13 MAI – 25 MAI 2025

Horaires
Mardi, vendredi 20h • Mercredi, jeudi, samedi 19h • Dimanche 17h
Relâche lundi
Durée : 1h30

 

D’après les lettres de Grisélidis Réal à Jean-Luc Hennig, La Passe Imaginaire et Les Sphinx (Éditions Verticales 2006)
Adaptation et mise en scène, Françoise Courvoisier. Avec Martine Schambacher et Françoise Courvoisier
Assistanat à la mise en scène, Léa Déchamboux. Collaboration artistique, Natacha Jaquerod
Lumière, Rinaldo Del Boca. Son, Nicolas Le Roy. Photos plateau, Anouk Schneider

 

EN DEUX MOTS…

Le 31 mai 2005, la célèbre écrivaine, peintre et prostituée genevoise Grisélidis Réal nous quittait. La comédienne et metteure en scène Françoise Courvoisier, qui a eu la chance de la côtoyer à l’occasion de plusieurs spectacles inspirés de son œuvre, a souhaité lui dédier un quatrième opus,
après Grisélidis (1993), Les Sphinx du Macadam (2003) et Les Combats d’une reine (2010).
Pour seul décor, cette fois-ci, la cuisine de Grisélidis Réal, 46 rue de Berne, lieu de toutes les confidences et surtout, de son travail d’écriture. 20 ans déjà que l’artiste tzigane et catin révolutionnaire (comme elle aimait se nommer) nous a faussé compagnie. La Ville de Genève, après lui avoir fait une place au Cimetière des Rois (quatre ans après une première mise en terre au Petit-Saconnex), vient de lui attribuer une autre Place : Plantamour porte dorénavant son nom! Gloire posthume mais néanmoins réjouissante.

Production Les Amis – Le Chariot

ENTRE ALOÏSE ET ROBERT WALSER

Jean-Luc Hennig,
extraits de la préface des Sphinx (Éditions Verticales 2005)

Les lettres naissent dans le moment, de l’excitation du moment, elles sont liées à l’épiderme, à la sensation courte. Chaque lettre a la durée d’une passe. Écrit à vif, jetée aussitôt sur le papier, c’est une chose sur laquelle on ne revient pas : c’est de l’émotion brute, de l’écriture brute, on la met sous pli, on cachette et on l’oublie.
Ces lettres, pour elle, étaient des lettres à la vie, à la mort. Des lettres qui se confondent avec le battement du cœur. Elle dit un moment qu’elle m’écrivait tout le temps. Le jour, la nuit. Quand elle écrivait, quand elle n’écrivait pas. Ces lettres, c’est le corps vivant de GrisélidisToutes les pages sont saturées. Rares sont les pages avec du blanc, Grisélidis n’aimait pas le blanc. Et toujours cette grande écriture somptueuse, au Bic noir, avec beaucoup de majuscules, des majuscules partout, en particulier à Cul et à Cancer. Faisait-elle un brouillon ? Je ne crois pas, je n’en sais rien. Mais tout est daté. Scrupuleusement. Tout est « ordré », comme on dit en Suisse. Et tout son monde chaque fois rassemblé, nommé, jugé, en cercle autour d’elle. Tous les noms de ceux qu’elle a aimés (parfois détestés, ils y sont aussi). Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place. La fureur (la rage) de Grisélidis a besoin de toutes ces bornes de la raisonGrisélidis fut avant tout une artiste tzigane si on veut, en tout cas une artiste de sa vie, un écrivain flamboyant, entre Aloïse et Robert Walser, Adolf Wölfli et Friedrich Dürrenmatt. Et pas seulement une Mère Jeanne des Anges, une sombre Reine des Pâquis, un Ange déchu. Elle avait ce genre de folie qu’on ne voit plus aujourd’hui, mais que certains ont pu connaître. Cette folie qui est certainement la seule façon de vivre. Et d’aimer. Et de mourir. Elle avait simplement, comme dit Verlaine, «l’orgueil de la vie».

Quel que soit l’importance de la lutte révolutionnaire de Grisélidis, sa plus grande force – et je crois sa plus grande dignité – et d’avoir fait de sa vie, de sa chair de prostituée et de ses songes une écriture pas un témoignage de plus, un de ces témoignages sans style et sans nom, sur les vies et mœurs d’une prostituée, non, une écriture de la prostitution, de l’ivresse, de l’errance, de la violence, une écriture, en petits éclats d’écriture, à la fois lyrique et rageuse, splendide et forcenée.

MAIS ENCORE…

Lundi 19 mai à 19h, carte banche à Igor Schimek
Samedi 24 mai à 11h,
projection Les Grands entretiens, (Pascal Rebetez) RTS, octobre 2002

 

 

LA PRESSE 

DISPARUE IL Y A 20 ANS, GRISÉLIDIS, CÂTIN RÉVOLUTIONNAIRE, BRÛLE TOUJOURS AUX AMIS

Marie-Pierre Genecand, Le Temps,
14 mai 2025

Sur la scène carougeoise, aux côtés de Martine Schambacher, Françoise Courvoisier fait entendre la parole de la reine des prostituées dans «46 rue de Berne». Une claque, encore et toujours, à vivre jusqu’au 25 mai.

On connaît la pasionaria qui a lutté d’arrache-pied pour que les prostituées aient des droits. Elle a d’ailleurs été saluée par les autorités genevoises pour ce combat – depuis 2009, elle règne au cimetière des Rois et, depuis peu, la place Plantamour, un nom prédestiné, est devenue «son» endroit. On connaît moins Grisélidis Réal pour ses qualités d’écrivaine, même si celles-ci éclatent à chaque fois que Françoise Courvoisier les relaie sur scène. Dès que l’occasion lui en est donnée – ici les 20 ans de sa disparition –, la metteuse en scène célèbre «la catin révolutionnaire», comme elle aimait se présenter.

Et quelle célébration! Rien de spectaculaire, pourtant, dans 46 rue de Berne, à découvrir aux Amis, à Carouge, jusqu’au 25 mai. Juste deux comédiennes, Françoise Courvoisier et Martine Schambacher, qui incarnent l’égérie à 60 et 70 ans et égrènent ses lettres à Jean-Luc Hennig, le compagnon de cœur qui n’a jamais été son amant. Mais le verbe de «la princesse tzigane», à la fois cru et flamboyant, suffit à enflammer la soirée. Et à rappeler sa passion pour les maudits (elle tarifait ses passes en fonction des moyens de ses clients) et les mots dits.

Que font les Droits de l’homme?
«Hier, j’ai fait neuf clients, et parmi eux cinq de mes Boucs. La Brute, l’Allumette, le Cochon de campagne, le Nain sicilien et Trois Tonnes. J’en ai tout un troupeau.» «Trois Tonnes vient de sortir de chez moi. Ivre, comme d’habitude. A peine entré, il se rue sur moi. Ces pauvres types n’ont jamais de femmes. Lui ça fait onze ans qu’il vient. Je le vois grossir d’année en année. Par contre, sa queue rétrécit, se recroqueville sous son énorme ventre.» Ou encore: «Ces hommes n’ont personne. Personne. On se demande ce que font les Droits de l’homme, la Croix-Rouge, Frères de nos Frères, tous ces organismes qui touchent des millions pour asseoir le cul de leurs fonctionnaires sur des fauteuils en similicuir!»

Dans La Passe imaginaire, premier recueil de ses lettres à Jean-Luc Hennig, Grisélidis Réal décrit sans fard, mais avec beaucoup d’humour, son quotidien de catin. Elle a entre 50 et 60 ans et travaille encore régulièrement. Sur scène, c’est Françoise Courvoisier, en résille intégrale, qui lance ces paroles pimentées. On y entend toute la fougue de la militante qui court les congrès à travers l’Europe pour défendre le statut de prostituée. Et on voit à quel point, plus que du sexe, Grisélidis Réal a donné une dignité à ses protégés.

Direct au paradis
«La Brute! J’hésite toujours à le faire rentrer… Mais après tout, il fait partie de l’humanité souffrante, aussi nébuleux et imbibé d’alcool soit-il! Après une heure d’efforts surhumains, après un dernier baiser brûlant d’alcool, tout épineux de barbe, après m’avoir harponnée de ses dents comme pour mieux se planter en moi, dans un désordre de sueur et d’écrasement… je sens se répandre tout au fond de moi une misérable aurore.» Avec ce vécu secoué, pas étonnant que, plus loin, Grisélidis assure: «Nous, les putes, on ira direct au paradis, parce que l’enfer, on a déjà donné.»

Sur la gauche du plateau, dans le même appartement où les livres règnent en majesté à côté d’une cuisinière de fortune, Martine Schambacher incarne une Grisélidis moins vaillante, plus blessée. A 70 ans, la sublime vient d’apprendre qu’elle souffre d’un cancer. Toujours à destination de Jean-Luc Hennig, elle tient la chronique de ses soins dévastateurs, raconte un dernier amour amer et fusille Sarkozy qui, avec ses décrets anti-prostitution, détruit le travail de toute sa vie.

Dialogue intime
Avec sa voix grave, Martine Schambacher, compagne et comparse de l’acteur François Chattot, amène une profondeur dans ces lettres parues dans Les Sphinx, alors que Françoise Courvoisier incarne plutôt le côté pugnace et bondissant de la militante. Quand l’une est éclairée (lumières de Rinaldo Del Boca) et animée, l’autre se tient dans l’ombre, aux aguets.

Parfois, lors d’un enchaînement, les deux comédiennes se font face et on sent alors le dialogue que Grisélidis Réal a toujours entretenu avec elle-même. Par passion pour les malfrats, elle a subi des violences et connu la prison, sans jamais perdre sa lucidité sur son parcours. Elle parle de sa mère trop sévère, de son père parti trop tôt, de cette âme d’anarcho-satirique qui brûle en elle, et comme les grands écrivains, pour en parler au plus près, elle trouve les mots qu’il faut.

 

LES YEUX DANS LES YEUX

Pascal Décaillet, Léman Bleu
12 mai 2025