14 – 26 NOVEMBRE 2023
De Annie Ernaux
Avec Caroline Gasser. Adaptation et mise en scène, José Lillo. Lumière, Rinaldo Del Boca. ©Anouk Schneider
Mémoire de fille est paru aux éditions Gallimard
Horaires
Mardi, vendredi 20h • Mercredi, jeudi, samedi 19h • Dimanche 17h
Relâche lundi
SYNOPSIS
– L’idée que je pourrais mourir sans avoir écrit sur celle que très tôt j’ai nommée « la fille de 58 » me hante. Un jour il n’y a aura plus personne pour se souvenir.
Annie Ernaux replonge dans l’été de sa première nuit avec un homme. Nuit dont l’onde de choc s’est propagée violemment dans son corps et sur son existence. Mémoire de fille est un exemple de mise en abîme permanente dans l’écriture, avec cette question brûlante : comment raconter, comment écrire sur les perturbations de sa propre vie, avec d’autant plus de précision qu’il y a de temps passé entre celle qui écrit et celle qui a vécu.
Lors de la création en 2019, trois ans avant que l’auteure reçoive le Prix Nobel, Alexandre Demidoff écrivait dans Le Temps : Un mirage d’amour avec Annie Ernaux à Genève. La comédienne Caroline Gasser s’empare avec humilité de «Mémoire de fille», récit sec et poignant qui sonne juste au Théâtre des Amis à Carouge. (…) Caroline Gasser est au diapason, dans sa façon obstinée de fendre la nuit pour que cette déchirure ne soit plus lettre morte.
Coproduction Cie Attila Entertainment / Les Amis – Le Chariot
LA PRESSE
UNE PERFORMANCE DE HAUT VOL POUR UN TEXTE PERCUTANT ET POIGNANT
KATIA BALTERA, LA PÉPINIÈRE, 19 novembre 2023
Mémoire de fille, publié en 2016 est un texte tardif mais sans doute clé dans l’œuvre d’Annie Ernaux. Elle y dévoile quelque chose d’à la fois traumatisant mais aussi de décisif tant dans la forme que prend le récit que dans la délivrance d’une parole libérée. Mémoire de fille d’Annie Ernaux, c’est aux Amis musiquethéâtre du 15 au 29 novembre et il faut y courir.
Caroline Gasser, dont la performance est exceptionnelle de délicatesse, de pudeur mais aussi de ferveur par brefs instants, fait preuve de l’humilité des grand·e·s comédien·ne·s face à ce texte audacieux et troublant.
Comme une valeureuse guerrière, Annie Ernaux replonge dans l’été de sa première nuit avec un homme. Elle convoque cette jeune fille de 18 ans qu’elle fut en 58 et dont elle avait soigneusement gommé la forme et le souvenir. Si loin d’elle aujourd’hui, elle explique (dans le corps même du texte), avoir choisi la troisième personne en tant que narratrice. Peut-être une ultime volonté de se distancier d’un malaise, d’une gêne, d’une honte (peut-être) longuement contenue.
Et pourtant ! Cette jeune fille qui tente de se libérer d’une éducation catholique mais qui ne connaît rien des codes – pas ceux de la bourgeoisie, non, des codes sociaux tout court – cette jeune fille est universelle et bien des femmes se reconnaîtront dans l’âpreté de ce récit.
Lorsque la comédienne entre en scène, elle tourne le dos au public regardant vers un lointain crépusculaire. Hésite-t-elle encore à délivrer ce texte, cette confession, cette mise à nu des premiers émois, du premier désir, de cette volonté de s’affranchir de ce corps dont elle sent obscurément qu’il est destiné à d’autres fins, à d’autres soifs ?
Puis la scène s’éclaire, le contre-jour disparaît, elle se retourne et avec sérénité, elle dit les mots, le texte prend forme, l’histoire commence.
Mais est-ce vraiment une histoire à proprement parler ? N’est-ce pas plus tôt le témoignage d’un rite initiatique que l’autrice se serait auto-infligé ? Celui d’une jeune fille dix-huit ans, à qui un instinct un peu vague mais déterminé dicte une conduite, dont par la suite elle aura honte et qu’elle laissera sombrer en elle, comme une épave au fond de la mer. Cette honte, dont on sait qu’elle peut avoir une corrélation avec des pathologies comportementales (boulimie, anorexie), ce dont elle parle avec clarté en relatant ses insatiables fringales plus tard dans sa vie.
Manquant de tous les repères, elle sent confusément qu’elle doit entrer dans le monde adulte sans la moindre idée de comment se protéger de la brutalité des hommes, de la rouerie féminine et de la violence des sentiments. Ce qui est certain, c’est qu’elle veut et décide ce qui lui arrive. Et c’est précisément d’où vient le malaise. Elle seule s’engouffre dans le jeu de la séduction sans en connaître les règles. Elle ne sait pas encore que blesser l’ego d’un homme peut se révéler dangereux et le retour de manivelle cinglant.
Il lui faudra ressentir une humiliation mordante pour réaliser qu’elle s’est jetée à l’eau sans savoir nager. Le texte de Annie Ernaux n’a rien d’une revendication féministe et c’est ce qui le rend si disruptif à l’époque des #metoo et autres #balancetonporc, qui certes, ont pour vocation d’être des moyens de remise à l’ordre bienvenus et nécessaires d’une certaine gent masculine mais qui sont aussi le lieu de tous les abus, dénonciations et injonctions à la vindicte à l’encontre du sexe dit « fort ». Tout cela parfois avec une absence cruelle de perspective.
Le pari d’Annie Ernaux c’est de dire, à travers une expérience intime durement vécue, la complexité de l’éveil du corps au désir, à la « Connaissance » au sens biblique du terme. Cette jeune fille obéit à une forme de déterminisme social, historique, psychologique. Quelque chose qui émane d’un inconscient collectif féminin ancestral. La peur et le désir de cette chose qui ne viendra non pas la remplir ou combler sa féminité, mais unir le féminin au masculin comme les pièce d’un puzzle, dans un acte dont le but ultime n’est pas l’orgasme mais la complétude des corps, l’accomplissement archaïque d’une union quasi parfaite dans laquelle, pour l’un comme pour l’autre, Thanatos n’a plus d’espace.
Naturellement, la jeune fille qui se donne en offrande à l’homme qu’en une soirée elle a désigné comme l’Idole, n’a pas conscience de cela. Elle suit le chemin tracé, étincelante et aveugle. Elle va jusqu’au bout, maladroite, ignorante mais vaillante, prête à subir le mépris de ses collègues pour achever sa métamorphose, celle d’une jeune fille en une femme qu’elle croit accomplie.
Mémoire de fille c’est l’histoire de tant de jeunes filles qui ont vécu le mirage de l’amour. Peu importe l’époque, peu importe les modes, peu importe les modalités, c’est toujours la même histoire, parce que le Mystère de « l’accouplement » n’est discuté qu’en termes scientifiques – terme utilisé en biologie pour désigner le rapprochement de deux individus sexuellement complémentaires aboutissant à une reproduction sexuée – ou évalué en termes de jouissance sur l’échelle sismique de l’orgasme. Il y a pourtant une troisième approche, celle d’un acte sacré, non pas au nom et aux yeux de Dieu, mais à l’égard de l’humain.
On ne dit ni aux filles ni aux garçons, la magie ontologique de cet instant où les êtres communiquent de façon intense et totale. De là, l’incommensurable malentendu du pénétré et du pénétrant, du pouvoir et de la soumission.
Par ce texte, Annie Ernaux dissout en quelques sorte la honte enfouie de toutes les femmes pour qui le sexe a mal commencé et peut-être, instaure le début d’une rédemption pour tous les hommes qui les ont malmenées par ignorance, négligence ou goujaterie.
JOSÉ LILLO, GENÈVE À CHAUD
PASCAL DECAILLET, LÉMAN BLEU, 12 novembre 2023
Lien (interview de José Lillo à 17’08)
UN MIRAGE D’AMOUR AVEC ANNIE ERNAUX
ALEXANDRE DEMIDOFF, LE TEMPS, 9 avril 2019
La comédienne Caroline Gasser s’empare avec humilité de «Mémoire de fille», récit sec et poignant qui sonne juste au Théâtre des Amis à Carouge
Cet été-là, Annie Ernaux a cru vivre un grand amour, sourit l’actrice Caroline Gasser au Théâtre des Amis, à Carouge. Cet été-là, on parle de l’année 1958, le général de Gaulle revient aux affaires, Charly Gaul, ce feu follet du bitume, gagne le Tour de France, et la future écrivaine, 18 ans, croque la pomme de l’indépendance dans une colonie de vacances où elle est monitrice. Elle le pressent, elle l’espère, elle va y rencontrer le premier homme de sa vie, un certain H.
Un goujat aux airs de Marlon Brando
Il a 22 ans, il est moniteur, fiancé à une demoiselle dont il garde la photo près de son lit et Annie lui trouve un air de Marlon Brando. Il lui donne le vertige un soir où toute l’équipe s’enivre en musique. Il entreprend avec une brusquerie de brute, elle est chamboulée et bientôt amoureuse. A 18 ans, on n’est pas raisonnable, on est absolu. Annie l’est ; H. s’en moque. Il la harponnera trois semaines après: une heure et demie dans les mauvais draps d’une virilité obtuse.
Cette initiation au sexe qui tourne à l’humiliation a inspiré à Annie Ernaux Mémoire de fille (Gallimard/Folio), récit qui creuse son lecteur comme le ressac le rocher. Ce livre n’ouvre pas seulement une poche de honte, il examine et exalte le pouvoir d’élucidation de l’écriture. Il procède d’un double «je(u)»: sur le rivage du temps, Annie Ernaux repêche, un demi-siècle plus tard, l’Annie d’hier, rescapée des eaux d’une amnésie plus ou moins volontaire.
L’art de l’effacement
C’est dire s’il y a, dans ce dispositif, du théâtre et si Caroline Gasser a eu raison de tenter l’aventure. Parce qu’elle sublime les tourments qui lui sont propres en clarté, parce qu’elle sait s’effacer pour qu’une parole chemine en liberté, la comédienne genevoise excelle sous le ciel de cet été 1958.
Elle avance, donc, dans la chambre obscure des leurres d’antan, précise comme le photographe d’autrefois au moment d’extraire son image du bain. Rien ne fait obstacle à cette opération de la pensée. Le metteur en scène José Lillo a voulu cette pureté d’énonciation: un pinceau de lumière plutôt qu’un décor. Alors oui, en ouverture, la fameuse chanson de Dalida, Mon histoire, c’est l’histoire d’un amour, ravit. Annie Ernaux la cite au début de sa traversée, parmi les reliques de ce mois de juillet fatidique. Ecrire sur soi, c’est affronter ses mélodies perdues. Caroline Gasser est au diapason, dans sa façon obstinée de fendre la nuit pour que cette déchirure ne soit plus lettre morte.