LOUIS CALAFERTE, LE COUPLE À COEUR OUVERT À CAROUGE

L’Aquarium

Alexandre Demidoff
14 octobre 2025

Les remarquables Sophie Broustal et Christian Gregori jouent avec subtilité l’aliénation conjugale dans «L’Aquarium», un spectacle de Françoise Courvoisier à l’affiche jusqu’au 19 octobre

La poussière des jours. Il faut oser sur scène. Ce rien qui est un tout. Ce vide qui vous meuble une vie. Au théâtre Les Amis à Carouge jusqu’au 19 octobre, Françoise Courvoisier monte L’Aquarium, pièce du Français Louis Calaferte (1928-1994), un auteur qui a le génie du cru, la phrase qui claque et qui saigne comme dans Septentrion, récit de sa vie qui a fait scandale au point d’être censuré dans les années 1960. Sur scène, une femme, un homme. Ils jouent un rôle depuis toujours, mariés, c’est-à-dire ici liés à la chaîne des jours. Entre eux, la plaine est morne. C’est le sujet du spectacle, tue-l’amour au possible. Et voilà pourtant qu’on s’y attache grâce à deux bons comédiens, Sophie Broustal et Christian Gregori.

Pourquoi L’Aquarium prend-il, sous son enveloppe vieillotte? Louis Calaferte, 59 ans en 1985, année où il publie la pièce, a rangé sa trique, lui préférant un pinceau caustique, mais pas méchant. Il ne présente pas le quotidien de l’homme et de la femme – ainsi qu’il les nomme – comme une rixe, fût-elle sourde. Il décrit deux solitudes qui cohabitent, deux rives qui se toisent, sans que le pont entre elles ne soit tout à fait tombé. C’est ce que Sophie Broustal et Christian Gregori jouent, exprimant avec subtilité les nuances de la grisaille.

Fantassin de l’ordre domestique
Voyez-le, attablé dans la salle à vivre, il rumine tout en cassant une grosse noix, histoire de remplir un trou, pas accablé, non, mais morose dans son pantalon en velours côtelé, dans sa chemise à rayures marron. Voyez-la, elle, dans sa jupe droite, élégance à peine fanée par la routine: elle débarrasse la table, ramasse les miettes, passe de la cuisine au living-room, toujours agile comme un fantassin de l’ordre domestique, dans le décor assorti, très années 1960, de Clément Schlemmer.

Ce ballet mécanique, c’est celui qu’ils se donnent tous les soirs, sans acrimonie, avec une forme d’indulgence – elle surtout – et d’énervement volatil. L’événement? Il a croisé un ancien ami, un certain Vidal, qu’il a invité à prendre le café, après le dîner. Il va arriver, alors, en attendant, ils conversent comme hier, comme demain. Il récrimine, les collègues de bureau pénibles, bien sûr. Elle étend les serviettes qui sortent de la machine à laver. Il grogne, elle trime. Il se renfrogne, elle voudrait rallumer la lumière. «C’est de nous deux que je te parle!» Lui: «C’est pas le moment.» Elle, fer à repasser à la main: «C’est exactement comme si je n’existais pas.»

L’Aquarium est la photo sépia d’une aliénation ordinaire. Attachée à des écritures qui délivrent jusqu’à la brûlure les intermittences du cœur, ses folles espérances et ses déroutes, Françoise Courvoisier règle ce pas de deux avec une précision de rémouleuse. Le texte est daté. Les femmes ne sont plus confinées à la vaisselle. La révolution féministe est heureusement passée par là – encore que… Mais l’usure du sentiment n’a pas d’âge.

Dans son cardigan blanc, Sophie Broustal s’alarme à l’instant et c’est comme si elle se jetait dans le vide: est-ce qu’il pourrait la quitter du jour au lendemain, aller au Canada, comme son beau-frère à elle qui a largué son épouse? Christian Gregori érige fissa sa misérable digue: «Eh! non je n’y vais pas puisque je suis ici, les fesses dans mon fauteuil, puisqu’on est toujours à parler de ta sœur ou des uns et des autres, avec leur histoire qu’on connaît par cœur depuis le déluge.» Sur une assiette de fête, des gâteaux secs. C’est ce qui reste quand les bouches ne savent plus dire.