8 JUIN – 27 JUIN 2021

De Charles Bukowski

Avec Julia Batinova, Lionel Brady et Philippe Mathey. Mise en scène et adaptation Julien Tsongas
Lumière Rinaldo Del Boca. Scénographie Célia Zanghi. Couture Sarah Bru
Son Graham Broomfield. Photos Daniel Calderon

Horaires
Mardi 20h • Mercredi, jeudi, samedi 19h • Vendredi 20h30 • Dimanche 17h
Relâche lundi

SYNOPSIS

Cap sur la folie ordinaire, celle qui sommeille en chaque individu. La plume de Bukowski, tout d’abord abrupte et trash, se coule peu à peu dans la vie et gagne en maturité. Elle arrondit les angles, estompe sa brutalité…

Julien Tsongas, fasciné depuis l’adolescence par l’icône de la contre-culture des années soixante, donne dans son adaptation la parole au poète (L’amour est un chien de l’enfer), au nouvelliste (Journal d’un vieux dégueulasse) et enfin, au romancier (Factotum, Women, Pulp).

Charles Bukowski, écrivain américain d’origine allemande, aurait eu 100 ans le 26 août 2020. Séducteur et alcoolique invétéré, il survit à ses démons grâce à l’écriture, à laquelle il voue un véritable culte.

Coproduction Les Amis – Le Chariot / la Cie des Rêves, avec le soutien de la Loterie Romande, de la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature et du Fonds mécénat SIG.

 

LA PRESSE

LE TEMPS

A CAROUGE, LE MISANTHROPE BUKOWSKI SE RÉVÈLE DRÔLE, LUCIDE ET ATTACHANT, Marie-Pierre Genecand, 16 juin 2021

Loin de l’image de l’ivrogne provoc, Julien Tsongas rend justice à la profondeur de l’écrivain américain. Au Théâtre des Amis, on le découvre défenseur d’une vie pleinement et intensément vécue.

Précipités percutants
«La récession, c’est quand votre femme se tire avec le premier venu. La dépression, c’est quand le premier venu vous la ramène. […] Certains ne deviennent jamais fous, leur vie doit être ennuyeuse. […] Mieux vaudrait sentir davantage et penser moins. […] La majeure partie des morts l’étaient déjà de leur vivant. […] Les êtres humains? Des copulateurs sans conscience.» Et ce dernier aphorisme, si pertinent: «Attention aux prêcheurs, attention à ceux qui savent!»

Basé sur quatre des multiples ouvrages du prolifique auteur, ce spectacle est un régal en matière de précipités percutants. Si c’est l’alcool qui donne au style un tel tranchant, on devrait tous boire, et beaucoup, avant de prendre la plume! Mais le tranchant, Bukowski le détenait surtout pour avoir connu les coups de son père, alors qu’il était enfant. Et, plus tard, une terrible acné qui a couvert son corps et son visage de pustules et que sa grand-mère, raconte-t-il, crevait à coups de crucifix en maudissant le diable, tandis que le grand-père pestait contre tout ce qui n’était pas blanc.

La mort dans sa poche gauche
Dans cette partie de la soirée consacrée au parcours de ce perdant magnifique, on apprend aussi qu’il a suivi une école de journalisme, «car c’est un métier de planqué», qu’il boit pour oublier cette mort qu’il trimballe dans sa poche gauche et à qui, il lance, bravache: «Salut beauté, à quand notre rencard?» Clair que Bukowski a souvent pensé à se suicider, mais même ça, dit-il, au comble de la déprime, c’est trop de travail.

«Je ne désire qu’une chose, fuir», lance-t-il, exaspéré par ces gens qui vivent «en deçà d’eux-mêmes» en s’accrochant aux bouées de sauvetage que sont le surf, le cricket, le zen, la diététique, la télévision, etc. Lui hait la télé, et même le cinéma, qu’il trouve trop fabriqué. D’ailleurs dans Hollywood, un roman qu’il a publié en 1989 après sa collaboration avec Barbet Schroeder sur Barfly, le cruel censeur se moque de ces stars qui «se font refaire le visage à coups de peau des fesses et s’étonnent ensuite d’avoir une tête de cul».

Humour et complicité
On rit dans ce spectacle qui se moque de tout et de tout le monde avec mordant. On rit quand Philippe Mathey fait le grand-père ou le recruteur fou de l’US Army. On rit encore quand Bukowski répond aux questions de Lionel Brady, transformé en reporter belge. Mais on est plus mélancolique quand Julia Batinova évoque en anglais l’amour, «ce brouillard qui brûle aux premières lueurs du jour et de la réalité». Ou lorsqu’elle assure que «pour avoir du style, il faut mettre sa peau sur la table». Et on ne rit plus du tout lorsque Mathey-Bukowski, grand tendre qui avance masqué, évoque Marina, la fille de l’écrivain qui, seule, a le pouvoir de l’apaiser.
Les mérites de cette création? Sa très belle construction et le fait que la parole circule en toute fluidité entre les aspects biographiques, les observations critiques et les envolées poétiques. Grâce à la qualité et la superbe complicité des comédiens, on navigue voiles au vent sur le flot bukowskien et la traversée, hors de toute provocation gratuite, nous emmène très loin dans l’humain.

 

TRIBUNE DE GENÈVE

CHARLES BUKOWSKI, TROIS VOIX À CONTRE-COURANT, Katia Berger, 09 juin 2021

Avec «The Big Bukowski», le comédien genevois Julien Tsongas passe à la mise en scène en honorant l’auteur qui l’a marqué à l’adolescence. À partir de l’œuvre, il tisse une anthologie chorale.

Un canon pour trois
Pour restituer chronologiquement à la fois la biographie et la pensée de Bukowski, Tsongas confie ses citations à trois voix entrelacées. Celle de Philippe Mathey, hirsute en costume des seventies, qu’on découvre au prologue en train de harceler l’inconnue qui a répondu à sa petite annonce, et qui incarnera par la suite la part nihiliste du personnage arrivé à maturité. Celle de Lionel Brady, qui, tantôt en anglais ou en français, donne vie à la part romantique, suicidaire parfois, du jeune boutonneux maltraité par ses parents. Et celle de Julia Batinova, prévue pour le rôle dès la genèse du projet, qui, outre la part féminine de l’ours, assume la facette slave de cet immigré allemand affublé d’un patronyme polonais. Trois dimensions qui convergent dans un même culte voué aux symphonies de Mahler, aux fonds de bouteilles et au salut par le sexe.

Tant l’auteur, les comédiens que le metteur en scène sont portés par une même exaltation. C’est à leur ferveur à tous que l’on doit la sincérité livrée sur le plateau des Amis. Et c’est sur le compte de cette même fébrilité qu’il convient de mettre le ton par moments exagérément sentencieux aussi bien des extraits de textes, du jeu d’acteurs que de la dramaturgie.

 

L’ESPOIR DANS LE DÉSESPOIR

Entretien avec Julien Tsongas, réalisé par Léa Déchamboux, mai 2021

Quand as-tu découvert Bukowski ?
J’ai découvert Bukowski pendant mon adolescence, au début des années 90. Comme pour bien des adolescents, c’est une période pendant laquelle on se pose beaucoup de questions. Sur le monde, sur l’amour, qui on est, où on va, ce qu’on veut faire, ne pas faire…  Bref, une période compliquée !

Un ami m’a offert un Bukowski en me disant « Tiens, lis ça ». J’ai lu, et ça m’a fait beaucoup rire ! Aussi étrange que ça puisse paraître, vu le nihilisme légendaire du bonhomme, cela m’a même donné de l’espoir. Grâce à l’humour, sans doute, vainqueur éternelle de la morosité. La vie est belle, malgré tes doutes, semblait-il me souffler entre les lignes. Et je ne suis certainement pas le seul à éprouver cela en le lisant.

Donc ta première impression de Bukowski a été une notion d’espoir ?
Oui, d’espoir. Le fait qu’on pouvait se sentir écrabouillé par l’existence mais qu’en fait, ce n’était pas grave. Qu’on pouvait relativiser la gravité des choses, s’en détacher plus ou moins. Surtout quand on est un être sensible et que les choses nous atteignent peut-être plus fortement que d’autres. Cette distance est précieuse.

Sa langue aussi m’a plu parce qu’elle est très direct. On a peut-être l’impression que c’est facile d’écrire comme ça mais en fait, la simplicité, c’est ce qu’il y a de plus difficile. C’est difficile de décrire la réalité avec des mots simples, tout en étant aussi percutant.
J’avais jamais envie de m’arrêter de lire ! Un de ces auteurs qui ne m’endormait pas, qui me motivait à le lire et à le relire…

Quels sont les points communs et/ou les points divergents entre lui et toi dans votre rapport à la vie ?
C’est l’espoir dans le désespoir. C’est le pessimisme actif. Il n’a jamais été question d’identification avec sa vie ou ce qu’il a pu vivre, ou avec l’idée que j’ai pu m’en faire.

Mais dans le rapport à l’existence, je dirais que le point commun est la désillusion sur les grandes idées, pour contrôler ou soi-disant sauver le monde. Le pari de Bukowski, je crois, et qui est aussi le mien, c’est de se battre pour pouvoir penser par soi-même, d’être libre et d’avoir les armes pour affronter la vie. Pour échapper à toute forme de dépendance.

Bukowski n’est pas un auteur qui fait des grands discours ou des grandes théories sur le monde. C’est quelqu’un qui décrit le monde. C’est ça qui me plaît. Il décrit les petites choses de l’existence et il dépeint aussi la souffrance humaine, de manière très simple. Il trouve une grande liberté de ton parce qu’il n’est pas en train d’essayer de faire un lavage de cerveau à ses lecteurs. Chacun se débrouille dans la vie comme il peut… et c’est « le triomphe des perdants face à l’adversité ! ». Tchékhov disait « Chacun fait comme il veut. Et surtout… comme il peut ! »

Après, pour les divergences… Ça voudrait dire que je porte un jugement, et je ne porte aucun jugement. La force de Bukowski, son grand art, a été de transmettre cet espoir en dépit des banalités quotidiennes qui nous accablent. Et aussi une lucidité sans failles sur la nature humaine, sans fioritures. À quel point c’est difficile d’être bon par exemple… On se retrouve avec des millions de morts, suite à des idées qui étaient soi-disant généreuses pour l’humanité ! Si c’était dans la nature humaine d’être bon, ça se saurait !

Quelles sont les œuvres choisies pour cette adaptation ?
Il y a des extraits de plusieurs romans : Souvenirs d’un pas grand-chose, Pulp, Women. Vers la fin de sa vie, il a écrit un livre qui s’appelle Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, qui est un journal. Il y a pas mal d’extraits de ce journal. Et il y a également des extraits de ses nouvelles, notamment Au sud de nulle-part, et des poèmes.

Et comment as-tu procédé pour l’adaptation théâtrale ?
Il s’agit de rendre hommage à l’auteur, et cela par le biais du théâtre. Pour que cela soit vivant, il faut que les acteurs s’emparent des pensées de l’auteur, les « prennent en charge »… les fassent leurs le temps de la représentation pour mieux les transmettre au public.

Le spectacle comporte une structure assez classique avec un prologue et un épilogue (qui sont l’ici et maintenant) et, entre-deux, des chapitres qui suivent la trajectoire de la vie de Bukowski. Le spectacle commence quand il est jeune et se déroule jusqu’à sa maturité.

Bukowski jeune est interprété par Lionel Brady, Bukowski mature par Philippe Mathey, et sa part féminine – car tout être humain a sa part féminine et sa part masculine – est interprétée par Julia Batinova. Il y a également d’autres personnages ; on fait un voyage dans sa mémoire. Il s’agit de se remémorer des situations, des scènes marquantes, des souvenirs (le père, la mère, la grand-mère, des orateurs politiques ou universitaires, les copains de son enfance, des journalistes…)

Qu’en est-il du rapport aux femmes ?
Je crois que c’était un homme extrêmement sensible, une sensibilité très féminine, justement. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai choisi une comédienne pour prendre en charge cette parole-là. Bukowski – malgré la lourde carapace qu’il s’était forgée pour se protéger – aimait profondément les femmes. Mais il a eu une enfance difficile avec des parents très autoritaires. Et aussi des crises d’acné virulentes, à l’adolescence, qui l’ont énormément complexé. Son premier rapport sexuel a été assez tardif, au début de la vingtaine. Il a mis du temps à avoir des relations amoureuses dignes de ce nom. Mais les femmes qu’il a aimées, il les a profondément aimées. Encore un homme que les femmes ont construit…

Le choix des comédiens ?
Il y a une nouvelle dans Contes de la folie ordinaire qui s’appelle « La plus belle femme de la ville ». Et, pour moi, la plus belle femme de la ville c’est Julia Batinova ! Ça fait des années que je travaille sur ce projet et j’ai toujours eu envie que ce soit Julia qui prenne en charge cette partition ; et en mettant en place les mots et les séquences, j’avais toujours Julia en tête.

Comme pour Lionel Brady d’ailleurs, qui me fait beaucoup penser au Bukowski jeune. Même si, de nouveau, il y a un décalage – on n’est pas dans le réalisme –. Mais dans la violence retenue, dans la défiance face au monde et dans l’humour, il me semble que c’est l’acteur qui correspondait le mieux pour prendre en charge le jeune Bukowski.

Pour le Bukowski plus âgé, Philippe Mathey s’est imposé un peu plus tard. Il me fait penser à Ben Gazzara qui joue dans le film de Ferreri, Contes de la folie ordinaire (1981). La sensibilité, la maturité, le charme, le rapport à l’alcool aussi… Parce qu’on ne peut pas parler de Bukowski sans parler de son rapport à l’alcool. Il est souvent dépeint comme un gros dégueulasse et un ivrogne salace. Pour moi, c’est une description caricaturale et erronée. Ce qui est intéressant c’est de savoir pourquoi il a commencé à boire. Il buvait parce que le monde qui l’entourait était invivable et que c’était un point de fuite.