
Manière, intrigue et langage sont ténus, je suis frappé par la ténuité de cet auteur.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le propos ?
H. L. : Il s’agit d’une rencontre de hasard entre un homme très cadré, normé, et une femme qui ne semble pas l’être. Elle apparaît en déréliction, dans un abandon total et cela provoque une suspension dans l’existence de l’homme, lequel va s’ouvrir, se transformer.  Qui est la femme ? On ne le sait pas. On apprend des bouts d’identité, mais il faut se garder d’enfermer l’homme et la femme là-dedans.
La pièce se déroule en quatre actes – ou deux parties. Dans la seconde partie, l’homme se retrouve fracturé, en déréliction : il n’a pas honoré son rendez-vous professionnel, il quitte son travail et sa famille. Il est comme démembré. A l’inverse, la femme semble se reconstruire. In fine, l’homme et la femme vont peut-être entamer un parcours commun, un entre-deux de la grisaille de la vie normée et du désespoir de la vie marginale. La pièce se termine sur une lueur optimiste.
Etymologiquement, vulnérable vient du latin vulnus, la blessure. Or, n’est-ce-pas le propre de la condition humaine, qu’être vulnérable ? Et l’intérêt n’est-il pas dans la vulnérabilité, la précarité de l’être humain, dans la possibilité d’être atteint voire blessé par les autres ? Précaire signifie obtenu par la prière, et donc pas assuré… Les êtres se constituent dans leurs relations aux autres et au monde.
La pièce commence par un appel qui a du mal à être entendu par l’homme. A la suite d’une disparition, il appelle un disparu et rencontre quelqu’un d’autre. Son identité se construit sur cette rencontre qui entraine une transformation. Je suis intéressé par la fragilité des situations, des sujets, des entités, par l’entre-deux, le « in between ».
Un détail concernant l’auteur me semble parlant : il s’est converti au catholicisme en 2013. Cela explique la rédemption, l’attrait pour la précarité, l’abandon. La question fondamentale de l’humanité n’est-elle pas : Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Vous avez un avis tranché sur les notions de personnage versus rôle.
H. L. : On EST un personnage, on JOUE un rôle. J’ai toujours parlé des relations, non des personnages. Si l’on parle d’un personnage, on l’isole du contexte. Par exemple, le banc de la pièce : il faut s’interroger sur la fonction du banc.
Je suis convaincu qu’il n’y a pas d’entité femme ou homme, mais que ce sont les paramètres qui les définissent : leurs déplacements, leurs vêtements.
Il m’importe d’éviter l’écueil du personnage figé et réactionnaire, notion que je trouve archaïque. Les personnages sont des entités fermées, caractérisées par des facilités de langage.

On l’aura compris, vous n’aimez pas la facilité de la réduction, à quoi que ce soit.
H. L. : Je n’en suis pas pour autant un libertarien : on ne fait pas tout ce qu’on veut et tout n’est pas égal à tout, on est défini par les autres. Le théâtre est un merveilleux outil pour comprendre le monde, pas un asservissement. C’est un acte ironique car on ne peut pas y démêler le vrai du faux. Mais attention, l’ironie n’est pas l’humour en ceci qu’elle recèle une indécidabilité provisoire.
Propos recueillis par Laurence Tièche-Chavier