Avec Ça veut jouer (ou bien) ? présenté aux Amis musiquethéâtre, du 19 au 23 novembre, le talentueux Robert Bouvier seul en scène dévide presque un demi-siècle de son rapport à la scène avec une succession d’anecdotes savoureuses. Une comédie légère sous forme d’autoportrait touchant qui lui permet de donner raison à l’enfant qui est en lui.
Il est des artistes dont la silhouette semble appartenir au paysage depuis toujours. Figure clé du théâtre romand, Robert Bouvier est de ceux-là. Comédien, metteur en scène, directeur de salle, orientant le théâtre vers une ouverture multidisciplinaire, il se fait un point d’honneur de rendre accessible la scène à tous les publics. Il se définit lui-même comme un passeur, d’où le nom qu’il donnera à son institution neuchâteloise. Il est aussi un des rares qui a su garder l’enfant qu’il était, tout au fond de l’âme, comme un petit feu réchauffant le froid du temps qui passe. L’argument du spectacle est simple : Robert Bouvier nous accueille en prince Siegfried et en collant pour distraire un public venu assister au Lac des Cygnes mais dont la troupe est en retard. Et, en directeur de théâtre un brin éprouvé, il ne veut pas annuler la représentation, surtout après la pandémie. Alors il se met à raconter sa vie. Seul en scène, il revient à la source, dans le geste nu du comédien face au public. Et il le fait avec une virtuosité joyeuse et généreuse et la tendresse de celles et ceux qui créent sérieusement sans se prendre au sérieux.
Ça veut jouer (ou bien) ? se présente ainsi comme une autobiographie désopilante, nostalgique et poétique à travers laquelle l’artiste revisite son parcours entre tribulations anecdotiques et rencontres improbables. Au milieu d’une grappe de téléphones – accessoires totems qui rappellent combien, dans ce métier, on n’existe souvent que si la sonnerie retentit – il nous ouvre son album souvenir de vénérable théâtreux qui en a vu des vertes et des pas mûres.
Il y campe plus d’une cinquantaine de personnages avec une gourmandise jamais rassasiée. Ses variations vocales, surtout dans les basses, sont bluffantes. On croirait parfois entendre plusieurs comédiens tant la polyphonie est incarnée. Relevons dans le désordre une imitation impeccable de Jane Birkin et sa gadoue, un Delon impérial dans l’absurde de ses exigences et un stagiaire nommé Kevin vautré dans une apathie d’anthologie : toute une humanité qui traverse le plateau permettant à Robert Bouvier de jouer, déjouer, se transformer, se perdre et se retrouver pour prouver que parfois le corps et la voix disent mieux que mille mots.
L’acteur remonte loin. Très loin. Jusqu’à l’école et ce premier rôle de Balthazar qu’il joue le visage noirci. Jusqu’aux premières pamoisons devant le maître Gérard Philippe, jusqu’à l’arrivée à Paris et l’inévitable chambre de bonne. Jusqu’au vertige des grands textes comme Britannicus ou Lorenzaccio… Il évoque sa rencontre avortée avec Jean-François Balmer, l’intelligence d’un Matthias Langhoff, les petits boulots, les nuits animales (…) avec Jean-Quentin Châtelain, les figurations rocambolesques – d’abord en tant que mort, puis vivant, puis avec quelques onomatopées – avant de décrocher, ô gloire naissante, une et une seule réplique dans Péril à la Dent Blanche, obscure série produite par la TSR.
Il y a quelque chose d’attachant à voir cet homme se retourner sur son roman d’apprentissage, racontant avec son délicieux accent neuchâtelois qu’il s’est frotté à la scène comme on se frotte à la vie : rêveur, maladroit, enthousiaste, parfois cabossé mais toujours mû par une énergie presque enfantine.
Et on rit, puisque c’est le parti pris. De cette serveuse surnommée la Suze qui met de l’alcool dans ses gobelets d’Ovomaltine et simule de se brûler les lèvres. De cette conseillère d’état pingre qu’il fait monter sur scène en créant la gêne d’une spectatrice. De l’excentrique mécène Lady W. à laquelle il promet le rôle de la princesse Odette dans le ballet de Tchaïkovski. De sa cuite avec Elton John en Toscane. De Vincent Delerm en larmes faute de piano Yamaha. La galerie est savoureuse. Tout comme quand il évoque le GPS des dangers à éviter les soirs de première : le spectateur râleur qui compte les gros mots dans le texte, la cohorte de conseillers municipaux qui ont l’œil sur les comptes, la blonde qui vient vers vous avec un grand sourire alors qu’on ne sait pas qui elle est… Que de munitions dans la mitraillette bouvieriennede la séduction.
Car, ne nous y trompons pas, le cœur du spectacle est là, dans ce mouvement constant de séduction. Séduire pour exister. Séduire pour être choisi. Séduire pour que le téléphone sonne. Séduire pour faire rire. Séduire pour remplir les salles comme le demande le politique. Quitte à laisser de côté une analyse plus consistante des injonctions paradoxales du monde artistique.
Certes, à travers toutes ces anecdotes, notre grand homme désacralise le rôle du directeur de théâtre et installe une proximité chaleureuse avec les spectateurices. On est solidaires de ses gaffes, ses doutes, ses enthousiasmes et déceptions. On l’écoute comme on écouterait quelqu’un de la famille nous faire un récit de voyage.
Reste que la performance est habitée du charme naturel, à nul autre pareil, que dégage Robert Bouvier. Et qu’il offre une belle déclaration d’amour au théâtre et à celles et ceux qui en vivent. Mais c’est surtout le plaidoyer d’un rêveur qui, quand d’autres entrent en retraite, conserve les confettis de l’enfance dans les yeux. La confession d’un artiste qui regarde derrière sans mélancolie, sans arrogance, avec une tendre joue. Le rêve d’un homme pour qui le théâtre n’a peut-être jamais été vraiment un métier mais une manière de se souvenir de cet enfant de huit ans qui voulait monter sur les planches… et si ça joue pas, on en fera un radeau… pour voyager et rêver encore et encore… mais ça a joué… et ça va jouer… ou bien ?