NOYER LE POISSON POUR NE PAS FINIR EN QUEUE… DE POISSON

L’Aquarium

Fabien Imhof
2 octobre 2025

Aux Amis musiquethéâtre, un vieux couple enfermé dans sa routine semble en avoir assez. Mais que sauraient-ils faire d’autre ? Avec L’Aquarium de Louis Calaferte, Françoise Courvoisier met en scène M. et Mme Tout-le-monde, qui rêvent d’une autre vie, alors que la leur n’est finalement pas si mal. À voir jusqu’au 19 octobre.

Nous voilà après l’heure du souper, au moment du café. Un ami d’enfance croisé par hasard la veille à la poste doit passer. Mais l’attente provoque un déliement des langues : on parle de la Toussaint, des relations avec la belle famille, d’un quotidien devenu trop banal, de l’absence de surprise et d’excitation au sein du couple… dans le huis-clos de leur petit appartement – celui du dessus aurait tout de même été mieux ! – Monsieur (Christian Gregori) et Madame (Sophie Broustal) ressassent et tournent en rond, comme deux poissons coincés dans L’Aquarium.

Illustrer l’ennui
Dans le petit appartement, dont on voit la petite cuisine et la salle à manger, tout semble bien rangé, rien ne dépasse, rien n’est en trop. Pas comme chez les parents de Madame, s’exclame Monsieur, où il y a trop de meubles ! Ou pas assez d’espace, selon les dires de Madame. Bref, elle s’affaire dans la cuisine, débarrasse la table, nettoie, récure, pendant que lui mange ses noix. Cette scène d’ouverture est à l’image de ce qui suivra : elle fait tout, lui rien. Vissé dans sa chaise, ancré et bien là, il enchaîne les remarques, tel le vieux rabougri qu’il est devenu. Pendant ce temps, elle étend la lessive, nettoie l’évier, repasse les serviettes, refait sa pelote de laine, prépare le café… la routine est bien intégrée. Loin d’être un couple moderne, ils incarnent toutefois bien une certaine réalité. D’autant que lui ne fait que râler : son supérieur est incompétent, il ne comprend pas pourquoi elle veut laver sa serviette qui tiendrait bien un jour de plus, ou pourquoi elle tient absolument à aller fleurir la tombe d’un oncle qu’elle a à peine connu, à Épinal !

Tous deux semblent en avoir assez de cette routine : critiques envers leur vie, ils reprochent un manque de piquant. L’autre est devenu un meuble, un élément du décor, symbole de cette routine dans laquelle ils ont fini par s’enfermer. Lui n’en bouge pas d’ailleurs, restant presque constamment ancré sur sa chaise, sauf pour aller guetter, à l’aide de ses jumelles, l’arrivée de Vidal. Il ne regarde plus sa femme, fait tout par habitude, préfère voyager toujours au même endroit pour ne pas prendre de risque… Les conversations semblent éculées, répétées maintes et maintes fois, avec toujours les mêmes reproches. On rit de cette situation, et le plus cocasse est sans doute cette envie affirmée de vivre autre chose, tout en se demandant s’ils en sont vraiment capables…

Rapports de force
Ce que raconte aussi L’Aquarium, c’est un décalage au sein du couple. Chacun-e souhaiterait un peu de folie, mais réprime les envies de l’autre : lorsqu’elle propose de voyager ailleurs, il dit préférer un endroit connu ; quand c’est lui, elle lui rappelle les vacances au Portugal et les cinq jours de diarrhée, lorsqu’elle n’a pu visiter que des pharmacies. Archétypes du vieux couple, leurs discussions participent à la dimension comique de ce spectacle. Car oui, il s’agit bien d’une comédie. Le décor, très figuratif, pourrait d’ailleurs évoquer le vaudeville : un intérieur avec une porte qui claque dès la première scène, un vaisselier, des placards desquels on sort les accessoires nécessaires à l’action. Tout est dévoilé. On est d’ailleurs frappé par le déséquilibre entre la taille des deux pièces : cette cuisine exiguë, où tout est à sa place au millimètre, contraste avec la grande salle à manger, dans laquelle on peut se déplacer en étant tout à fait à l’aise. On s’en doute, lui ne met jamais les pieds dans la première, tandis qu’elle enchaîne les allers-retours entre les deux espaces. Au début, comme à la fin, dans les deux seuls instants de silence (nous reviendrons sur la scène finale), chacun-e se retrouve dans l’une des deux pièces. Une manière subtile d’illustrer le rapport de force qui s’est installé au fil du temps. Mais attention, le stéréotype n’est pas entretenu, Madame occupant les deux espaces, et renversant cette dynamique par moments, lorsqu’elle met Monsieur dans ses petits souliers… On pense alors à Raymond et Huguette de la série Scènes de ménage, toujours en train de se chamailler. Avec la finesse de l’écriture de Louis Calaferte comme plus-value.

En assistant à L’Aquarium, on rit donc beaucoup, mais on est aussi touché : quand Monsieur répond correctement à la question de savoir ce que Madame portait la veille, on se demande si c’est un coup de chance ou s’il l’a vraiment observée. Mais, par fierté, il n’avouera jamais qu’il fait encore attention à elle. On pense alors à nos parents, à nos grands-parents, tous ces couples qu’on a côtoyés, qui se chamaillent, mais s’aiment toujours. On entend aussi le public plus âgé s’échanger des petits mots complices, lorsque l’un-e ou l’autre se reconnaît dans une réplique, une attitude. Les dialogues simples et réalistes sont portés avec une grande sincérité par ce duo qui fonctionne parfaitement ensemble. Et on ne tombe précisément pas dans le registre du boulevard auquel on aurait pu penser au début, d’où la dimension touchante de ce spectacle. La belle scène finale, où chacun-e demeure silencieux/se, rêveur/se et pensif/ve dans sa pièce, alors que la lumière se tamise, vient clore symboliquement ce huis clos si évocateur.