1er – 5 MAI 2024
Lecture spectacle
Avec Maurice Aufair et Claude Vuillemin, d’après la correspondance entre Gustave Roud (1897-1976) et Philippe Jaccottet (1925-2021). Une édition établie, annotée et présentée par José-Flore Tappy, parue aux éditions Gallimard
Horaires
Mercredi, jeudi, samedi 19h • Vendredi 20h • Dimanche 17h
SYNOPSIS
Pour Jaccottet, Roud n’est pas seulement un poète qui le bouleverse, ni un maître qui sait et qui professe, mais un poète qui doute, qui écoute et qui cherche, infatigable marcheur sur des routes infinies. J.-F. Tappy
En 1942, le futur poète Philippe Jaccottet, qui s’ennuie sur les bancs du gymnase, écrit à son aîné Gustave Roud dont il vient de lire Le Moissonneur : » Je crois qu’il existe entre le lecteur et le poète un lien. Si vous saviez combien je me suis senti proche de vous en lisant votre ouvrage ! « . Miracle, son idole lui répond. Entre les deux auteurs vaudois s’ensuivra une correspondance qui durera plus de 30 ans.
Au fil des ans, les rôles s’inverseront. C’est au tour de Jaccottet de « brusquer » son ami, qui doute de plus en plus de son travail et de son talent. Si leurs échanges s’arrêtent à la mort de Roud, leurs voix résonnent par-delà le temps et l’espace.
L’immense comédien romand Maurice Aufair nous revient, accompagné cette fois du comédien et metteur en scène Claude Vuillemin, lui aussi régulièrement à l’affiche des Amis (Probablement les Bahamas, Oh les beaux jours, Une pièce espagnole) pour cet échange épistolaire de haut vol.
Production Les Amis – Le Chariot
LA PRESSE
DE CARROUGE À CAROUGE
Magali Bossi, La Pépinière,
5 mai 2024
De la correspondance au poème, du livre à la scène, Les Amis musiquethéâtre accueille Roud-Jaccottet, une lecture-spectacle à savourer du 1er au 5 mai. L’itinéraire amical, intellectuel mais surtout poétique de deux écrivains qui ont marqué la littérature suisse et francophone : Gustave Roud (1897-1976) et Philippe Jaccottet (1925-2021).
Une scène avec, côte à côte, deux tables. Derrière chacune, une chaise. Et, posés sur chaque plateau, comme en attente, un verre d’eau – une liasse de feuilles. Une sobriété qui serait austère… sans l’image, en arrière-fond, qui élève vers le ciel : la photographique couleur d’un arbre gigantesque, frondaison de dentelle verte traversée de lumière. Parfait décor pour une rencontre. Une amitié. Une correspondance.
Les poètes ne sont jamais seuls
En 1941, le poète Gustave Roud fait paraître son quatrième ouvrage : Pour un moissonneur, pour lequel il reçoit le prix Eugène-Rambert – soit le plus ancien prix littéraire romand. De vingt-huit ans son cadet, Philippe Jaccottet s’ennuie au gymnase ; la lecture du Moissonneur est pour lui une révélation. Poussé par la fougue audacieuse de la jeunesse, il surmonte ses craintes et prend la plume : le voilà qui trace les premiers mots d’une correspondance qui s’étalera sur plus de trois décennies.
Des premiers contacts hésitants, où l’on se donne du « Monsieur » entre deux formules de politesse (de cette déférence première, seul restera le vouvoiement), c’est une amitié intime qui se noue peu à peu. Une amitié qui ne s’embarrasse pas de faux-semblants – de celles qui permettent de toucher véritablement aux choses essentielles, née d’une expérience partagée (une promenade côte à côte à travers la campagne, le souvenir d’une forêt nocturne) que les mots parviennent à conserver. Ensemble, ils évoquent la nature, le lent écoulement des saisons (l’hiver qui endort le jardin, les premiers frémissements du printemps), l’activité éditoriale et la traduction (en témoigne leur passion commune pour Friedrich Hölderlin, le poète allemand)… sans oublier l’écriture, comme activité qui laisse une trace matérielle, non seulement sur la page mais aussi dans le corps.
Si, dans les premiers temps, la fougue de Jaccottet trouve un écho dans l’expérience de Roud (l’un partageant ses multiples projets, l’autre sa maturité toute en ténuité), le rapport n’est jamais figé, jamais hiérarchique. Ainsi, quand Jaccottet quitte la Suisse pour Paris, Roud suit son itinéraire de loin en loin, évoquant avec l’absent ses propres doutes – l’âge s’avançant, les maux du corps et les maux de plume. De Grignan, dans la Drôme, Jaccottet écrit à celui qui est resté à Carrouge, dans le Haut-Jorat. Il secoue les peurs de Roud, dont il juge l’autocritique bien trop sévère. Vos plus belles pages, écrit-il, sont encore devant vous.
Il lui rappelle, jusqu’à l’achèvement de leur correspondance en 1976 (année de la mort de Roud), que les poètes ne sont jamais seuls.
Pour la brève scintillation des mots…
Comment donner voix à un échange, quand les voix de ceux qui ont tracé les mots se sont à présent tues ?
Pour incarner ces deux poètes essentiels de la littérature romande, il fallait des acteurs à la mesure de leur œuvre poétique : c’est chose faite, en la personne de Maurice Aufair (Gustave Roud) et Claude Vuillemin (Philippe Jaccottet). À ces textes tirés de la correspondance réunie par José-Flore Tappy et publiée chez Gallimard en 2002, Aufair et Vuillemin apportent la granularité particulière de leur timbre respectif – l’enthousiasme teinté d’humour, presque sensuel, du jeune Jaccottet qui fait feu de tout bois… même lorsqu’il décrit de nécessaires moments d’incertitude et de repli social ; la mélancolie lasse et parfois amère de Roud, qui voit avancer en lui la patiente offensive de la senescence.
Tandis que la lecture avance dans le temps, les voix changent, deviennent plus rauques, plus fatiguées. Voilà qui fait entrer dans le temps long de cette correspondance, car comme les voix au fil d’une lecture-spectacle de près d’une heure et quart, les lettres évoluent au cours d’une vie d’échanges. Et les mots rendus douloureux par une gorge trop sèche, une petite toux qui s’attarde, prennent alors une signification nouvelle, à mesure qu’Aufair et Vuillemin cheminent aux côtés des poètes. Les derniers mots de Roud à Jaccottet, dans la pénombre bleu-gris d’un arbre dépourvu de feuilles, n’en résonnent que de façon plus poignante.
Se perdre dans les hautes herbes
Assis, chacun à sa table, Aufair et Vuillemin tournent l’une après l’autre les pages de ces lettres que d’autres se sont écrites, ont reçues, lues – aimées. Le synchronisme est parfait, la lecture se dédouble : quand Jaccottet écrit à Roud, il lit à haute voix les mots qu’il lui adresse… tandis que Roud, auditeur et destinataire, écoute et parcourt des yeux les phrases imprimées devant lui. L’échange, ainsi reconstruit, ne saurait être plus parfait.
On en vient à rêver, dans la diaphanéité de ce soir de mai qui s’étend sur Carouge, cette suspension d’instant où seules les hirondelles s’égaient, au sortir du théâtre – on en vient à rêver que ça ne finisse pas. À se dire, comme Jaccottet à Roud : Notre époque nous tue, et souvent je voudrais me perdre dans les hautes herbes. C’est affreux d’être pressé.