Le fantôme jouissif de Grisélidis Réal revient aux Amis avec Contre-jour, première création de Mathi et Margot Lecoultre, sœur à la ville, étudiant-es ès putes à la scène. Campant des personnages décalés, entre clown et absurde, elles font leur les justes mots crus et poétiques de la reine des nuits genevoises. Un spectacle fort à l’esthétique belle et dépouillée.
Le prétexte est celui de Godot. On attend quelqu’un qui ne vient pas. Alors on remplit l’absence. On se toise, on se parle, on se questionne. En l’occurrence ici sur le travail du sexe. Connaître, est-ce comprendre ? Et d’abord qui est légitime pour en parler ? Quid du savoir sans l’expérience ? Faut-il l’avoir fait pour être crédible dans ce qu’on en dit ? Et que penser de la fonction sociale des prostituées ? Comment la misère et la fureur du monde s’exprimeraient sans elles ?
Autant de sujets vertigineux abordés par les deux actrices qui se présentent au public à la lumière d’un lampadaire, habillé-es de voiles colorés et transparents mettant en valeur les physiques, les gestes… et les tatouages. C’est d’ailleurs une des marques de fabrique de la jeune compagnie La Poudre à lever : accorder autant de soin au mouvement du corps qu’à celui du texte. Et c’est réussi. Tout au long du spectacle, il y a une double lecture excitante : celle d’un langage direct qui appelle une chatte une chatte et celle de ces corps jeunes, musclés et sensuels qui dansent sur scène en dévoilant ostensiblement les attraits décomplexés de la féminité.
Ainsi, Mathi Le Coultre en impose dans ses multiples talents de clown savant, de danseuse et d’acrobate. Iel impressionne particulièrement sur la barre de pole dance qui rappelle à dessein l’univers nocturne des strip-teaseuses. Sa sœur Margot excelle quant à elle dans ses différentes interprétations de personnages. Elle semble savoir tout faire, passant de l’ingénue à la dévergondée avec une facilité déconcertante. Et quel grand moment de théâtre assumé au moment de chanter, entre rock et blues, les mille déclinaisons de l’utilisation de la petite friandise…
Une autre belle idée du spectacle est de faire venir sur scène des archétypes de péripatéticiennes à mi-chemin de la princesse, de la fée, de la guerrière et de la prêtresse. Princesse car filles putatives (…) de la reine Grisélidis. Fée car assurément porteuse de magie pour absorber la violence du monde. Guerrière de l’armée révolutionnaire qui cherche à faire reconnaître les droits de son peuple. Et prêtresse car gardienne de cette église du Q sans laquelle tant d’hommes n’auraient aucun confessionnal pour déverser tous les liquides (sperme, larmes et fric) de leurs animalités blessées.
L’apparition de ces créatures de la nuit coiffées de chapeaux à perles permettent un plaidoyer pour le sens social du plus vieux métier du monde à travers quelques extraits bien sentis de la figure tutélaire réalienne. Se rappelle alors aux bourgeois le pouvoir des putes, ces admirables travailleuses sociales des corps et des âmes, sachant être là pour l’autre, cet autre souvent si seul et misérable derrière le vernis du statut social. Et, à contre-courant (contre-jour ?) de la morale bien-pensante et d’un certain féminisme radicool, de dire que la prostitution, ce lieu de nulle part, est un endroit magique, une alchimie féroce où vie et mort sont reliés par ce qui en est l’origine : le sexe. Comment dès lors ne pas accéder à la grande prière de Grisélidis réclamant qu’on les reconnaisse, elle et ses sœurs :
À tant d’amies disparues, mortes de solitude, de trop d’amour donné, jamais reçu : à leur mémoire, il faudra que je dise comment le quotidien les a assassinées, et le mépris des gens. Et comme elles étaient belles, généreuses, pleines de talent et de mystère, entourées de tous ceux qui avaient tellement besoin d’elles, qui avaient faim de leurs caresses, de leur tendresse, de leur infinie patience, de leur savoir, de leur pouvoir (…) À pas de louves, à pas de tigresses et d’oiseaux, nous marcherons sur la lune s’il le faut, nous gagnerons l’espace qui nous revient, à nous qui sommes le baume sur les blessures, et l’eau dans le désert, parfumées, étincelantes, offertes et blessées, douces et violentes, femmes et magiciennes, princesses de nos sens et du désir des hommes.
Ainsi l’esprit libre de cette grande figure tutélaire de la prostitution se lie aujourd’hui aux luttes féministes et queer pour questionner nos stéréotypes et dépasser les idées reçues. Le spectacle donne alors à réfléchir sans moraliser. Il permet d’agrandir le champ du pensable pour élargir celui des possibles. À travers ses silences, ses excès et sa poésie, il offre une succession de tableaux sensibles qui montre la force du théâtre comme acte politique. Et que c’est beau de voir ces deux artistes s’approprier un bout de l’héritage de la marraine des putes pour s’affirmer, se responsabiliser et s’engager.