DISPARUE IL Y A 20 ANS, GRISÉLIDIS, CÂTIN RÉVOLUTIONNAIRE, BRÛLE TOUJOURS AUX AMIS
46 rue de Berne
Marie-Pierre Genencand 14 mai 2025
Sur la scène carougeoise, aux côtés de Martine Schambacher, Françoise Courvoisier fait entendre la parole de la reine des prostituées dans «46 rue de Berne». Une claque, encore et toujours, à vivre jusqu’au 25 mai.
On connaît la pasionaria qui a lutté d’arrache-pied pour que les prostituées aient des droits. Elle a d’ailleurs été saluée par les autorités genevoises pour ce combat – depuis 2009, elle règne au cimetière des Rois et, depuis peu, la place Plantamour, un nom prédestiné, est devenue «son» endroit. On connaît moins Grisélidis Réal pour ses qualités d’écrivaine, même si celles-ci éclatent à chaque fois que Françoise Courvoisier les relaie sur scène. Dès que l’occasion lui en est donnée – ici les 20 ans de sa disparition –, la metteuse en scène célèbre «la catin révolutionnaire», comme elle aimait se présenter.
Et quelle célébration! Rien de spectaculaire, pourtant, dans 46 rue de Berne, à découvrir aux Amis, à Carouge, jusqu’au 25 mai. Juste deux comédiennes, Françoise Courvoisier et Martine Schambacher, qui incarnent l’égérie à 60 et 70 ans et égrènent ses lettres à Jean-Luc Hennig, le compagnon de cœur qui n’a jamais été son amant. Mais le verbe de «la princesse tzigane», à la fois cru et flamboyant, suffit à enflammer la soirée. Et à rappeler sa passion pour les maudits (elle tarifait ses passes en fonction des moyens de ses clients) et les mots dits.
Que font les Droits de l’homme? «Hier, j’ai fait neuf clients, et parmi eux cinq de mes Boucs. La Brute, l’Allumette, le Cochon de campagne, le Nain sicilien et Trois Tonnes. J’en ai tout un troupeau.» «Trois Tonnes vient de sortir de chez moi. Ivre, comme d’habitude. A peine entré, il se rue sur moi. Ces pauvres types n’ont jamais de femmes. Lui ça fait onze ans qu’il vient. Je le vois grossir d’année en année. Par contre, sa queue rétrécit, se recroqueville sous son énorme ventre.» Ou encore: «Ces hommes n’ont personne. Personne. On se demande ce que font les Droits de l’homme, la Croix-Rouge, Frères de nos Frères, tous ces organismes qui touchent des millions pour asseoir le cul de leurs fonctionnaires sur des fauteuils en similicuir!»
Dans La Passe imaginaire, premier recueil de ses lettres à Jean-Luc Hennig, Grisélidis Réal décrit sans fard, mais avec beaucoup d’humour, son quotidien de catin. Elle a entre 50 et 60 ans et travaille encore régulièrement. Sur scène, c’est Françoise Courvoisier, en résille intégrale, qui lance ces paroles pimentées. On y entend toute la fougue de la militante qui court les congrès à travers l’Europe pour défendre le statut de prostituée. Et on voit à quel point, plus que du sexe, Grisélidis Réal a donné une dignité à ses protégés.
Direct au paradis «La Brute! J’hésite toujours à le faire rentrer… Mais après tout, il fait partie de l’humanité souffrante, aussi nébuleux et imbibé d’alcool soit-il! Après une heure d’efforts surhumains, après un dernier baiser brûlant d’alcool, tout épineux de barbe, après m’avoir harponnée de ses dents comme pour mieux se planter en moi, dans un désordre de sueur et d’écrasement… je sens se répandre tout au fond de moi une misérable aurore.» Avec ce vécu secoué, pas étonnant que, plus loin, Grisélidis assure: «Nous, les putes, on ira direct au paradis, parce que l’enfer, on a déjà donné.»
Sur la gauche du plateau, dans le même appartement où les livres règnent en majesté à côté d’une cuisinière de fortune, Martine Schambacher incarne une Grisélidis moins vaillante, plus blessée. A 70 ans, la sublime vient d’apprendre qu’elle souffre d’un cancer. Toujours à destination de Jean-Luc Hennig, elle tient la chronique de ses soins dévastateurs, raconte un dernier amour amer et fusille Sarkozy qui, avec ses décrets anti-prostitution, détruit le travail de toute sa vie.
Dialogue intime Avec sa voix grave, Martine Schambacher, compagne et comparse de l’acteur François Chattot, amène une profondeur dans ces lettres parues dans Les Sphinx, alors que Françoise Courvoisier incarne plutôt le côté pugnace et bondissant de la militante. Quand l’une est éclairée (lumières de Rinaldo Del Boca) et animée, l’autre se tient dans l’ombre, aux aguets.
Parfois, lors d’un enchaînement, les deux comédiennes se font face et on sent alors le dialogue que Grisélidis Réal a toujours entretenu avec elle-même. Par passion pour les malfrats, elle a subi des violences et connu la prison, sans jamais perdre sa lucidité sur son parcours. Elle parle de sa mère trop sévère, de son père parti trop tôt, de cette âme d’anarcho-satirique qui brûle en elle, et comme les grands écrivains, pour en parler au plus près, elle trouve les mots qu’il faut.