1er NOVEMBRE – 20 NOVEMBRE 2022
De Rainer Werner Fassbinder
Traduit de l’allemand par Sylvie Muller et publié chez L’Arche éditeur
Avec Julia Batinova, Marie Druc, Anne Durand, Margot Le Coultre, Wave Bonardi et Vanda Alexeeva
Mise en scène Léa Déchamboux. Scénographie Jean-Marc Humm. Construction Clément Schlemmer
Lumière Rinaldo Del Boca. Son Nicolas Le Roy. © Anouk Schneider
Horaires
Mardi 20h • Mercredi, jeudi, samedi 19h • Vendredi 20h30 • Dimanche 17h
SYNOPSIS
Le monde a évolué, les moeurs évoluent, la morale aussi, mais la peur de l’amour, la peur de ne pas être aimé, le désir de sauver l’autre, les situations d’emprise, ce sont des invariants de la condition humaine. R. W. Fassbinder
Petra, une femme de la grande bourgeoisie, célèbre créatrice de mode, vient de se séparer de son mari et vit seule avec Marlène, son assistante et sa domestique. Quand on lui présente Karine, une jeune femme qui cherche à se faire une situation en Allemagne, elle tombe immédiatement sous son charme et lui propose de faire carrière dans le mannequinat.
Malgré sa courte vie, l’oeuvre du dramaturge et cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder (1945 – 1982) est particulièrement dense. Qui ne se souvient pas du Mariage de Maria Braun, de Lili Marleen ou encore de son dernier film, Querelle ? Dans Les larmes amères de Petra von Kant, les rapports humains, qu’ils soient amoureux, amicaux ou filiaux, en particulier la « dépendance affective », y sont relatés avec une justesse étonnante.
Coproduction Cie Thulite / Les Amis – Le Chariot, avec le soutien de la Ville de Carouge, de la Loterie Romande, d’Action Intermittence,
de Jürg George Bürki-Stiftung, de la FPFS (Fondation Philanthropique Famille Sandoz), de la Fondation Engelberts,
de la SIS (Fondation suisse des artistes interprètes), de Devillard SA et de la Fondation Johnny Aubert – Tournier / Maisons Mainou
LA PRESSE
FASSBINDER OU LE SCANDALE DE LA PASSION À CAROUGE
Le Temps, 10 novembre 2022
La comédienne Marie Druc saisit en captive amoureuse dans «Les Larmes amères de Petra von Kant», spectacle à fleur de peau signé Léa Déchamboux, à l’affiche des Amis jusqu’au 20 novembre
L’hiver d’un cœur. Ce grand gel qui tombe d’un coup. Et qui vous jette à terre comme un chien frappé par surprise. A Carouge, dans l’écrin des Amis, Marie Druc est cette brûlante soudain glacée, cette Petra von Kant, irrésistible d’élégance dans sa robe de soirée devenue camisole de force. Elle rampe, sous les yeux paniqués de son amie, la baronne Sidonie (Julia Batinova), de sa mère très pieuse (Anne Durand) et de son adolescente de fille (Vanda Alexeeva). Elle n’est qu’appel au secours et dans la salle vous préparez la bouée.
Un envoûtement, une obsession, une possession. Avec Les Larmes amères de Petra von Kant, Rainer Werner Fassbinder renouvelait en desperado de la fiction le roman d’amour. Au schéma hétérosexuel, il substitue un commerce impossible entre deux femmes, une styliste en pleine ascension et une nymphe de 23 ans, hantée par la mort violente de ses parents, dévoratrice de tout pourtant. Il décrit les stations de cette passion, qui devient sous sa plume et devant sa caméra – un film mythique en 1972 avec Hanna Schygulla, et récemment revisité au masculin par François Ozon – le révélateur d’une violence de classe, d’un système d’humiliation du corps prolétaire, celui mutique et ingrat de Marlène l’assistante (Wave Bonardi).
Mausolée aux amants
Mais voici que Carin entre dans l’arène, avec ses boucles noires de voyou, son jean de jerk, son papillon tatoué sur le coude. Margot Le Coultre incarne cette jeunesse que le caprice anime, désirable parce qu’imprévisible. Dans la mise en scène sans frime de la jeune Léa Déchamboux, l’interprète chaloupe au pied du grand lit de la maîtresse de maison, désarmante d’impudence. Une apparition et une syncope intérieure. On ne sait plus qui tremble dans cette alcôve, Marlène tétanisée dans ses habits sable, Petra foudroyée ou Carin, étourdie par le luxe de ce mausolée aux amants.
Le triangle sadomasochiste vient de se former sous vos yeux. Carin blessera, sa maîtresse endurera, l’assistante mal-aimée encaissera. Un interlude jazzy plus tard, la roturière a pris le pouvoir. Elle s’admire dans le miroir, sanglée dans sa petite robe rouge qui lui donne un air de vacances romaines. Dans son dos, Marie Druc alias Petra. Elle est sous le choc, un instant de plaisir pur, avant les aveux, les baisers, les désaveux, les supplications, les humiliations, la haine de l’aimé, la haine de soi, tout ce que Fassbinder perce si bien.
Le génie du mélo
Petra est dans les cordes. Carin, elle, s’est volatilisée. Mais le téléphone sonne. C’est un appareil en bakélite noire, il sort de La Voix humaine de Jean Cocteau. Marie Druc se jette dessus. Mais non, la traîtresse n’est pas au bout du fil. Alors il reste le gin tonic, ces bouteilles qui soutiennent le socle du drame – décor de Jean-Marc Humm. Petra est une outre, c’est son anniversaire et tout tangue.
Autour d’elle, la famille. Voyez-les, elles n’en mènent pas large: la mère, jupe serrée, blanche comme une pénitente, les mains moites collées à son crucifix; la fille, sonnée du haut de ses 16 ans; la cousine Sidonie, outrée par tout cet épanchement. Petra leur crache à la figure sa haine: «Tu sais ce que tu es, maman, une putain, une misérable putain.» Le dégoût comme une libération.
Marie Druc est cette fureur, comme elle était la pâmoison même à la seconde où Carin a surgi dans son salon. «Je suis folle, Carin, je suis folle. Mais c’est beau d’être folle!», lui jette-t-elle. L’actrice joue cette outrance sans demander son reste, comme une héroïne de Françoise Sagan. Elle n’est que draps froissés et bleus à l’âme. Superbement mélo.
Alexandre Demidoff
VUS PAR FASSBINDER, LES RAPPORTS DE FORCE AU FÉMININ
Tribune de Genève, 3 novembre 2022
La jeune Léa Déchamboux dirige six comédiennes genevoises dans «Les larmes amères de Petra von Kant», une histoire de domination.
Autorisons-nous un pas de côté à l’occasion d’une sortie au Théâtre des Amis. Et allons découvrir la création d’une jeune metteuse en scène genevoise, Léa Déchamboux, dont le casting se trouve ne compter aucun comédien masculin. Pas un mâle en vue sur le petit plateau carougeois, mais six actrices du cru. Surprise, la violence qui fera couler «Les larmes amères de Petra von Kant» ne recoupe donc pas celle que les hommes exercent sur les femmes. La pièce se penche plutôt sur les rapports de domination auxquels même les filles n’échappent pas. On y observe comment l’emprise économique, sociale ou affective touche les individus au-delà de leur genre.
Commençons par Petra, le rôle-titre, à qui Marie Druc dédie la vaste palette de son talent. Avec son nom à particule, cette bourgeoise d’âge mûr règne sur le monde de la mode en tant que styliste à succès. Son récent divorce lui permet de se consacrer pleinement à sa carrière, c’est-à-dire de déléguer ses tâches à sa fidèle assistante Marlène (Wave Bonardi). Tellement fidèle, la boniche, qu’elle ne quitte pas la scène, attendant sans mot dire les ordres intempestifs de sa maîtresse.
En face, Karin (Margot Le Coultre, bourrée de potentiel), la jeune prolétaire qu’introduira l’amie Sidonie (Julia Batinova): notre grande dame jette aussitôt son dévolu sur l’oie blanche, à qui elle propose un contrat de mannequin. Les itinéraires de la vingtenaire et de la quinqua se croiseront alors au gré de leur idylle. Tandis que la première connaîtra l’essor mondain, la seconde expérimentera la déchéance amoureuse en voyant sa protégée s’envoler. Ni sa mère (Anne Durand) ni sa fille (Vanda Alexeeva) ne pourront quoi que ce soit pour la sortir de sa dépendance, aussi bien au contrôle qu’à l’alcool.
Il fallait un auteur comme l’Allemand Rainer Werner Fassbinder, notoirement bisexuel au moment d’écrire «Les larmes amères…» en 1971 – juste un an avant d’en tirer le film culte avec Hanna Schygulla –, pour décortiquer sans les sexuer les jeux de pouvoir à l’œuvre dans les relations humaines. Loin d’opposer des bourreaux à leurs victimes, le réalisateur du «Mariage de Maria Braun» et de «Lili Marleen» brosse des portraits de femmes à la fois subtils et contradictoires dans le contexte d’une société entièrement tournée vers la possession.
Dans celui de débats souvent très polarisés, Léa Déchamboux relève plusieurs défis en reprenant ce texte avec un demi-siècle de recul. Elle traite avec finesse du thème immémorial de l’aliénation par l’amour. Elle s’interroge sur l’inexorabilité de «ces femmes qui s’affranchissent du regard des hommes tout en recréant les mêmes mécanismes», pour citer sa note d’intention. Et elle marche dans les pas d’une Anne Bisang qui, en 2001, avait déjà fait porter cette pièce majeure à des comédiennes d’ici.
Katia Berger
DES LARMES AMÈRES POUR ENVISAGER L’AMOUR
La Pépinière, 10 novembre 2022
L’amour peut conduire à toutes les extrémités. Voilà une maxime qui sied bien aux Larmes amères de Petra von Kant, une pièce de Fassbinder à voir avec six comédiennes, jusqu’au 20 novembre aux Amis musiquethéâtre, dans une mise en scène de Léa Déchamboux.
Petra von Kant (Marie Druc) vit seule avec Marlène (Wave Bonardi), son assistante et domestique. Elle vient de se séparer de son mari et fait rapidement la connaissance de Karine (Margot Le Coultre), une jeune femme de 23 ans pour qui elle a rapidement un coup de foudre. Petra, grande créatrice de mode, décide de la prendre sous son aile pour en faire une grande mannequin. Rapidement dépassée par la force de l’amour de Petra, Karine finira par la quitter. Un choc duquel Petra aura du mal à se remettre, et en souffrira terriblement. Bienvenue dans cette microsociété où les rapports amoureux conduisent aux pires extrémités.
Travers amoureux et sociétaux
Les larmes amères de Petra von Kant, c’est avant tout une pièce qui parle d’amour. L’amour dans ce qu’il peut avoir de beau et de magique, lorsque Petra tombe amoureuse de Karine, dès le premier regard. Mais l’amour aussi dans ce qu’il peut avoir de destructeur et de malsain… Car Petra vient de quitter son mari et en fait d’ailleurs tout un laïus à sa cousine Sidonie (Julia Batinova) : voyant que sa femme lui échappait, il a tout tenté, même la violence. Une relation qui s’est avérée malsaine au plus haut point. Seulement voilà, Petra tend à reproduire les mêmes schémas envers Karine, mais pourquoi ?
L’amour s’exprime ici comme une perte de contrôle : on laisse à notre cœur et à nos sentiments la maîtrise de nous-même. L’être humain, bien souvent, a pourtant besoin de ce contrôle. Que se passe-t-il alors ? C’est sur l’autre qu’on retranscrit ce besoin. Comme son ex-mari, Petra devient rapidement possessive et jalouse. Au final, dans cette petite société de laquelle les hommes se tiennent loin, les femmes présentes reproduisent les mêmes travers. On peut évidemment se demander si cela tient au fait qu’un homme ait écrit la pièce, mais la réflexion doit sans doute être poussée un peu plus loin. Et l’on se questionne alors sur la nature humaine, celle-là même qui domine nos sentiments et nos réflexions. Une manière de dire, sans doute, que nous sommes toutes et tous égaux et que nous pouvons, par amour, commettre les mêmes erreurs, sans doute influencé·e·s aussi par ce que la société nous a enseigné, parfois malgré nous. Les rapports de domination sont ici analysés de manière très fine dans le texte de Fassbinder et bien illustrés sur la scène. Et cette vision pourrait s’avérer totalement pessimiste si le personnage de Petra ne finissait pas par évoluer. Car cette réflexion sur la possession, sur le fait d’avoir mal aimé, c’est bien elle-même qui la met sur le tapis. Elle finira ainsi par évoluer, contrairement aux autres protagonistes. Karine continuera ainsi à suivre ses ambitions et ses rêves ; Sidonie reste enfermée dans son personnage hautain et très peu à l’écoute ; avec sans doute une pointe de jalousie envers sa cousine ; la mère (Anne Durand) est la seule à être choquée par la relation homosexuelle de sa fille, mais passera heureusement rapidement au-dessus ; quant à Gabrielle, la fille de Petra (Vanda Alexeeva), elle continuera à se comporter comme une gamine pourrie-gâtée… L’on n’aurait pas le temps ici de tout développer, mais on évoquera simplement le fait que les rapports de force entre elles demeurent, avec un certain privilège de l’âge, Gabrielle n’ayant que très peu voix au chapitre. Une véritable microsociété, disait-on ?
De l’importance des non-dits
Si ces rapports s’instiguent aussi facilement entre ces personnes, c’est aussi parce que beaucoup de choses ne sont pas exprimées, ou de la mauvaise manière, alors que celles qui ne devraient pas l’être le sont parfois trop. Ainsi, loin de la vérité, ces femmes vivent dans une certaine idéalisation du monde et de l’amour en particulier. La scénographie est à cet égard très intéressante à observer. Le décor représente la pièce à vivre de l’appartement de Petra. Il est constitué de plusieurs estrades, comme différents étages en haut desquels trône le lit de celle qui a donné son nom à la pièce. Au début du spectacle, alors qu’elle semble sur son petit nuage, c’est elle qui trône en haut de la scène – du podium pourrait-on dire, pour faire écho au milieu de la mode dans lequel elle évolue. Petit à petit, Karine prend sa place, comme placée sur un piédestal : elle reste tout du long sur le lit, alors que Petra, d’abord au même niveau, finira à ses pieds, descendant les échelons un à un, jusqu’à la déchéance… Et les bouteilles placées au plus bas de ce décor, au-delà de créer une belle ambiance lumineuse, prendront finalement un rôle important, à mesure que Petra les ouvre pour se saouler afin d’oublier sa souffrance. Jusqu’à sa rédemption finale, alors qu’elle prend enfin du recul sur sa situation, et retrouve son lit, au sommet de la scénographie.
Il reste un personnage que nous n’avons presque pas évoqué jusqu’ici et qui s’avère pourtant particulièrement intéressant : Marlène, l’assistante et domestique. Alors qu’elle ne prononce pas un seul mot durant toute la durée de la pièce, elle presque toujours présente sur la scène. Petra dira d’ailleurs d’elle qu’elle « voit tout et entend tout, mais qu’il ne faut pas lui prêter attention ». On gardera toutefois un œil très attentif sur la partition imaginée pour elle par Léa Déchamboux, toute en subtilités. Alors qu’elle se montre toujours digne, avec un port de tête bien droit, on la sent affectée par le mauvais traitement que lui réserve Petra. Sans mot dire, uniquement par ses expressions faciales, elle se montre finalement plus sincère que toutes les autres. Alors que ses comparses s’expriment beaucoup, elles ne semblent jamais livrer leurs véritables sentiments. Tout le contraire de Marlène. Ne dit-on d’ailleurs pas que les yeux sont le miroir de l’âme ? Petra finira d’ailleurs par se tourner vers elle, en se rendant compte de la véritable valeur de chacune des personnes en présence…
Les larmes étaient peut-être amères, mais nécessaires.
Fabien Imhof