DIMANCHE 13 JUIN 2021

Trois sonates d’Eugène Ysaÿe, suivies de la sonate que César Franck a composée pour le grand violoniste compositeur. L’occasion aussi de fêter la sortie du remarquable CD de Martin Reimann (image), salué par la critique musicale.

EUGÈNE YSAŸE

Eugène Ysaÿe (1858-1931) est une légende de la virtuosité violoniste inscrite dans la mémoire collective. Il était également un compositeur, qui mettait, bien sûr, son instrument à l’honneur.
En 1923, il entend son collègue de violon, Joseph Szigeti, interpréter les Six sonates et partitas pour violon seul de Johann-Sebastian Bach (BWV 1001-1006). Cela le motive pour composer un cycle de même nature, dont chacun des numéros est composé pour un virtuose de son époque, en tenant compte théoriquement de leur technique, mais étant pratiquement de l’Ysaÿe soi-même.
Ysaÿe adopte les mêmes modes que le cycle de Bach, 4 pièces en mineur et les deux dernières en majeur, les mêmes tonalités pour la première (sol mineur) et la dernière (mi majeur). Mais là où Bach a choisi ses tonalités selon une série de quintes à partir du do, Ysaÿe donne à ses pièces (2, 3, 4, 5,) les tonalités des cordes à vide du violon. Comme chez Bach, le cycle d’Ysaÿe comporte trois sonates en quatre (ou trois) mouvements, et trois autres en un ou deux mouvements (en quelque sorte les trois sonates et les trois partitas).
On remarque que les quatre mouvements de la première sonate sont une réplique conforme du plan adopté par Bach, avec un second mouvement fugato, qui serait typique des sonates d’églises ou du stile antico.
La première sonate est naturellement composée pour le hongrois Joseph Szigeti. La seconde est composée pour Jacques Thibaud, le français qui fut son élève, on y entend de magnifiques variations sur le Dies Irae, et des citations du prélude à la partita en mi majeur de Bach. La troisième, dédiée au roumain Georges Enesco est une ballade sur un rythme espagnol de habanera. La quatrième, une suite, est pour Fritz Kreisler. La cinquième est dédiée à son partenaire de quatuor, Mathieu Crickboom, et la sixième à Manuel Quiroga, qui fut le seul à ne pas avoir créé la pièce qui lui était offerte, pour des raisons de santé.

 

MARTIN REIMANN

Après avoir obtenu son prix de virtuosité pour violon à la Haute école de musique de Lucerne dans la classe de Gunars Larsens, Martin Reimann se rend à Paris afin de se perfectionner au Conservatoire Supérieur et en privé avec Ivry Gitlis. Membre des premiers violons de « l’Orchestre des Champs-Elysées » (dir. Philippe Herreweghe) et de «la Chambre Philharmonique », il est régulièrement appelé à jouer avec des ensembles tels que « l’Orchestre révolutionnaire et romantique », « Anima Eterna » ou le « Dresdner Festspielorchester » sous la baguette de chefs comme John Eliot Gardiner, Emmanuel Krivine ou Ivor Bolton.Passionné par la musique de chambre, Martin Reimann se produit à côté de partenaires tels que Bruno Pasquier,Alice Ader, Jos van Immerseel, Frank van den Brink. Un point central de son répertoire sont les six sonates pour violon seul d’Eugène Ysaÿe qu’il donne souvent dans leur intégralité en concert.

NICOLAS LE ROY

Nicolas Le Roy initie ses études de piano à Lille et les poursuit au conservatoire de Genève dont il sort diplômé en piano et accompagnement. Ses études terminées, il se perfectionne ensuite auprès de Pascal Rogé et Jean-François Antonioli. Passionné d’opéra, il collabore à de nombreuses productions en tant que chef de chant, notamment avec le Grand Théâtre de Genève. Il est pianiste officiel de Concours Internationaux tels que le CIEM (Concours International d’Exécution Musicale) ou Tibor Varga. En tant que soliste, il a une prédilection pour l’œuvre d’Olivier Messiaen et interprète à plusieurs reprises « Les Regards sur l’Enfant-Jésus ». Il joue également les répertoires à deux pianos, notamment avec le londonien Daniel Adni. Nicolas Le Roy est accompagnateur en HEM de Suisse occidentale (Genève, Lausanne) et se produit régulièrement en concert en tant que soliste, ou en diverses formations de musique de chambre.
Depuis mai 2018, il organise au sein du Théâtre des Amis à Carouge une série foisonnante de “matinées classiques”, qui rencontrent un plein succès auprès d’un public croissant. Il est également sonorisateur pour divers spectacles.

LA PRESSE

CRESCENDO MAGAZINE

MARTIN REIMANN ET DES CORDES EN BOYAU POUR DE SOUVERAINES SONATES D’YSAŸE, Pierre Carrive, 29 novembre 2020

Eugène Ysaÿe (1858-1931) : Six Sonates pour violon seul, Opus 27. Martin Reimann, violon. 2019. 68’51. Livret en anglais, en allemand et en français. 1 CD Passacaille. PAS 1083.

Le répertoire pour violon seul a connu plus de deux siècles de relative disette. Entre les Six Sonates et Partitas de Johann Sebastian Bach (1720), et les Six Sonates Opus 27 d’Eugène Ysaÿe (1927), on ne trouve guère que des œuvres écrites par des violonistes-compositeurs dont l’intérêt est le plus souvent essentiellement technique, voire pédagogique (même si cela n’exclut pas, comme pour les Vingt-quatre Caprices de Niccolò Paganini, une réelle valeur expressive). Mais, si l’on excepte les sonates de Max Reger (4 en 1900 et 7 en 1905), très influencées par Bach et qui, sans mériter sans doute le quasi oubli qu’elles subissent, ne peuvent rivaliser avec leur modèle, il faut attendre Eugène Ysaÿe pour retrouver une ambition musicale, et un niveau artistique assez élevé pour attirer les plus grands musiciens.

Six sonates, donc. Chacune, qui possède sa propre identité, est dédiée à un immense violoniste de ce temps, et donc collègue d’Ysaÿe. D’une grande difficulté mais remarquablement écrites pour le violon, elles sont idéales, isolément, pour des concerts, et prises dans leur ensemble pour un programme de CD (ou de 33 tours). Elles ont souvent été gravées, notamment par des violonistes en début de carrière discographique. C’est le cas de Martin Reimann, qui en est à son deuxième enregistrement, après un subtil Trio de Tchaïkovski (Passacaille, avec Claire Chevallier et Sergei Istomin), tout en finesse, sur instruments d’époque.

Là encore, le dos de la pochette nous prévient : cet enregistrement est réalisé sur cordes en boyau. Il faut savoir qu’au moment de la composition de ces œuvres, le débat faisait rage entre les violonistes qui se convertissaient aux nouvelles cordes métalliques, en particulier pour la plus aigue (la corde mi, dite chanterelle), quand d’autres restaient fidèles au boyau. Dans le livret, des citations en attestent : Toscha Seidel et Mischa Elman défendent le boyau au nom du toucher et de la qualité du son, tandis que Jacques Thibaud annonce avoir franchi le cap à cause de la fragilité du boyau.

Nous sommes donc en présence d’un enregistrement « historiquement informé » d’œuvres écrites en 1923. Voilà quelques années maintenant que cela ne surprend plus beaucoup, tant de pianistes ayant utilisé de merveilleux instruments du début du XXe siècle. Mais c’est beaucoup plus rare de la part de violonistes, et ne serait-ce que pour cette raison, la démarche de Martin Reimann doit être saluée.

Mais il y a bien d’autres raisons, plus profondes, de se réjouir de cet enregistrement. Tout d’abord, nous sommes frappés par la douceur de la sonorité des aigus, le grain de son des graves, la netteté des attaques, qui ne sont jamais dures. Il faut aussi noter l’excellente prise de son de Jean-Daniel Noir, précise et naturelle, en parfaite cohérence avec l’interprétation.

Il existe des versions de ces sonates plus flamboyantes, plus extraverties, sans doute plus impressionnantes sur le plan de la virtuosité pure. Ce n’est clairement pas le parti pris de Martin Reimann. Il ne cherche surtout pas l’esbroufe. Les tempos sont dans l’ensemble plutôt mesurés (mais quand il le faut, il peut aussi se montrer d’une vélocité magistrale), et la lisibilité polyphonique est toujours remarquable.

Il y a dans tout cela un maintien de grande tenue. Peut-être que certains trouveront que cette maîtrise nuit à un engagement émotionnel plus perceptible. C’est affaire de goût. Car cette hauteur de vue n’est en aucun cas froideur. Le jeu de Martin Reimann est d’une fluidité qui nous rend complice de son interprétation. Assurément, la sensibilité est bien là, et ce musicien sait exprimer une tendresse très émouvante.

Dans le livret trilingue, un long texte de Richard Sutcliffe, très intéressant, sur l’école belge de violon. Il est dommage que la question des cordes métalliques vs boyaux n’y soit pas développée (elle n’est donc abordée que dans les citations de violonistes, ainsi que dans les quelques lignes du dos de la pochette, mais rien de tout cela n’est traduit, de sorte que l’acheteur non anglophone passera à côté de la question), et surtout l’on peut regretter qu’il n’y ait pas un mot sur les œuvres. On trouve aussi, dans le livret, de très émouvantes photos. Une d’Ysaÿe en page de couverture, avec un regard à la fois perçant et lointain et où, malgré le recadrage, on devine le colosse qu’il était. Puis chacun des six destinataires de ces Sonates(Szigeti, Thibaud, Enesco, Kreisler, Crickboom et Quiroga), œcuméniquement réunis sur la même page. Et enfin, l’interprète (photographié par Damien Guffroy) avec le visage dans l’ombre derrière son violon – et ses cordes en boyau – qui capte toute la lumière, puis en dernière page à nouveau le compositeur (photographié par la Reine Élisabeth de Belgique), en costume et avec son violon sur des dunes au bord de la mer, où il était venu jouer pour les flots pendant la Première Guerre mondiale.

CLASSICA

EUGÈNE YSAŸE, 6 Sonates pour violon seul op.27 Martin Reimann (violon), Michel le Naour, juin 2021

Par leur exigence et leur dimension virtuose, les Six Sonates d’Ysaÿe attirent souvent les jeunes musiciens qui y voient matière à briller mais aussi à exalter les possibilités de leur instrument. Martin Reimann, disciple d’Ivry Gitlis et membre des Philarmonique, a ainsi opté pour une exécution sur cordes en boyau. La vibration sonore, la subtilité des harmoniques, la netteté des attaques et la variété des couleurs ouvrent de nouveaux horizons. Les tempos choisis ne précipitent jamais le discours (Sonate N°1), sans pour autant musarder (Sonate N°3) : la technique d’archet et les possibilités d’un soliste rompu à l’exercice de la musique historiquement informée lui permettant d’aborder ces pages sans frémir (Sonate N°6), en privilégiant la lisibilité et la tendresse plutôt que les effets de manche (Sarabande de la Sonate N°4). Un enregistrement qui sort des sentiers battus, judicieusement accompagné d’une notice sur l’école belge de violon.