26 AVRIL – 30 AVRIL 2022

De Christopher Hampton, d’après les témoignages et la vie de Brunhilde Pomsel
Traduction Dominique Hollier

Avec Judith Magre. Mise en scène Thierry Harcourt. Assistante Stéphanie Froeliger
Musique Tazio Caputo. Lumière François Loiseau

 

Horaires
Mardi 20h • Mercredi, jeudi, samedi 19h • Vendredi 20h30

SYNOPSIS

Créé au Théâtre de Poche Montparnasse à Paris, en août 2021, Une vie allemande porte une vision inédite sur une période de l’histoire, qui n’a pas encore livré tous ses secrets. Le spectacle connaît un succès retentissant.

La grande comédienne française, Judith Magre, retrouve le metteur en scène Thierry Harcourt pour incarner Brunhilde Pomsel, qui attendit un âge avancé pour livrer ses souvenirs, 70 ans après la fin de la guerre. Dans Une vie allemande, l’auteur britannique Christopher Hampton trace le portrait d’une femme troublante et ambigüe, assurant n’avoir rien su de la solution finale.

Production Théâtre de Poche Montparnasse

 

LA PRESSE

LA TRIBUNE DE GENÈVE

JUDITH MAGRE: “JE NE M’INTÉRESSE PAS”, Katia Berger, 30 avril 2022

Avec 70 ans de planches dans les jambes et plus de 200 rôles dans le ventre, l’actrice vient de monologuer quelques représentations au Théâtre des Amis, où l’a invitée son amie Françoise Courvoisier.

Sa bouche est une cerise. Ses cheveux, le pelage d’un goupil. Ses mains, une paire d’alouettes. Derrière ses verres, teintés, on devine des feux follets. Sa voix claque, tantôt cassante ou câline – toujours dans cet ordre. Judith Magre, 95 ans, a la gouaille d’une Edith Piaf éraillant: “J’m’en fous pas mal, y peut m’arriver n’importe quoi, j’men fous pas mal, j’ai mon dimanche qui est à moi…” Mais parce que le franc-parler ne dit pas toujours vrai, on devine aussi, par en dessous, cette minaudière de chez Brassens: “Elle m’a dit d’un ton sévère, qu’est-ce que tu fais là, mais elle m’a laissé faire, les filles c’est comme ça !”
Elle en a connu, du beau monde, celle que filma tour à tour René Clair, Claude Lelouch ou Paul Verhoeven; celle qui donna ses lettres de noblesse à l’émission télévisée “Au théâtre ce soir”; celle qui, surtout, porta les instructions scéniques de Jean-Louis Barrault, Georges Wilson ou Patrice Kerbrat. Sa mémoire fourmille, sa langue gambade, et rien, en une heure d’entretien, n’ébranle l’indécrottable aplomb de la Simone Dupuis née en 1926.

Pourquoi alors Judith Magre ?
Mais ça ne vous regarde pas, voyons !

Fille d’industriels, il paraît que vous avez eu une jeunesse plutôt mouvementée ?
J’ai grandi dans une famille chaleureuse, formidable, de sept enfants – on n’est plus que trois. C’est juste que je n’étais pas extrêmement disciplinée. On m’a envoyée dans une pension catholique à Paris, et là, j’ai fait les quatre cents coups. Je faisais le mur la nuit, pour rentrer à 6h du matin. Et la famille, qui était très bien, et le pensionnat, qui était très bien, m’emmerdaient, voilà tout !

Des cours de dans auprès de Lucette Destouches, la femme de Céline, ça fait voyager dans le temps !
J’ai été l’amie de Lucette, et j’ai très bien connu Céline, qui était un personnage extraordinaire, charitable, chez qui j’allais souvent avec mes amis Roger Nimier et Marcel Aymé. Ce qui ne m’empêche pas de désapprouver beaucoup de ses idées. On peut être fabuleux et antisémite. Tout le monde n’est pas ou tout blanc, ou tout noir, très loin de là.

De quoi était faite votre vie ?
J’ai toujours eu un amoureux, j’en avais donc à ce moment-là, comme avant et comme après. Quand l’un partait, j’avais du chagrin, mais il fallait bien qu’un autre vienne ! Je n’avais pas d’argent, mais pas un homme ne m’a jamais donné un sou. Je ne suis jamais  tombée sur des gens riches, plutôt des journalistes, des peintres, des musiciens – des gens comme moi. Plus tard, j’ai été mariée avec un homme que j’ai beaucoup aimé, Claude Lanzmann, avec qui ça a été merveilleux jusqu’à ce qu’il devienne une autre personne et qu’on finisse amis. J’ai toujours travaillé, mais j’ai toujours dépensé plus que je ne gagnais – en tailleurs Chanel, en belles chaussures. Les premières années, quand j’ai quitté la famille et que me suis retrouvée seule à Paris, j’en ai bien bavé, matériellement. Ayant connu cela, je plains beaucoup les malheureux qui se demandent comment ils boufferont demain. Plus tard, j’ai eu la chance que mon père m’offre un appartement, c’était un souci de moins après le vagabondage de petits hôtels minables en petits hôtels minables.

Vous préfériez jouer sur scène ou devant la caméra ?
J’ai fait relativement peu de cinéma. Tandis que le théâtre, je ne l’ai jamais arrêté. Sur scène, j’ai souvent eu les premiers rôles, devant la caméra, presque jamais. Mais jouer pour l’un ou l’autre, c’est pareil. J’ai toujours travaillé avec des gens que j’aimais, y compris à la télévision ou à la radio. La forme, ça m’est égal. On ne m’a jamais obligée à faire quelque chose qui. me déplaisait. Jamais un homme ne m’a fait chier: s’il avait essayé, il ne m’aurait pas vue longtemps.

Vous étiez impressionnée par les artistes que vous côtoyiez ?
J’entretenais avec eux un rapport d’amour et d’admiration. Si les gens voulaient travailler avec moi, ça voulait dire qu’ils m’aimaient, et ça se passait très bien. Je n’ai jamais eu de différend, ni avec un metteur en scène, ni avec un acteur ou une actrice. À partir du moment où quelqu’un vous demande, vous l’aimez et lui obéissez. Il m’est arrivé de faire quelques coups pendables, mais ne me suis jamais révoltée. J’ai subi des choses douloureuses, comme tout le monde, mais on ne m’a pas imposé de trucs qui me contrarient.

Vous-même, vous vous jugez aussi bonne au cinéma qu’au théâtre ?
Je ne me regarde pas au cinéma, c’est-à-peine si je vois une fois les films auxquels je participe. Au théâtre, par la force des choses, je me vois encore moins ! Vous savez, je ne m’intéresse pas. Mais alors, pas du tout. Je suis contente quand je fais des trucs qui marchent, et j’ai rarement connu de bides. Comme tout le monde, j’apprécie qu’on m’apprécie. Mais je n’ai pas de regard sur moi. Je suis actrice, pas spectatrice de moi-même.

Quel type de femmes avez-vous incarné ?
J’ai joué une palette de rôles très large. J’ai été Cassandre trois fois, chez Giradoux, Eschyle et Euripide. Mais ce n’est pas ce qui a marqué ma carrière. Je joue un rôle, je deviens la bonne femme que je raconte, c’est tout. On me dit quoi dire, basta. À partir du moment où je fais exister un personnage, il me ressemble. Je dis les mots d’une prostituée ou d’une secrétaire, du nazi, ses que je me sente d’avantage l’une ou l’autre. Et quand je quitte la scène, je n’y pense plus. Là, je suis devant vous, je mène semble pas à celle que je serai dans une demi-heure dans ma chambre, ni à celle que je serai ce soir sur scène. Tout dépend de la situation. Je ne suis rien de plus qu’un caméléon.

Avez-vous des projets ?
Un film et une pièce, oui. Si je suis fatiguée ? J’ai perdu ma soeur il y a deux semaines, et ne m’en remets pas. Elle était la seule chose qui me retenait au monde, on se téléphonait trois fois par jour. Tout à coup, je me sens complètement paumée. Depuis sa mort, oui, je me sens complètement paumée. Depuis sa mort, oui, je me sens fatiguée, et ça réveille les douleurs de mon genou cassé. Mais si j’arrêtais de travailler, qu’est-ce que je ferais ?

Le plus tard possible, qu’aimeriez-vous voir inscrit sur votre épitaphe ?
Rien du tout. Je m’en fiche royalement. Qu’on me foute dans la poubelle municipale ! Les honneurs, moi… Je ne vais jamais au cimetière, et je ne donnerai pas d’instructions pour qu’on vienne me voir. Les pleurnicheries sur ma tombe, je n’en ai rien à faire. Quand les hommes que j’aimais sont morts, ça, ça m’a fait de l’effet. Pendant qu’on vit, les choses comptent, mais une fois que c’est fini, c’est fini. Surtout dans le cas d’une petite actrice.

CINQ QUESTIONS BUISSONNIÈRES

Quel est votre principal trait de caractère? 
J’aime pas qu’on m’embête.

Quels sont vos trucs pour apprendre un texte ?
Je répète, je répète, tatatatata. Par la suite, j’oublie mes tirades. Sauf une, le “songe d’Athalie”, que j’ai apprise à 7 ans pour me donner des frissons: “Un horrible mélange d’os et de chairs meurtris et trainés dans la fange, des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens dévorants se disputaient entre eux…”

Une anecdote marquante ?
Jean Vila m’appelle: “Silvia Monfort est malade, pouvez-vous reprendre le rôle de Chimère dans trois jours ?” Je dis oui, passe les trois jours à bosser comme une folle, et apprends au dernier moment que Silvia Montfort est rétablie et que je ne la remplacerai pas. Ça a été un effondrement. Quelques années plus tard, Vilar m’engage dans “La guerre de Troie n’aura pas lieu”, en Avignon. Sur le plateau de la cour d’honneur, on nous amène de lourdes perruques à coiffer. Épouvantable. J’attrape la mienne et me mets à la piétiner. Tous les comédiens se disent que je vais être foutue à la porte: pas du tout, on s’explique avec Vilar, et on devient les meilleurs amis du monde.

Êtes-vous traqueuse ?
L’horreur. N’en parlons même pas. Rien que de l’évoquer, je me sens mal.

Qu’éprouvez-vous lors des saluts ?
Si les gens ont l’air d’avoir aimé, ça me fait plaisir, sinon ça ne me plaît pas, voilà. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

BIO EXPRESS

20 novembre 1926 Naissance en Haute-Marne de Simone Dupuis

Fin 1940 Décroche de petits rôles au cinéma sous le nom de Simone Chambord

1953 Adopte le pseudonyme de Judith Magre

Début des années 60 Intègre la compagnie Renaud-Barrault, puis rejoint le Théâtre national populaire

1963 Épouse le cinéaste Claude Lanzmann, dont elle divorcera en 1971

2000 et 2006 Molière de la meilleure comédienne

2014 “Les combats d’une reine”, d’après Grisélidis Réal, sous la direction de Françoise Courvoisier

Avril 2022 “Une vie allemande” au Théâtre des Amis

 

LE TEMPS

JUDITH MAGRE, UNE COMÉDIENNE FAUVE FACE AUX OMBRES DU NAZISME, Alexandre Demidoff, 27 avril 2022

A 95 ans, l’actrice est somptueuse dans la peau de la secrétaire de Joseph Goebbels, sur la scène des Amis à Carouge. Confession d’une croqueuse de diamants.

Et si l’on sablait le champagne, Judith? Il est 13 heures et la légendaire Judith Magre, son grand manteau encre de tsarine en campagne, ses bottines d’escapade vous attendent dans un hôtel de charme à Carouge. La comédienne a toujours aimé la fête, au Rosebud jadis, ce repaire parisien où elle palabrait jusqu’à plus soif avec son mari d’alors, le cinéaste et écrivain Claude Lanzmann, où passaient Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, où l’on était zazou pour la vie, où l’aube poignait sur un air de java, jazz à tous les étages.

Il est 13 heures, donc, et c’est l’heure non du Dom Pérignon, mais des réminiscences à l’eau pétillante. Depuis mardi, cette comédienne-fleuve joue dans l’écrin des Amis (jusqu’au 30 avril), à deux bonds de là, Une Vie allemande. Cardigan sable sur blouse blanche, elle incarne Brunhilde Pomsel, l’une des secrétaires de Joseph Goebbels, une femme ordinaire charriée dans le courant des années 1930, une irresponsable qui s’extasie qu’«avec Hitler, il faut dire que les choses se sont bien arrangées».

L’amour des bolides
Elle est Brunhilde, donc, telle que l’auteur Christopher Hampton l’a imaginée dans une maison de retraite, telle que Thierry Harcourt la met en scène, face à son petit bureau, face à sa conscience en vérité, à celle du public aussi. Elle n’a pas l’âge du rôle: Madame Pomsel a 102 ans, Madame Magre 95. Dans un sourire qui est une grâce, elle commence sa confession ainsi: «Il y a tellement de choses que j’ai oubliées…»

Face à une salle chavirée, elle dit ces années noires qui ont succédé aux Années folles, et chacune de ces phrases pulse. Une morsure, une caresse, une clarté au milieu des ombres. Judith Magre habite son texte en insatiable. Sous le choc de la performance, le comédien genevois Juan Antonio Crespillo, présent dans la salle, souffle à la sortie: «On voudrait que tous les jeunes acteurs admirent la vie qu’elle met à chaque instant.»

A l’auberge, derrière ses lunettes fumées, Judith prétend pourtant qu’elle n’aime pas les planches tant que ça. On a peine à croire. N’a-t-elle pas joué pour Jean Vilar, l’apôtre du Théâtre national populaire, le fondateur du Festival d’Avignon? N’a-t-elle pas fraternisé sur scène avec Jean-Louis Trintignant, échangeant en coulisses sur leurs bolides respectifs? N’est-elle pas appelée par les écorchées rebelles, la Genevoise Grisélidis Réal en 2010 à la demande de Françoise Courvoisier, aujourd’hui directrice des Amis?

«Mais je vous assure que je suis malade de trac et qu’avec le temps, c’est de pire en pire.» Cette panique est à l’origine d’un des débuts de carrière les plus burlesques de l’histoire. Elle a 25 ans peut-être et elle joue en tournée à Innsbruck une comédie d’Emile Mazaud. Le régisseur la pousse sur les planches et, patatras, elle glisse avec son ombrelle et son canotier. C’est un vol plané et une vague de rire dans les rangées. C’est ce qui s’appelle avoir le sens de la chute.

Judith Magre, ses lèvres myrtille et sa chevelure rousse léonine sont une toile cubiste en soi. A l’origine, il y a une fillette très mûre, raconte-t-elle, indomptable et joyeuse dans la grande maison de sa Champagne natale. Sa mère l’habille en marquise pour un spectacle du village. Serait-ce la naissance d’une vocation? «Mais non!» balaie-t-elle. «Je ne voulais absolument pas me montrer en public. Je ne m’aimais pas. Et je ne me supporte toujours pas. Je ne lis jamais les articles qui me sont consacrés…»

«Mais vous arrive-t-il de regarder vos films, Les Amants de Louis Malle parmi tant d’autres?» «Non… ou alors par hasard… Ma vie est faite d’occasions manquées. J’étais à New York et Tennessee Williams m’envoie une pièce qu’il avait écrite pour moi. Je n’ouvre pas l’enveloppe. Et quelques mois plus tard, je découvre qu’une autre comédienne la joue. Si je devais écrire mes Mémoires, je les appellerais L’Histoire de ma vie ratée

S’il fallait vraiment choisir un titre, on opterait plutôt pour Le Jeu de l’amour et du hasard. Elle se souvient de ses 13 ans et de l’exode de 1940. Des ruines du village après la guerre. De ses tâtonnements quand elle s’inscrit en philo à la Sorbonne. Elle a rompu avec sa famille. Elle tire le diable par la queue et elle tombe sur une photo de l’acteur René Simon, qui a lancé un fameux cours de théâtre. «Comme il était entouré de créatures de rêves et que je me trouvais très laide, je suis allée le voir. Je lui ai récité La Loreley d’Apollinaire. Au bout de trois phrases, j’ai fondu en larmes. Il a lancé à l’assistance: «Vous voyez cette imbécile, elle va faire une carrière.» Trois mois après, j’étais à Innsbruck.»

«J’ai mes grigris»
Et ce fameux trac, comment le jugule-t-elle? «J’ai mes grigris. Je porte une culotte rouge quand je joue. Et j’ai un petit barreau offert par un ami, que je glisse dans mon soutien-gorge. Dans ma loge, je prends le temps de me maquiller, c’est le moment où je me détends. Après, je me concentre sur le premier mot…»

Mardi soir, elle a déroulé Une Vie allemande comme si c’était la sienne, avec une honnêteté féroce. A la fin, elle confie au public, dans un rire fauve: «Je m’en fiche complètement de vivre, ce que je veux, c’est avoir de gentilles conversations avec vous.» C’est la profession de foi d’un monstre sacré. «N’utilisez pas ce mot de «sacré», je le déteste! Ou alors dites que je suis un monstre tout court…» Cette fois, c’est l’heure du champagne, Judith!

PROFIL

1958 Joue dans «Les Amants» de Louis Malle.
1962 Incarne Cassandre dans «La guerre de Troie n’aura pas lieu» de Jean Giraudoux au Festival d’Avignon.
1963 Epouse Claude Lanzmann, dont elle divorce en 1971.
2010 Célèbre Grisélidis Réal dans «Les Combats d’une reine», montée par Françoise Courvoisier.

 

RTS / VERTIGO

“UNE VIE ALLEMANDE”, JUDITH MAGRE DANS L’OMBRE DE JOSEPH GOEBBELS, Thierry Sartoretti, 28 avril 2022

Au Théâtre des Amis, à Carouge, jusqu’au 30 avril, la comédienne Judith Magre incarne Brunhilde Pomsel, ancienne secrétaire du propagandiste nazi Goebbels. C’est le récit d’une vie allemande entre confession et non-dit, culpabilité et responsabilité.

Imaginez Berlin à la fin des années 1920. L’Allemagne vit au rythme de la république de Weimar. Vie nocturne folle et situation économique périlleuse. Une vieille dame se souvient: “Comme j’étais l’aînée et la seule fille, tout était toujours de ma faute: tu étais là, pourquoi tu n’as rien fait pour l’empêcher? Mais malgré tout, ça allait, on était une famille allemande normale”.

A l’âge de 102 ans, sept décennies après la fin de la guerre, Brunhilde Pomsel raconte sa vie, avec une mémoire sélective, face à une caméra. C’est le témoignage rare et ultime d’une femme qui a connu, fréquenté, collaboré avec les plus hauts cercles du pouvoir nazi allemand.

Les mots d’une centenaire
De poste de dactylo en boulot de sténo, Brunhilde a fait partie du secrétariat du propagandiste Joseph Goebbels. Une modeste employée zélée et toujours disponible. En 1945, capturée à Berlin par les Soviétiques, elle passe cinq ans en détention dans un ancien camp de concentration devenu prison pour les nazis. La vieille dame se souvient du soleil, de la soupe à l’orge et des aubades des membres de la philharmonie: “Buchenwald, c’était pas si terrible”.

Aujourd’hui, Brunhilde Pomsel n’est plus. Ses mots ont été repris et agencés par le dramaturge anglais Christopher Hampton, traduits en français par Dominique Hollier, sobrement mis en scène par Thierry Harcourt et c’est désormais la comédienne française Judith Magre qui porte cette parole troublante.

Entre candeur et détachement
Au Théâtre des Amis, à Carouge, elle est assise devant nous. Une lampe, un secrétaire, quelques vieilles photos et ses notes. L’histoire défile: “Eva avait reçu l’ordre de faire du travail manuel pour la ville, mais elle avait refusé. Donc toutes ses allocations avaient été suspendues. Qu’est-ce qu’on pouvait faire? Rien. (…) Aujourd’hui les gens aiment croire qu’ils en auraient fait davantage pour les pauvres juifs persécutés. Et je suis sûre que quand ils disent ça, ils le pensent sincèrement. Mais ils ne l’auraient pas fait. Tout le monde avait bien trop de problèmes pour s’inquiéter des juifs. C’était comme si le pays entier était sous cloche. L’Allemagne était un gigantesque camp de concentration.” Eva, l’amie juive de Brunhilde, disparaîtra à Auschwitz en 1944.

Ce seul en scène trouble à plus d’un titre. D’abord parce que le personnage est ambivalent. A la fois sympathique et glaçant, oscillant entre une candeur absolue et un détachement total quant à ses éventuelles responsabilités de petite main de la machine nazie.

Une sacrée présente scénique
Comédienne d’exception à la carrière-fleuve, que ce soit au cinéma ou au théâtre où elle a joué pour les plus grands (de Guitry à Lelouch, de Barrault à Régy), Judith Magre donne à son personnage l’ambiguïté du charme et de la séduction.

Nonagénaire, la comédienne possède toujours une sacrée présence scénique. On s’amuse souvent dans ce récit qui observe la grande Histoire par le biais de l’anecdote: ses habits élégants venus de Paris occupé, cette dinde avalée à toute vitesse chez les Goebbels, ce lit rose où le dignitaire reçoit ses maîtresses, actrices vedettes de ses films de propagande.

En découvrant cette “vie allemande”, on songe aussi à Claude Lanzmann. Judith Magre et lui ont été mariés huit ans et sont restés amis. Lanzmann, c’est le résistant, le cinéaste du documentaire-fleuve “Shoah”. Il avait aussi tourné un film à part: “Un vivant qui passe”. On y découvrait le délégué suisse du CICR qui avait visité sous la conduite des nazis le camp de concentration de Terezin. Il avait alors déclaré dans son rapport n’y avoir rien vu de particulier.

Face à la vie de la secrétaire Pomsel, la même question demeure: qu’a-t-elle vraiment vu? Ou plutôt pas voulu voir? “Comment se sentir coupable de quelque chose dont on ne sait rien?”, conclut le personnage, décédé en 2017 à l’âge de 106 ans.

La vie d’aujourd’hui
Dans cette “vie allemande”, d’autres propos interpellent. Ils concernent notre époque actuelle jugée par l’expérience d’une vieille dame: “Les gens s’en fichent. Ils regardent toutes les horreurs qui se passent en Syrie, et puis éteignent la télé et ils sortent dîner. Remarquez, de nos jours, je ne crois pas que les gens seraient assez bêtes pour gober le genre d’âneries que nous avons gobées. Tout ce baratin, je ne pense pas qu’on puisse encore faire avaler ça aux gens”.

Par exemple, comme une “opération spéciale” dans un pays voisin contre un gouvernement de nazis drogués et qui protégerait les civils grâce à des bombardements délicats?

 

Tout dans le jeu de Judith Magre exprime le flux changeant, vivant et piégeant, des mots accolés au temps. C’est en cela qu’elle est magnifique. 
LE MONDE

Drôle de spectacle où, à la légèreté d’une dame de 102 ans interrogée sur son rôle de secrétaire de Joseph Goebbels, vient s’apposer la rage exprimée par l’immense Judith Magre afin de mener jusqu’au bout sa mission de comédienne. C’est pour elle qu’il faut voir cette représentation. 
TÉLÉRAMA – TT

Judith Magre est remarquable. La comédienne a cette beauté qui viendrait, l’âge venu, de l’âme et de la sagesse. Cette noblesse qui fait d’elle un peu plus qu’une femme ordinaire. Se glisser dans la peau de la secrétaire de Goebbels, c’est coucher avec le diable. Une sacrée et troublante performance.
LE FIGARO

Un monologue troublant, mais aussi sensible et drôle. Judith Magre nous le fait formidablement sentir. À la fin les spectateurs vacillent mais applaudissent longuement.
LE CANARD ENCHAÎNÉ

Judith Magre fait de la parole souvent dérangeante d’une femme, qui prétend n’avoir rien su des camps alors qu’elle travailla notamment au ministère de la Propagande dans les équipes rapprochées de Goebbels, du vrai théâtre. 
LE JOURNAL D’ARMELLE HÉLIOT