À CAROUGE, UN SOLO PERCUTANT DÉNONCE UN SYSTÈME JUDICIAIRE INCAPABLE DE DÉFENDRE LES VICTIMES D’AGRESSIONS SEXUELLES

Prima Facie

Marie-Pierre Genencand
02 avril 2025

Dans «Prima Facie», de Suzie Miller, une jeune avocate condamne les contre-interrogatoires qui piègent les plaignantes. Anna Budde impressionne dans ce rôle de justicière

Un solo implacable, une machine de guerre pour dénoncer les parts manquantes du droit. Ancienne pénaliste, Suzie Miller connaît les failles d’un système judiciaire, en tout cas anglais, qui ne parvient pas à défendre les victimes d’agressions sexuelles. La thèse de Prima Facie, à voir aux Amis, à Carouge, jusqu’au 20 avril? Qu’une femme sait quand elle a été violée, point. Et que la cour ne devrait pas exiger d’elle un récit des faits parfaitement cohérent, car le cerveau, figé durant l’agression, peut omettre des détails importants. Sus, donc, aux contre-interrogatoires de la défense qui poussent les plaignantes à la faute et exemptent leurs assaillants!
Après la fascinante Jodie Comer, qui a créé ce texte à Londres il y a 3 ans, Anna Budde assure la première suisse de ce rôle percutant, ces jours près de Genève. Sous la direction staccato d’Elidan Arzoni et dans les lumières en biseau de Danielle Milovic, la jeune comédienne (28 ans seulement!) est remarquable de présence et de précision.

Surdouée au langage vrai
On l’a découverte à l’enseigne de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, de Jean-Luc Lagarce, déjà mis en scène par Elidan Arzoni, l’an dernier, au Théâtre du Galpon. Dans ce chœur de femmes qui se languit du fils enfui, Anna Budde, fille de la comédienne Monica Budde et du comédien Ahmed Belbachir, tenait la barre de l’embarcation et chacune de ses interventions permettait aux flots de parole de s’ancrer. Dans Prima Facie, on retrouve pareils force et magnétisme. Tout ce qui sort la bouche de cette surdouée qui a d’abord étudié la musique, semble vrai, solide, digne d’être écouté.
Ainsi, dans ce solo à deux faces, Anna Budde compose avec la même maîtrise la Tessa qui gagne et la Tessa qui peine. La première, jeune pénaliste en pleine ascension, parvient à innocenter tous ses clients, agresseurs sexuels présumés, lors de leur procès, en coinçant les plaignantes dans des interrogatoires-souricières. Issue d’un milieu populaire, elle se réjouit de son succès et festoie avec le gratin de la profession, en toisant au passage les avocats d’affaires. Tout roule pour Tessa jusqu’au moment où son destin bascule, comme on dit. Un soir, une nuit, elle est agressée elle aussi et, dès lors, son récit passe du conte de fées au chemin de croix.

Logique littéraire et linéaire
Car, oui, Tessa se raconte tout au long de ce monologue, dans une logique plus littéraire et linéaire, d’ailleurs, que théâtrale. Contrairement à des auteurs comme Lagarce, Koltès ou Marie NDiaye, dont la langue cherche à traduire l’étoffe des situations et des personnages, Suzie Miller vise l’efficacité et mène son énoncé tambour battant. On sent l’ancienne avocate qui instruit une cause et ne lâche rien dans le déploiement de ses arguments. Ainsi, sans être pris en otage ou à la gorge, disons que le public a peu de marge de manœuvre devant ce rouleau compresseur de la chose politique et juridique.
C’est pour la bonne cause, bien sûr. Et, même si elle se tient toujours droite et digne devant le public avec cette magnifique voix grave héritée de sa mère, Anna Budde parvient à transmettre le désarroi de son héroïne. Surtout quand la jeune pénaliste réalise que le droit est scélérat pour les victimes d’agressions sexuelles qui ne parviendront jamais à lever la totalité des doutes sur leur consentement au moment des ébats… Là, les yeux bleus de la comédienne se chargent de larmes et toute sa colère contenue milite pour une refondation des pratiques et des lois.