21 JANVIER – 9 FÉVRIER 2025

De Yasmina Reza

Avec Anne Durand et Jean-Pierre Malo 
Mise en scène, Hervé Loichemol. Collaboration artistique, Gilles Vuissoz.
Construction, Clément Schlemmer. ©Anouk Schneider
La pièce est parue en 2009 aux Éditions Albin Michel

Horaires
Mardi, vendredi 20h • Mercredi, jeudi, samedi 19h • Dimanche 17h
Relâche lundi
Durée : 1h20
Toutes les représentations sont dorénavant complètes !

 

EN DEUX MOTS…

..- J’aime les voyages. En posant le pied à Francfort, je serai une autre. La personne qui arrive est toujours une autre. D’ailleurs c’est ainsi qu’on va, d’autre en autre, jusqu’à la fin.

Dans un train, un écrivain célèbre est assis en face d’une femme, qui lit son dernier livre. Pure coïncidence ! On ne sait pas si la rencontre va avoir lieu, mais le trouble s’insinue, le doute s’installe. En plaçant ses personnages sous le signe du hasard, Yasmina Reza nous fait partager la fièvre des relations naissantes et le vertige qui les accompagne.

Les pièces de Yasmina Reza sont adaptées dans plus de trente-cinq langues. Pami d’autres récompenses, elle reçoit les prix anglo-saxons les plus prestigieux : le Laurence Olivier Award et le Tony Award. Son dernier livre, Récits de certains faits, est paru chez Flammarion en 2024. 

Coproduction Compagnie Forge / Les Amis – Le Chariot, avec le soutien de la Loterie Romande

 

LA PRESSE 

À GENÈVE, YASMINA REZA MONTRE QU’IL EST BIENPLUS FACILE D’ÊTRE LECTEUR QU’ÉCRIVAIN

Marie-Pierre Genecand, Le Temps,
24 janvier 2025

Dans «L’Homme du hasard», un auteur amer partage un compartiment de train avec une admiratrice lumineuse. Au Théâtre des Amis, Jean-Pierre Malo et Anne Durand donnent de l’étoffe à cette fine dentelle des aspirations personnelles

A priori, on envie l’écrivain célèbre qui peut se payer le luxe de bouder les plateaux TV tant son talent est salué. A priori, on envie moins la lectrice anonyme qui, coup de griffe de la vie, a déjà perdu ses parents, son mari et son meilleur ami. On a tort, souffle Yasmina Reza avec son art aiguisé du contrepied.

Dans L’homme du hasard, texte qui aura 30 ans en septembre prochain, la dramaturge renverse la vapeur en mettant face à face, dans un train, un écrivain qui ressasse son amertume et une de ses ferventes lectrices qui sublime son quotidien grâce à la littérature. De là à penser qu’il est plus facile d’être lecteur qu’auteur, le pas, accompli aux Amis, à Carouge, aux côtés des convaincants Jean-Pierre Malo et Anne Durand, est vite franchi.

L’un soupire, l’autre savoure

C’est aussi qu’à la mise en scène de ces monologues dévoilant tour à tour les pensées des protagonistes, Hervé Loichemol dirige ses deux comédiens dans des compositions très typées. Le soupir long et le regard mi-clos, Jean-Pierre Malo dresse la liste des contrariétés de l’écrivain Paul Parsky sur un ton désabusé.
A l’inverse, Anne Durand, pimpante dans son tailleur rouge, injecte un formidable élan dans les réflexions de Martha. Et ce, même lorsque la lectrice admiratrice parle de la disparition de Serge, son alter ego canaille qui lançait: «Je préfère la transe aux droits de l’homme.» La passagère salue avec autant de joie malicieuse le trépassé qu’elle boude Georges, un ami qui aurait pu être son amant, mais qui a perdu tout son intérêt depuis qu’il s’est «dissous dans la paternité». Joie d’une pensée qui caracole, pleine de lucidité.

En face, Paul Parsky n’a clairement pas la même santé. Qu’il évoque son hippo-gendre, un cavalier bien trop vieux pour sa fille, son dépit créatif («le résultat d’une œuvre est toujours une défaite»), son dégoût des émissions littéraires ou même son amour du piano, Jean-Pierre Malo adopte un débit pesant qui traduit l’âme encombrée de son écrivain épuisé.

Qui sait quoi sur qui?

Mais, au-delà des personnages, c’est bien sûr la situation imaginée par Yasmina Reza qui croustille. Martha, qui a reconnu l’écrivain, renonce par pudeur à sortir son livre intitulé L’Homme du hasard qu’elle était justement en train de lire et se met à imaginer mille et un scénarios pour adresser la parole à son idole. De son côté, l’auteur, d’abord totalement autocentré, finit par s’interroger sur «cette femme qui ne lit pas». Les deux protagonistes se parleront-ils? Ou resteront-ils au stade des fantasmes et des projections? Yasmina Reza s’amuse de l’emboîtement entre littérature et théâtre et se glisse tour à tour avec délice dans les deux psychés.
Ce qui reste à coup sûr de cette partition, c’est que, dans l’imaginaire de l’autrice, il est bien plus facile de recevoir le fruit de la création que de le produire.

VOYAGE AU BOUT DE LA LITTÉRATURE

Apolonia M.-E, La Pépinière,
24 janvier 2025

Cette pièce en somme nous laisse repartir avec plus de questions que de réponses, marque des plus « grands ».

L’écrivain, cet être sauvage, terriblement farouche, a ce défaut persistant de se penser au-dessus de la mêlée, obsédée par l’attention qu’on lui porte, les petits compliments et les doux mots faciles. Contrairement à l’homme ou la femme de Lettres, porté(e) uniquement par « les choses de l’esprit », la « masse » se définit tout d’abord par son virulent désir d’individuation (il n’y a qu’à voir les utilisateurs d’Instagram et consort).

L’écrivain –– ou tout artiste du même gabarit–– c’est un peu comme ce vilain petit nanti qui méprise sa propre richesse, certifiant à celui ou celle qui voudrait bien entendre que l’argent ne fait pas le bonheur, et qu’il est bon de se contenter de ce que l’on a. Par coquetterie (et aussi quelque part hypocrisie voire pire, par vanité), l’artiste laisse cette dette, la rançon de la gloire aux invisibles, ces « autres », qui se battront jusqu’au sang avoir droit à ne serait-ce que 10 secondes de célébrité (sur les réseaux par exemple par le biais du « buzz »).

C’est un peu facile, vous ne trouvez pas ?

Yasmina Reza, en tout cas, le pense probablement. Cette pièce dépeint un écrivain à succès désabusé (Jean-Pierre Malo), qui voyage seul dans un train jusqu’à Francfort, avec pour voisine une de ses lectrices (Anne Durand), en possession de son dernier roman, qu’elle cache dans son sac.

La « masse », ce « lectorat » invisible, est représenté par cette femme, dont l’individuation se traduit en ce dilemme qui l’occupe toute la pièce durant, à savoir, interpeller son auteur fétiche ou se taire ? Ce dilemme shakespearien du « être » ou ne pas « être » (une groupie), va permettre de manière surnaturelle de mettre côte-à-côte ces deux drôles d’oiseaux dans ce hasardeux voyage et nous inviter, avec eux, dans cette exploration de la relation auteur·e/lecteur·ice. Car ce voyage métaphorique traite en partie de cela.

La question tonitruante qui tiendra le spectateur en haleine du début à la fin de la pièce… Vont-ils finir par se parler ?! (Je ne cafterai rien ici).

Comme souvent avec Reza, la pièce se présente de manière minimaliste. Deux acteurs, un homme, une femme, un auteur, sa lectrice, deux complémentaires qui s’opposent et s’animent. Le huis-clos, sujet si cher à l’autrice, se voit cette fois-ci joué non à plusieurs mais avec soi-même. Chaque personnage débat, pondère ses décisions, ses inquiétudes, son rapport à l’autre, se dispute, rejoue sa vie, vivant ainsi intensément ce voyage de la plus silencieuse des façons.

Mais même en voyageant dans le même wagon, côte-à-côte… Ces deux êtres restent éloignés l’un de l’autre. Chacun dans sa tête, perdu dans son « moi » narcissique.

L’écriture ou la vie ?
La femme se pense dans une œuvre, et l’écrivain pense son œuvre selon la femme.
L’écrivain est un voyeur, un voyou qui s’empare de l’intimité d’autrui, ou pire, ce qu’il suppose être l’intimité d’autrui pour nourrir une œuvre. Quand il n’est pas perdu dans ses pensées, il cherche à percer celles de sa voisine de siège. Il lui attribue une destination, un but, et même une relation amoureuse fictive avec un mélomane en Allemagne !

La lectrice, elle, se reflète dans son rapport à l’autre.

Qu’elle parle de son ami Georges, qu’elle dépeint comme un homme, un vrai, brut, détaché de toute sensiblerie et autres exaltations féminines, et dont l’amitié s’est soudainement fracassée au moment où il a révélé son côté « féminin » (en ayant le mauvais goût de lui demander conseil) ou alors de son ami Serge (prénom récurrent dans l’œuvre de Reza), un autre oiseau empreint de tous les traits de la virilité, mais qui garde dans sa chambre une photo de sa maman, témoignage d’un homme encore enjuponné et dépendant du regard bienveillant de sa mère, la lectrice nous fait comprendre qu’elle est une déçue de la vie. Désillusionnée (c’est le mot) par ses congénères et navrée par sa morne existence, elle s’est très tôt réfugiée dans la littérature, bouée de sauvetage increvable quand on s’y plonge avec sérieux.

Et quand elle réalise qu’elle est assise à côté de celui qui lui a permis de supporter tous les chocs de la vie à travers quelques pages cousues dans une intrigue… Cauchemar !…

Si les quelques hommes de sa vie se sont révélés décevants, l’idée d’être déçue (ou de décevoir) par celui qui lui a tenu la main en silence mais avec le plus de force lui serait insupportable.

Comme souvent chez Yasmina Reza, la clé de voûte de toutes les déceptions et les malentendus reste la parole. Et la lectrice l’a très bien saisi. Raison de son silence et de ses contorsions de l’esprit.

Passons à présent aux autres thèmes de l’histoire. La musique, autre art si cher à Reza, est évoquée à de nombreuses reprises, à travers Brahms, Schubert ou encore Debussy notamment. Ces deux personnages, comme Reza dans la « vraie » vie, sont des mélomanes. Le rythme de cette pièce, comme les autres, est haché plus finement que du persil lyophilisé. La locomotive de l’histoire avance avec entrain, musicalité et cruelle lucidité. L’actrice, Anne Durand, était captivante, envoûtante, et narrant l’expérience de la lecture avec une vérité sincère.

Peut-on juger un livre à sa couverture ?
« Interdiction totale d’écrire une biographie après ma mort », dira l’écrivain. Peur insondable de se faire comprendre et en miroir, peur insondable de comprendre.
Car avant tout, un écrivain est un être qui se cache… pour mieux se faire voir ! Les livres sont la somme des autres qu’il a croisés dans sa vie, et ces autres sont, au mieux, la somme de lui-même, au pire, l’annihilation de lui-même !
Écrire, c’est se réinventer. Et comme dira la femme (ou Rimbaud), « devenir un autre ».
On ne sait jamais vraiment qui se cache derrière les pages que l’on lit… Subsistent pourtant des indices évidents pour le sérail de privilégiés ayant réussi à cerner l’homme ou la femme derrière son style ou ses personnages, permettant ainsi de remonter le fil rouge de l’histoire jusqu’à la scène finale de crime : le moment où l’écrivain se met à nu.
Cette pièce en somme nous laisse repartir avec plus de questions que de réponses, marque des plus « grands ». En cela, Yasmina Reza fait partie des auteur·e·s dont je trépigne d’impatience la rencontre hasardeuse dans un wagon, peu importe la destination, car après tout, le lecteur n’est qu’un passager… C’est l’auteur qui connaît le chemin.

 

ENTRETIEN AVEC HERVÉ LOICHEMOL

Laurence Tièche, Scènes Magazine,
Janvier 2025

C’est l’histoire d’une rencontre, comme dans Hiver de Jon Fosse, mis en scène par Hervé Loichemol il y a deux ans déjà, mais la similitude s’arrête là. Car L’Homme du hasard, c’est à la fois le titre de la pièce, le titre du roman écrit par l’un des deux personnages, que l’on appellera l’écrivain, et le livre qu’est en train de lire l’autre personnage, soit la lectrice. La rencontre, fortuite, a lieu dans un compartiment de train, mais c’est un hasard savamment orchestré par Yasmina Reza. L’écrivain est connu et la lectrice grande admiratrice éclairée, voire fanatique de cet auteur dont elle a tout lu. Phases d’observation et de monologues intérieurs se succèdent, laissant espérer aux spectateurs et spectatrices que se produise un dénouement sous la forme d’une reconnaissance mutuelle ou d’un dialogue, mais cette rencontre-là aura-t-elle lieu ?

Rencontré au foyer du Théâtre les Amis, Hervé Loichemol évoque ce choix – fait en concertation avec Anne Durand qui joue la lectrice – et le souvenir lumineux qu’il avait du spectacle « tchekhovien » vu en 2001 à Kléber-Méleau, mis en scène par Philippe Mentha avec Lise Ramu dans des décors de Roland Deville.

L’œuvre ayant paru en 1995, il y avait encore des compartiments dans les trains mais en l’absence d’indications scéniques précises, le metteur en scène peut jouer de sa liberté de placer les personnages face à face ou côte à côte, l’astuce de la dramaturge consistant à mettre en scène un auteur connu et une lectrice idéale dans un espace clos. L’homme ignore être en face / à côté d’une lectrice aussi assidue, la femme en revanche a repéré l’auteur du livre qu’elle est en train de lire. Ainsi se crée un déséquilibre. Les monologues intérieurs se suivent, l’homme parlant du monde, la femme d’elle à travers lui. Le suspense réside dans le passage possible des monologues à un dialogue : aura-t-il lieu ? quand ? comment ? Comment Yasmina Reza va-t-elle organiser la rencontre, qui va prendre l’initiative ? La fin de la pièce nous le dévoilera…

Le début des répétitions a permis de mettre en lumière l’apparente simplicité du théâtre de Yasmina Reza, sa légèreté, voire sa frivolité. Et pourtant… Cette frivolité est en tension permanente avec l’idée de la finitude, de la mort, de la déréliction. On découvre une profondeur intrigante dans ces personnages qui parlent beaucoup de la mort à venir ou des ratages – des possibles non réalisés, de l’infinité des possibles non choisis. Et soudain, quelque chose advient dans la rencontre du créateur et de la créature : comme la femme n’a pas fini de le lire, L’Homme du hasard est en train de s’écrire sous nos yeux. La relation spirituelle, mystique, abstraite, de fiction peut alors s’incarner, et le passage au corps devient effectif.

Dans le théâtre de Yasmina Reza, le rapport au temps est complexe. Passé, présent, futur se conjuguent pour faire naître autre chose. Le thème de la rencontre qui va modifier les êtres, les placer devant des choix et des décisions, ne peut que rencontrer la faveur d’Hervé Loichemol qui se définit comme existentialiste – l’existence précédant l’essence.

Dans un entretien précédent, Hervé Loichemol avait exposé sa réticence face à la notion de « personnages ». Il réaffirme ici sa position, car selon lui le personnage se réduit trop à sa psychologie, il est un sujet autocentré et auto-producteur de ses propres données, figé dans ses caractéristiques, il cache ses relations à autrui. Or le sujet est ouvert, c’est un être en devenir. On dit souvent : Deviens ce que tu es, alors qu’on devrait dire l’inverse : Sois ce que tu deviens…